Chaque mercredi, on rend hommage à un grand classique du cinéma. A voir ou à revoir.
La Maman et la Putain de Jean Eustache
Voici un film qui ne ressemble à aucun autre, un film fleuve de près de quatre heures qui s’attarde sur un trio amoureux – Alexandre, dandy désœuvré, partagé entre deux femmes, Marie et Veronika – dans le Paris germanopratin du début des années 1970. Alexandre (le plus beau rôle de Jean-Pierre Léaud) passe ses journées dans les cafés, dans l’appartement de Marie (Bernadette Lafont) ou la chambre de Veronika (Françoise Lebrun), interne à l’hôpital Laennec. Un copain, aussi oisif que lui, accompagne cet intellectuel citant Bernanos ou Baudelaire en évoquant le droit de se contredire et le de droit de s’en aller comme devant être inscrits dans les droits de l’Homme. Alexandre lit Le Monde et Proust, se moque du MLF, des journaux de gauche, du cinéma engagé, de Sartre et de « ses propos d’ivrogne ». Il rêve de « gens qui parlent comme des livres » car « parler avec les mots des autres, cela doit être cela liberté ».
Sorti en 1973, après avoir choqué quelques belles âmes au festival de Cannes, La Maman et la Putain demeure un météore, un diamant en noir en blanc magnifié par la photographie de Pierre Lhomme. Dans ce film d’inspiration largement autobiographique où Jean-Pierre Léaud est une extension de Jean Eustache, port du foulard compris, tout est dit, tout est raconté. Le vouvoiement entre les amants est de rigueur. Il autorise les confessions et les propos les plus crus. Le trivial côtoie la sophistication. Dialogues (« Je te parle de rêve, tout de suite tu me réponds par cauchemar ») et monologues étincelants se succèdent ou se chevauchent dans le long métrage le plus littéraire de l’histoire du cinéma.
Magique
La magie opère à l’écran. Comment font ces trois heures quarante minutes pour passer aussi vite, sans ennui, alors qu’il ne se passe rien ou presque ? Eustache, également scénariste, filme un Saint-Germain-des-Prés qui n’existe plus malgré la permanence de quelques-uns de ses emblèmes comme Les Deux Magots et Le Flore. Entre les images passent la nostalgie du temps des duels et la crainte d’un futur où le cinéma n’existerait plus. Le monde sera sauvé par les enfants, les soldats et les fous, nous souffle Eustache, manière d’anarchiste en quête d’ordre.
Ses personnages sont formidablement incarnés tout en dégageant des présences spectrales. On ne voudrait pas les quitter. « J’ai peur, j’ai peur. Je ne voudrais pas mourir », lâche à un moment Alexandre selon lequel les films servent à apprendre à vivre. Parfois, ils ne suffisent pas. Jean Eustache se donna la mort le 5 novembre 1981 en se tirant une balle dans le cœur. Ce cœur dont il sut saisir les battements avec une vérité bouleversante.
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