Chaque mercredi, on rend hommage à un grand classique du cinéma. A voir ou à revoir.
Rarement un film n’aura été autant identifié à une chanson, en l’occurrence Porque te vas, enregistrée en Espagne en 1974 par Jeanette et qui deviendra un tube international deux ans plus tard grâce à Cria Cuervos. Avec sa mélodie imparable et sa douce mélancolie, la chanson accompagne littéralement le dixième long métrage de Carlos Saura dont le titre est une référence à un proverbe (« Cría cuervos y te sacaran los ojos », « Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux »). Dans le Madrid des années 1970, la petite Ana, âgée de huit ans et orpheline de mère, assiste à la mort de son père au lit avec une maîtresse. La gamine et ses deux sœurs (l’une aînée, l’autre cadette) sont élevées dans une vaste maison par leur tante maternelle, aimante mais attachée à de strictes règles de bienséance, et vivent en compagnie de leur grand-mère paralytique et muette. Pour fuir cet univers étriqué, la fillette se réfugie dans ses rêves et ses souvenirs où elle retrouve sa mère tant aimée.
Alternant scènes ancrées dans le passé, le présent (le temps d’un été) et le futur (on découvre Ana vingt ans plus tard), passant du réalisme à l’onirisme, Cria Cuervos n’en est pas moins limpide à l’instar de sa mise en scène riche en plans séquences et panoramiques d’une grande fluidité. Habité par la mort (l’agonie de la mère malade, le décès du père, les fillettes jouant à simuler leur mort, Ana pointant un pistolet sur sa tante et le compagnon de celle-ci ou se persuadant qu’elle a empoisonné son père), le film est aussi une ode à la vie et à l’enfance perçue comme un ferment d’émancipation, de liberté, d’ouverture au sein d’un milieu d’adultes englué dans ses hypocrisies.
Nouvelle Espagne
Œuvre éminemment politique, Cria Cuervos – tourné en 1975 alors que Franco agonise, il sortira en 1976 après la mort du « Caudillo » – est un portrait de l’Espagne franquiste finissante. La mort du père d’Ana – militaire ayant servi dans la Division Azul (volontaires espagnols s’étant battus auprès des Allemands sur le front de l’Est durant la Seconde Guerre) et dont la ressemblance physique avec Juan Carlos n’est pas anodine – symbolise celle du dictateur et de son régime. A travers Ana et ses sœurs, lumineuses face à leur famille et leurs pays crépusculaires, Saura nous montre une nouvelle Espagne s’apprêtant à sortir de l’ombre. Aucun discours cependant dans cette chronique familiale et sociétale où tout est symbolique ou métaphorique.
La rage, la violence voire la fureur qui imprègnent Cria Cuervos et sa jeune héroïne sont contenues, baignent dans une paradoxale douceur qu’incarne prodigieusement Ana Torrent. Aux côtés de Géraldine Chaplin (alors compagne de Saura qui interprète la mère d’Ana et Ana adulte), la toute jeune comédienne repérée par le metteur en scène dans L’Esprit de la ruche de Víctor Erice (1973) dégage une incroyable intensité. A l’inverse de tant d’enfants vedettes, Ana Torrent aura une brillante carrière, mais pour beaucoup elle restera la petite Ana de Cria Cuervos posant sur son tourne-disque le quarante-cinq tours de Porque te vas…
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