Absence(s) : « Le souvenir est une survivance dans la mémoire d’une sensation, d’une impression, d’une idée, d’un événement vécu »
D’abord « Petit rat » de l’Opéra de Paris à l’âge de 11 ans sous la direction de Claude Bessy, Anne Rebeschini s’est illustrée comme soliste à 25 ans auprès de Pina Bausch, avant de quitter l’Allemagne pour Paris, en vue de devenir comédienne et professeure de danse, diplômes en poche. Après avoir dirigé des ateliers ou danse et théâtre dialoguent, elle met en scène ses propres spectacles dans La compagnie des Sens, qu’elle a créé à Toulouse en 2007.
Son dernier spectacle Absence(s) est d’abord un message d’amour à son père et une approche sensible de la nécessité d’accepter ce que l’on ne peut changer. Brillamment mis en scène, Absence(s) aborde avec finesse et pudeur, humour parfois, la maladie d’Alzheimer.
Que raconte Absences ? Pourquoi un tel spectacle ?
Anne Rebeschini : Une nécessité intérieure d’écrire tout d’abord. Une façon de mettre à distance mon propre vécu. Puis l’envie forte de mettre en scène ce premier texte écrit pour le plateau, de donner matière vivante à ces êtres que j’ai dessinés sur le papier. Oui, mettre en vie ces êtres issus d’un mélange entre mon histoire personnelle et celles inspirées d’autres personnes. Par exemple, le film Flore de Jean-Marie Lelièvre a été une inspiration pour le personnage central. J’avais envie de partager ces vécus par le biais de situations concrètes où se dévoilent des difficultés face à la maladie mais aussi des complicités. Il était important aussi, de nourrir ces situations concrètes d’images oniriques reflétant l’inconscient des êtres. Un inconscient tout aussi important pour mettre en lumière une meilleure compréhension de soi et du monde.
Ce spectacle invite à plus de compassion, à porter un autre regard sur LA maladie, pas seulement celle de l’Alzheimer. Poser un autre regard sur LA différence en général. Et puis, au fond, avant tout, cette pièce parle d’amour.
Le sujet est intime et fait écho à votre histoire familiale. Comment le décririez-vous à la lumière de votre parcours de danseuse, comédienne et metteur(euse) en scène?
L’écriture se fonde sur la désorientation spatiotemporelle à l’image de la maladie neuro-dégénérative. Séquences et tableaux vont et viennent entre passé et présent, souvenirs ou rêves, réalité ou imaginaire. L’accumulation de sensations dans l’inconscient du personnage central immerge le spectateur : partition chorégraphique, dialogues, vidéos et espaces sonores expriment la fluctuation des souvenirs et la reconstruction de repères. Quand disparaît la mémoire sous le choc de la maladie d’Alzheimer, comment la vie se recompose-t-elle ?
Je fais mienne cette citation du plasticien Edouard Taufenbach : « Le souvenir est une survivance dans la mémoire d’une sensation, d’une impression, d’une idée, d’un événement vécu ». Alors comment donner forme au souvenir ? outre les procédés de déplacement (un souvenir prend une autre place dans l’organisation chronologique) et d’analogie (des éléments de certains souvenirs se confondent et s’échangent), j’ai exploré le procédé de condensation (plusieurs souvenirs s’unissent dans un nouveau composite) en référence au pan artistique de Bill Viola : The Reflecting swimming pool .
Au centre du plateau vide, l’être humain. Un plateau dénudé, en écho au trou noir de la perte de mémoire.
Quatre éléments scénographiques éclairent la scène figurant les souvenirs vivants : trois, transformables, sont utilisés comme objets concrets et métaphoriques (banc, lit, vélo, montage de papiers), le 4ème est un tulle de projection noir où Clément Combes, vidéaste, crée une géographie des maux (l’inconscient) et des mots (typographies, calligraphies).
Le croisement du théâtre, danse et vidéo dans le spectacle vient d’un prolongement d’années d’apprentissage et de remise en question permanente. Je suis artistique, chorégraphique, dramatique et pédagogue : chaque expérience me construit pour mettre en scène et chorégraphier.
Mettre en scène ce projet fou avec 9 personnes est un challenge. Non seulement le thème n’est pas attractif, en outre le projet est lourd financièrement. Cependant, la nécessité de le voir naître a été plus grande que les obstacles sur le chemin. Parler de la maladie d’Alzheimer est un thème comme un autre, on parle d’une chose mais au fond c’est un ailleurs qui est insufflé et parfois inconsciemment.
Qui sont vos partenaires sur ce spectacle ?
De fil en aiguille le projet s’est construit avec mes partenaires de jeux (mes collègues) et des découvertes sont apparues comme des évidences. Mettre en vie son propre texte est une aventure, où chaque étape de la construction est une surprise malgré toute la préparation en amont des répétitions. Iván Solano, compositeur et créateur de l’espace sonore, avec voix off, sons abstraits et concrets a créé une morphologie du son sensible, intime et inédite. La lumière, essentielle, rend compte d’un rapport à l’espace et au temps éclaté.
Grâce aux jeux d’ombres et de lumières, Amandine Gerome, créatrice lumière, trouble les distances. A la limite de la perception oculaire se perd la notion du temps. « C’est dans l’écart des vibrations, sans doute, que s’établit la vraie communication » nous dit Claude Régy.
Quant au langage chorégraphique, il prend sa source dans l’organicité du mouvement intérieur créé par le souffle et les émotions. A la manière de Pina Bausch, c’est par questionnements que j’ai exploré une situation donnée d’où surgit le mouvement.
La danse évoque les dénis, la violence de la déchéance tout en exultant les sens, et reconnecte au monde invisible, à Mnémosyne. L’imaginaire comme action du corps s’opère. Par l’incarnation du corps dansant, des fantasmes se font chair, et la résurgence des souvenirs se fait. D’où mon choix pour la distribution de travailler avec des interprètes au talent de danseurs et de comédiens. Adolfo Vargas pour l’être Alzheimer, Isabelle Saulle pour son épouse et Nathalie Broizat pour sa fille, sa soeur et son infirmière. Trois interprètes qui défendent merveilleusement des êtres en scène dans des situations complexes.
Dans Absence(s) s’opère une métamorphose constructive. « La maladie lave toutes les aspérités du monde social, elle purifie l’être, et les uns et les autres composent une sorte d’alphabet de l’invisible, seul capable de réparer les déchirures » – écrit Alexandre Jardin. Malgré le drame, cette maladie, bousculant tous les repères, amène petit à petit les êtres à communiquer essentiellement d’âme à âme, avec le langage du cœur. Il n’y a rien à chercher, ni à comprendre. Juste à écouter le monde sensible.
"Une vie se créée d’instant en instant. Chacun porte sa fin et porte en même temps la naissance de l’instant suivant. Ce n’est qu’une série de créations et de destructions. Tout ce qui est biologique semble obéir à ce destin unique : mort-renaissance." - Claude Régy.
La 3ème date de représentation de ce spectacle est prévue le 8 décembre prochain à St-Orens de Gameville. Envisagez-vous de le produire ailleurs, de lui donner une suite ?
Oui, bien sûr ! Après avoir travaillé 9 semaines intensément avec toute l’équipe, je rêve d’une tournée en France ! Tout espoir est permis car la première représentation au Théâtre Olympe de Gouges à Montauban a été un très beau succès ! Une salle comble, des applaudissements fournis et des bravos ! Un public éclectique, jeunes et moins jeunes, et aussi des membres de France Alzheimer 82 étaient présents : des malades, des aidants et les bénévoles de l’association.
Le théâtre Olympe de Gouges dirigé par Aurélie Barbuscia a fait un travail formidable autour du projet pour qu’il soit accueilli dans les meilleures conditions, et je l’en remercie, tout autant que les élus qui ont défendu ce projet alors que le sujet ne semblait pas attrayant.
Après le Théâtre d’Aurillac le 22 novembre – scène conventionnée dirigé par Dominique Bertrand notre partenaire coproducteur, nous nous produirons le 8 décembre pour la dernière de l’année.
Des dates en 2023 sont en perspective dans la région.
Après tout ce chemin parcouru, où en êtes-vous aujourd’hui et quels sont vos projets ?
Aujourd’hui, je travaille sur la diffusion de Absence(s). C’est un travail laborieux. Bien qu’accompagnée par une chargée de diffusion, inviter des programmateurs surchargés d’invitations est très complexe, surtout lorsqu’une seule date est programmée dans le lieu d’accueil. En tout cas, les publics dans les différents lieux d’accueil sont au rendez-vous, et j’espère que l’écho des applaudissements, comme cela a été le cas à la Première, attisera la curiosité des programmateurs pour venir découvrir Absence(s).
Par ailleurs, je continue à diriger des ateliers pour les malades atteints du cancer au sein de l’association Les Amis de l’Oncopole (dont la présidente n’est autre que Yanne Rebeschini, sa mère), je fais des lectures de contes aussi pour les séniors et bien sûr je me produis lors d’événementiels.
Aïe ! un poète ! créé en 2019 et produit par la Compagnie des sens sera à nouveau en représentation à la rentrée 2023.
La production de Absence(s) a un coût financier élevé, et malgré les partenaires, le coproducteur Théâtre d’Aurillac scène conventionnée, le Vent des signes, Le Conseil Départemental de la Haute -Garonne, la Spedidam, et les entreprises mécènes (sans qui ce spectacle n’aurait pu voir le jour) la future création devra avoir un budget moins conséquent. Je pense à un seul en scène. L’avenir nous le dira.
Dans la vie, chaque jour nous nous transformons, nous grandissons ou régressons, une métamorphose s’opère continuellement. Nous nous adaptons à ce qui est, malgré les deuils, les choix. L’acceptation de ce qui est, et cela ne veut pas dire que c’est facile, au contraire, permet de comprendre l’autre et d’aller vers. C’est d’acceptation aussi dont parle la pièce.
Propos recueillis par Maïa de Martrin
> https://www.annerebeschini.com/
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