Trois dates, il vous reste trois dates pour pouvoir dire : j’y étais. L’événement n’est pas fréquent. À qui le doit-on ? À Christophe Ghristi, aux commandes de l’Opéra national du Capitole en tant que Directeur musical. Il faut lui reconnaître, avec admiration, un talent plus que certain pour monter une saison avec des productions réunissant les artistes adéquats autour d’un projet, comme ici, dans le cas de cet opéra Tristan et Isolde.
En effet, brelan gagnant avec le chef Frank Beermann, le Tristan de Nikolai Schukoff et l’Isolde de Sophie Koch. Mieux que ça, disons carré gagnant avec le roi Marc de Matthias Goerne. Un cran encore avec une Isolde mezzo-soprano quand on sait qu’un Wieland Wagner en a cherché une désespérément pour ses diverses productions.
On peut se replonger dans mes deux articles-annonces dont l’un détaille le volet Théâtre de cette production donnée en 2007 puis reprise en 2015.
Mais, premier écueil, et première remarque concernant un ouvrage de plus de cinq heures avec deux longs entractes: « Ce n’est pas une petite affaire (…) d’entendre ainsi trois actes pendant lesquels, il n’y a pas le moindre petit intervalle ou repos pour applaudir ou respirer, où tout s’enchaîne et se tient si bien que l’oreille ne perçoit aucun point de soudure en cette symphonie ininterrompue, au-dessus de laquelle les personnages déclament et chantent leur partie avec une intensité d’expression superbe et sans jamais se répéter, pas plus qu’on ne le ferait dans un drame sans musique. Il ne faudrait pas croire, toutefois, que cette non-répétition des paroles nuit au développement symphonique de la pensée musicale ; elle y aide, au contraire, et en accentue la portée.… » Donc, le secret, entrer dès le fameux accord de Tristan, dans la partition, et ne plus la lâcher, pas la moindre note ! pas le moindre leitmotiv !
Tout d’abord, avec une qualité analytique presque chambriste, le chef Frank Beermann s’avère un des acteurs clés de cette réussite. Un vrai chef lyrique, à l’évidence. Pas d’agitation signalétique inutile partant dans tous les sens. Les quatre-vingt musiciens ont su occuper les “entrailles“ de la fosse et se retrouver en nombre suffisant pour donner toute l’épaisseur voulue dans les trois actes. Un orchestre galvanisé. Irréprochable chalumeau – cor anglais de Gabrielle Zaneboni, spatialisé, mais aussi de toutes les autres têtes de pupitres. On a la chance, à ce niveau-là, de pouvoir régulièrement se répéter, et louer tous les musiciens présents. La formation, irréprochable, atteint à l’excellence. Le drame musical, comme on dit en langage de rue, trace. Dès le Prélude de l’acte I, Beermann fait évoluer l’opulence du timbre avec toute la densification progressive souhaitée de la polyphonie. Ce Prélude, premières mesures de la “révolution musicale “ wagnérienne est bien un miracle. Puis, les voix vont déployer tous leurs atouts sur un chemin, un tapis musical de rêve. Le soutien du chef est indéfectible pour ses troupes et pour les chanteurs. Toute brusquerie est absente, ce qui n’empêche pas toute la vigueur nécessaire dans les éclats ou, dans l’acte II par exemple, cette montée orchestrale “carrément“ orgasmique pour l’arrivée de Tristan. Ils seront tous sur le plateau pour le salut final. Les spectateurs en sont très heureux et le manifestent ardemment.
Un mot sur mise en scène et décors et costumes. Tout a été dit dans le premier article d’annonce. Ceux qui découvrent le tout se feront leur propre opinion. Ceux qui le revoient, peuvent fermer plus souvent les yeux. Mais, pour Tristan, mon opinion est faite et déjà donnée. Moins on est distrait, mieux c’est. On a échappé aux diapos, et pire, aux vidéos, c’est le principal. On évite le slogan : les yeux qui empêchent d’entendre. On peut rétorquer que Wagner à Bayreuth a mis les musiciens dans la fosse et le théâtre sur plateau, mais c’était en 1876 et les agents pollueurs n’étaient pas encore inventés !! Acte I, puis II et III, c’est l’art total, déjà signifié et, question mise en scène, pour moi, rien à enlever, rien à ajouter. Déroulement idéal.
Lettre de Richard Wagner à Louis II, datée du 17 mai 1881 : « Chacun se sent plus savant que moi, surtout en matière de beau ; que moi qui justement veux une certaine chose, une certaine efficacité poétique, et non pas un bariolage pompeux d’opéra et de théâtre. Et l’on me donne des décors conçus comme s’ils devaient être là pour eux mêmes, pour être admirés par exemple comme un panorama : alors que je leur demande simplement de former en «silence » le fond, ou l’ambiance d’une situation dramatique, de la rendre possible, d’y prêter la main ».
C’est donc seulement dans ce silence que la musique peut envahir l’espace de la représentation pour y accomplir le processus de dramatisation. Nicolas Joël avait dû lire cette missive et l’a faite sienne, assurément. Point d’illustratif, ouf ! En cela, le côté théâtre est bien une réussite, peaufiné brillamment par Émilie Delblée, quinze ans plus tard. Et toujours, les remarquables lumières de Vinicio Cheli.
Côté chant, bien sûr, une distribution d’une extrême cohérence. Et pourtant, les prises de rôles sont nombreuses. On loue l’accord de timbres entre le Tristan et l’Isolde, tout comme entre le Tristan et le Kurwenal, ou entre l’Isolde et la Brangaene. Et par-dessus tout, de tous avec le roi Marke.
Un Tristan, époustouflant, , qui va nous asséner à l’acte III, une scène de délire de violence, enthousiasmante, où le chant le dispute au jeu et ne peut laisser indifférent que le rocher qui, statique, au-dessus des têtes, ne descendra que plus tard. Nikolaï Schukoff incarne avec une très juste expressivité chacun des cinq longs monologues, résiste aux assauts d’une écriture vocale aussi meurtrière que le personnage agonise et préserve tout du long, la fraicheur du timbre, la ligne et la musicalité. Signalons que Tristan délire sur une pointe triangulaire étroite dressée en avant-scène à plusieurs mètres de hauteur au-dessus des violons, ce qui n’est pas une position particulièrement confortable pour jouer une scène pareille, aussi exigeante et longue. Formidable d’intensité, la délivrance par la mort est là dans un délire suprême. Nikolaï Schukoff a gagné, à n’en pas douter, ses galons d’heldenténor. Je préfère ténor héroïque. Répétons-le, ce rôle écrasant est tenu jusqu’au bout, sans faille, voix, phrasé de l’allemand et investissement ne pouvant que susciter de longs applaudissements. C’est une vraie performance, et vocale, et scénique.
A ses côtés, tel un vieux chien fidèle, Kurwenal qui idolâtre son maître, le sert et ne le juge pas, une sorte de “brute“ pétrie d’une immense bonté. « Quand j’ai haï, tu as haï. Quand j’ai aimé, tu as aimé. Tu compatis à ma douleur quand j’ai mal. » Ainsi s’exprime Kurwenal quand il reprend à haute voix les propos de son maître. Cela correspond en tous points au chant et au volume sonore et au jeu du baryton Pierre-Yves Pruvot. Son interprétation ne doit pas s’embarrasser de nuances et de subtilités, est-il spécifié. Il est Kurwenal, et surtout pas un chanteur « raffiniert und kultiviert ». Simplicité et virilité sereine dans la voix, point.
Brangaene est incarnée par Anaïk Morel, magnifique mezzo-soprano dont le chant a toute la puissance requise et les éclats, avec toutes les craintes exprimées de la servante. C’est le “gaite“ qui va veiller sur la sécurité du couple, éloigner les médisants jaloux, ces losengiers ou malparliers, comme Melot, celui qui trahit. Un Melot, sensible à Isolde, ou à Tristan ? Se venge-t-il de ce dernier ? Seul, Wagner peut nous le dire. Ensuite, Brangaene doit aviser les amants du lever de l’aube qui donne le signal de la séparation, avec les fameux appels de Brangaene. Alliés à un long souffle, ils deviennent un moment suspendu. « Habet acht !habet acht ! Prenez garde ! ». Enfin, il y a ce cri de désespoir. Un rôle qu’elle retrouvera, à n’en pas douter.
Quant au roi Marke, c’est la basse Matthias Goerne, pas une basse au registre grave spectaculaire mais, pour les deux scènes magistrales, une basse presque chantante aux aigus lumineux, une voix impérieuse et pleine d’une majesté douloureuse, incarnant non pas un souverain épris de pouvoir, d’autorité, mais un souverain émotif, blessé, trahi, en proie au doute. S’il est un monarque, il n’en est pas moins un homme. On n’oublie pas qu’il vient à Kareol pour pardonner. Ainsi, tout sauf l’image d’un justicier assoiffé de sang. C’est en cela que la voix est alors, spectaculaire. Le monologue du second acte comporte environ cent-vingt-neuf vers. Plutôt deux cent deux mesures.
Enfin, Isolde. Isolde, c’est la mezzo-soprano Sophie Koch. De ce rôle, l’une a dit : « c’est le rôle de rêve pour une chanteuse. » Il réclame non seulement de l’endurance, de la résistance physique et de la force vocale pour les grands éclats et sauvages imprécations, mais également des qualités quasiment de bel canto. Quant à Birgit Nilsson, une gloire passée, qui l’a chanté 208 fois ! un record ! elle vous dira que c’est surtout un rôle long, qu’il faut un ténor crédible sur le plan physique, avec qui l’entente doit être la plus grande possible, et un chef. C’est bien là, la clé de la réussite de notre cher directeur !
D’aucuns ont aussi parlé de « allègements, pianissimos, phrases pleines d’une tendresse murmurée ou alanguissements d’une torride sensualité. ». Un rôle de composition aussi car beaucoup de ses paroles sont à double-sens. Alors, Sophie Koch a donc brillamment relevé le défi. De la prestance, toujours, le port altier de la fille d’un roi, inébranlable dans son rang de princesse, mais tout autant bouleversée dans son cœur de femme. Une Isolde follement amoureuse. Plus un physique. Désolé pour les wokistes, ça compte. Les récits et imprécations du premier acte résonnent déjà avec la maturité d’une habituée du rôle. Le duo du deuxième, dès lors qu’il s’apaise, lui permet de déployer toute l’onctuosité, la rondeur nécessaire avec la grande complicité de son Tristan. Le rôle est tenu jusqu’au bout dans Mort et Transfiguration, ses derniers vers qui concluent l’opéra. Six minutes difficiles, et physiquement, et vocalement, pour une œuvre de plus de quatre heures de chant et qui la voit sur scène dès la fin du prélude du premier acte. Et d’un bout à l’autre, une ligne de chant tenue avec une intransigeance se refusant tout écart expressif hors de la partition.
On n’oublie pas les interventions de Valentin Thill dans le Jeune Matelot puis le Berger, ni Damien Gastl dans Melot, Matthieu Toulouse dans le Pilote et les membres du Chœur du Capitole. Sans trac, apparemment, et sans reproche !!
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