Le concert conclusif de la saison symphonique 2022-2023 de l’Orchestre national du Capitole a empli la Halle aux Grains d’un public fervent et enthousiaste dès l’entrée en scène des artistes invités. Ce 10 juin, le retour de Tugan Sokhiev à la tête des musiciens qu’il a si longtemps dirigés ainsi que la venue du grand pianiste autrichien Rudolf Buchbinder ont motivé les mélomanes toulousains, attirés également, à l’évidence, par un programme musical de prestige.
Il n’est évidemment plus besoin de présenter Tugan Sokhiev au public toulousain qui l’a immédiatement adopté dès sa première apparition en 2005 sur le podium de Halle aux Grains et régulièrement applaudi à la suite de sa nomination comme Directeur musical de l’Orchestre en 2008. On se réjouit de retrouver Daniel Rossignol comme premier violon super-soliste de ce grand concert de célébration.
Le grand pianiste autrichien Rudolf Buchbinder fait indéniablement partie des interprètes contemporain de légende. Son lien profond avec l’œuvre de Beethoven constitue un élément essentiel de toute sa carrière. Il a exécuté près de soixante fois l’intégrale des 32 sonates du compositeur au cours de cycles dans le monde ! C’est dire l’importance que revêt chaque interprétation beethovénienne de Rudolf Buchbinder.
Son entrée sur le plateau de la Halle aux Grains, aux côtés de Tugan Sokhiev, déclenche immédiatement une ovation de bienvenue. L’orchestre, le chef et le soliste s’apprêtent a aborder l’un des grands chefs-d’œuvre de la littérature pour piano et orchestre, le cinquième et dernier concerto de Beethoven, communément baptisé « Concerto Empereur ». Pourtant, ce titre n’a pas été choisi par le compositeur. Il semble bien que cet intitulé lui ait été attribué par un compositeur allemand, facteur de pianos et éditeur de musique, installé en Grande-Bretagne et ami du musicien, J. B. Cramer. Le ton général de l’œuvre justifie, en quelques sortes, l’intention première.
L’introduction de l’Allegro maestoso, telle que l’empoigne Rudolf Buchbinder donne le frisson. Une passion fougueuse, une énergie irrésistible émanent de son toucher, à la fois puissant et profond. L’orchestre lui tisse un commentaire, un soutien sans faille avec un déploiement instrumental impressionnant de couleurs, d’élan, de vigueur. On admire en particulier la manière dont la direction de Tugan Sokhiev combine, parfois oppose les interventions des divers pupitres. Les cordes graves resplendissent, les cordes aigues rayonnent, en parfait équilibre avec les vents. Tout ce premier volet resplendit comme un fructueux dialogue entre la piano et l’orchestre. La beauté des échanges subjugue.
L’Adagio un poco mosso apporte cet apaisement profondément méditatif auquel le cœur aspire. Le jeu du soliste se fait confident, livrant ici ou là quelques micro-nuances d’une subtilité extrême. La fusion magique entre le piano et les divers pupitres de l’orchestre conduit peu à peu vers l’une de ces transitions sublimes dont Beethoven a le secret. Un subtil glissement de tonalité annonce le changement radical d’atmosphère. Le soliste et la direction semblent se concerter pour laisser au piano la proclamation du thème triomphal du final, Rondo – Allegro ma non troppo. Le jeu des alternances couplet-refrain résonne comme une compétition entre l’ample sonorité du piano, d’une richesse colorée sans limite, et celle, changeante d’un orchestre porté à l’incandescence. Jusqu’à l’accord final le piano n’a pas de peine à s’affirmer pleinement, face à un orchestre puissant. Une sorte d’hymne à la joie avant l’heure !
L’accueil enthousiaste du public ramène à plusieurs reprises le pianiste et le chef sur le plateau jusqu’au premier bis offert, une transcription abracadabrantesque pour piano de l’ouverture de La Chauve-souris de Johann Strauss. Rudolf Buchbinder sublime cette pièce d’une exigence virtuose irrésistible. Il conclut sa prestation sur un retour à Beethoven, avec l’Allegretto final de la Sonate n° 17 dite « La Tempête ». Comme un retour aux sources…
Toute la seconde partie du concert est consacrée à un autre n° 5, la Symphonie en ut dièse mineur de Gustav Mahler. Le grand succès dont bénéficie cette partition auprès de tous les publics doit beaucoup au cinéma du fait de son célèbre quatrième mouvement, Adagietto, utilisé par Visconti dans son film Mort à Venise. Oublions cette référence pour apprécier l’ensemble de l’œuvre, magistralement offerte aux Toulousains ce soir-là.
La Trauermarsch (Marche funèbre) qui en constitue le premier mouvement s’ouvre sur un redoutable trait de trompette à découvert, symbole glaçant évoquant la mort victorieuse. Le soliste de l’orchestre, René-Gilles Rousselot, réalise là une véritable performance, aussi bien technique qu’expressive. Jusqu’à l’explosion orchestrale que déclenche Tugan Sokhiev, comme transfiguré par cette partition hors norme. L’orchestre resplendit dès ce premier volet. Les implications de chaque pupitre sonnent comme d’impératives prises de parole. Là encore on admire l’intensité qui émane des pupitres de cordes, jamais submergés par l’énergie des vents. Et Dieu sait que ces derniers n’en manquent pourtant pas !
La tempête déclenchée par les basses du Stürmisch bewegt, mit größter Vehemenz (Tempétueux, animé, Avec la plus grande véhémence).se propage dans tout l’orchestre avec une vigueur que réclame le titre du mouvement. L’agitation alterne avec une certaine solennité des chorals. Le troisième volet, Scherzo. Kräftig, nicht zu schnell (Puissant. Pas trop rapide) offre au cor une floraison d’interventions soliste. Et l’on se réjouit de retrouver dans ce rôle important Jacques Deleplancque dont on avait célébré récemment le départ à la retraite. Sa maîtrise instrumentale, l’élégance de son phrasé font ici une fois de plus merveille. L’apparente légèreté de ce mouvement s’achève pourtant de manière fulgurante, annonçant déjà l’apothéose finale.
Mais avant la complexité de ce final, l’intemporel Adagietto se distingue par sa brièveté et surtout par la douceur du recueillement que lui confèrent les seuls pupitres de cordes associés à la harpe. Le développement de sa mélodie flottante semble traduire une fragile intimité. C’est précisément pour cette raison qu’il est généralement considéré comme une déclaration d’amour de Gustav Mahler à sa femme Alma. Le mouvement s’éteint calmement tout en enchaînant sur le Rondo-finale alternant de nouveau turbulence thématique et apaisement temporaire. Les échanges entre pupitres s’effectuent dans la rutilance des vents et la tension des cordes. Une course furieuse ou conquérante conduit enfin à l’apothéose finale dont on se demande si elle est victorieuse ou désespérée.
Rarement l’orchestre a autant brillé de tous ses feux.
L’ovation du public est à la hauteur de l’événement. Constatons que Tugan Sokhiev multiplie les remerciements vis-à-vis de chaque musicien soliste, à commencer par la trompette et le cor, et de chaque pupitre dans son ensemble. Réciproquement les musiciens applaudissent leur chef, refusent de se lever pour lui laisser le bénéfice des ovations du public, lui témoignant ainsi le bonheur qui est le leur de le retrouver.
Sachez que ce même programme sera donné à la Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, le lundi 12 juin à 20 h lors de la tournée parisienne de l’orchestre. La qualité toulousaine s’exporte aussi !
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse