Les visites fréquentes à Toulouse du grand pianiste russe, dans le cadre des saisons Grands Interprètes, résonnent toujours comme des événements hors du commun. Les programmes qu’il élabore avec soin, et qu’il dévoile la plupart du temps au dernier moment, reflètent bien l’originalité de ce pianiste exceptionnel et inclassable. Ce 21 novembre dernier, Grigory Sokolov présentait une association d’œuvres et de compositeurs plutôt inattendue.
Le personnage impressionne et fascine à la fois. Se livrant à un rituel scénique aussi austère qu’inéluctable, l’homme se révèle affable et souriant en coulisse et le pianiste libère son jeu d’une maîtrise impressionnante. Grigory Sokolov aborde chaque œuvre avec détermination et cohérence. Ses conceptions artistiques se fondent sur une technique stupéfiante de rigueur et d’imagination.
Cela dit, le programme présenté à Toulouse a de quoi surprendre. Si la seconde partie du concert retrouve des compositeurs fréquemment abordés par l’interprète, en l’occurrence Beethoven et Brahms, la première s’avère pour le moins inattendue. Henry Purcell apparaît rarement sous les doigts des pianistes. Son répertoire pour le clavecin est ici présenté sous la forme de neuf courtes partitions dont trois suites de plusieurs mouvements chacune (les numéros 2, 4 et 7). On aurait pu craindre une éparpillement de l’offre musicale, alors que l’unité de l’ensemble, ainsi enchaîné, s’avère manifeste. S’il ne cherche pas à imiter le clavecin, le pianiste pratique un jeu d’une grâce et d’une légèreté absolues. Alternant éloquence et délicatesse, il en souligne une ornementation riche et parfois foisonnante. L’utilisation prolifique du trille se ressent comme un substrat coloré et vivant.
Au cœur de cette succession animée, l’oreille retrouve avec une certaine surprise le fameux thème du Round 0 en ré mineur qui doit sa célébrité à Benjamin Britten ! Ses Variations et Fugue sur un thème de Purcell, autrement appelé The Young Person’s Guide to the Orchestra (Guide de l’orchestre à l’intention des jeunes personnes) qui fut créée en 1946, connait encore de nos jours la célébrité des pièces destinées aux concerts éducatifs. Avec la rebondissante Chaconne en sol mineur s’achève ce très convaincant voyage en terre baroque.
La deuxième partie s’ouvre sur une vision très particulière des 15 Variations en fugue en mi bémol majeur sur un thème original opus 95 de Ludwig van Beethoven. Baptisées « Eroica », ces variations, composées en 1802 sur un thème commun à son ballet Les Créatures de Prométhée et surtout au final de sa Symphonie nº 3 Héroïque, constituent en quelque sorte un essai, une esquisse de ce que sera, un an plus tard, la plus révolutionnaire de ses symphonies. Grigory Sokolov conçoit cette œuvre de manière particulièrement personnelle. Comme si la musique de Purcell avait quelque peu déteint sur celle de Beethoven, il pratique ici un jeu très détaché, très staccato, reliant ainsi l’œuvre à celles de la période précédente. Le romantisme est encore loin. Le jeu polyphonique et contrapuntique de l’interprète manifeste ici son effervescence.
Les trois Intermezzi de l’opus 117, de Johannes Brahms, occupent la dernière partie du récital. Ici aussi, Grigory Sokolov s’approprie l’œuvre avec un toucher assez peu legato. Ces trois pièces crépusculaire du dernier Brahms bénéficient d’un dépouillement remarquable. Comme détachées des contingences terrestres, elles témoignent d’une sorte de perfection glacée du jeu du pianiste. Ni complaisance, ni sentimentalisme, mais une sorte de méditation sereine sur le vie et la mort…
Connaissant Grigory Sokolov et sa légendaire générosité, on pouvait s’attendre à quelques prolongements musicaux de la soirée. Les ovations enthousiastes du public ont ainsi déclenché une salve de bis comme seul ce pianiste peut en offrir. Pas moins de six « encores » (dénomination anglo-saxonne) ont exploré le versant virtuose du répertoire du pianiste. Quatre Préludes de l’opus 23 de Sergueï Rachmaninov ont ouvert la série : les numéros 2, 4, 9 et 10. Ils ont été suivis du Prélude opus 28 n° 20 de Frédéric Chopin et du Prélude en si mineur BWV 855a de Johann Sebastian Bach dans sa transcription pour piano d’Alexandre Siloti.
C’est presque à regret que le public a dû accepter que la salle retrouve sa lumière…
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse