Chaque mercredi, on rend hommage à un grand classique du cinéma. A voir ou à revoir.
Le Regard d’Ulysse de Théo Angelopoulos
Ce film sorti en 1995 offre un condensé en forme de florilège de l’art du plus grand cinéaste grec. Par sa mise en scène (longs plan-séquences et travellings), ses motifs (omniprésence de l’eau, du brouillard, de la neige…), ses thèmes (le déracinement, l’exil, les frontières, le voyage) comme par sa dimension autobiographique (Angelopoulos avait accompli le même périple que le héros de son film), Le Regard d’Ulysse est l’œuvre-phare de l’auteur du Voyage à Cythère, de Paysage dans le brouillard et L’Eternité et Un Jour (Palme d’or 1998). On y découvre un cinéaste grec de retour en son pays qui part à la recherche du premier film qui aurait été tourné en Grèce et dans les Balkans en 1905. Ces trois bobines jamais développées, ignorées des historiens, sont l’œuvre des frères Yannakis et Milton Manákis, pionniers du septième art, humanistes, qui voulaient « garder le souvenir d’un siècle nouveau », en tout filmant et en tout photographiant dans un Empire ottoman bientôt finissant. Mais est-on sûr que cette ébauche de film ait bien existé ?
Peu importe. Le cinéaste se lance sur leurs traces afin de retrouver « le premier regard, le premier film, l’innocence perdue ». Dans son voyage personnel qui prend parfois l’allure d’un songe, il va depuis la Grèce traverser l’Albanie, la Macédoine, la Roumanie, Belgrade avant de se rendre à Sarajevo, assiégée et bombardée durant la guerre de Bosnie.
D’Homère à Joyce
Du début du XXème siècle – marqué par les guerres balkaniques et la première guerre mondiale déclenchée par l’attentat de Sarajevo – à sa fin qui voit ces mêmes Balkans reprendre feu, Le Regard d’Ulysse retrace subtilement un pan se l’histoire européenne. Le communisme vient de s’effondrer, comme en témoigne à un moment un gigantesque buste de Lénine dont la statue est déboulonnée avant d’être évacuée on ne sait vers quelle décharge sur un bateau. A Belgrade, le héros retrouve un vieil ami avec lequel il trinque à leurs « espoirs démolis ». Du passé au présent, de l’Ulysse d’Homère à celui de Joyce, du rêve à la réalité, Angelopoulos brasse les ambiguïtés, les contradictions, les conflits taraudant une humanité affolée.
Faut-il « une grande foi ou un grand désespoir » pour chercher sous les bombes un film que tout le monde croit perdu ? Sans doute les deux. Loin de ses rôles chez Martin Scorsese ou Abel Ferrara, Harvey Keitel signe une composition pleine de retenue et de mélancolie. D’une poésie constante, Le Regard d’Ulysse est un hommage émouvant au cinéma originel, manière d’antidote aux représentations falsifiées.
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