Ce jeudi 27 octobre, à 21h, la Cinémathèque de Toulouse projette Double messieurs (1) de Jean-François Stévenin, inépuisable chef-d’œuvre de drôlerie, d’émotion et d’invention.
Trois films seulement (mais quels films !) – Passe montagne (1978), Double messieurs (1986) et Mischka (2002) – ont suffi à Jean-François Stévenin (1944-2021) pour occuper une place à part dans le cinéma. On songe bien sûr au Stévenin cinéaste (également scénariste de ses films) et non au brillant acteur qui tourna dans une centaine de longs métrages, souvent dans des seconds rôles, parfois dans des premiers, chez Truffaut, Rivette, Godard, Pascal Thomas, Eric Rochant… Sans oublier, bien sûr, ses compositions dans ses propres films au premier rang desquels Double messieurs sorti en 1986.
Echappée buissonnière
François (Jean-François Stévenin), qui travaille dans une agence de publicité parisienne, rencontre par hasard son ami d’enfance Léo, sorte de gamin surexcité, ancienne doublure de Jean-Paul Belmondo. Vingt-cinq ans ont passé, mais Léo a retrouvé la trace du troisième larron de leurs jeunes années, Kuntchinsky alias « le Kuntch », leur souffre-douleur, qui vit du côté de Grenoble. Cela tombe bien, François doit se rendre dans la ville pour un rendez-vous professionnel. Pourquoi ne pas faire une surprise au « Kuntch » ? Mais c’est l’épouse de ce dernier, Hélène (Carole Bouquet), qu’ils vont découvrir après s’être introduit dans leur grande villa…
Comme Passe montagne et Mischka, Double messieurs est l’histoire d’une fugue, d’une dérive, d’une échappée buissonnière. Les personnages mis en scène par Stévenin fuient quelque chose : un couple qui se délite, les illusions perdues, la solitude, la vie ordinaire, les faux semblants… La liberté s’invite, la potacherie manque de virer au drame (effraction, kidnapping, irruption de mafieux qui se révèleront être des comédiens…), mais la fantaisie et l’impromptu prennent le dessus. Hélène va remplacer « le Kuntch », un homme introuvable, invisible (dont on entend seulement la voix et dont la réussite semble avoir trouvé sa source dans les humiliations subies à l’adolescence), pour constituer avec François et Léo un improbable trio démentant le programme annoncé par le titre du film.
Royaume de l’enfance
Double messieurs fourmille de signes, d’échos, de réminiscences, de projections qui peu à peu dessinent les existences des personnages en les éclairant sous un jour nouveau. Des quiproquos et des imprévus font avancer le récit. Hélène retrouve un ancien amour. François et Léo veulent retrouver leur ancienne colonie de vacances au pied des Alpes. Pour raconter cet impossible retour au royaume de l’enfance, Jean-François Stévenin multiplie les trouvailles à l’instar de la scène d’ouverture où le cinémascope envahit l’écran, crée des images inédites. Il alterne moments de latence et fulgurance, ellipses et contemplation. Celui qui fut technicien et assistant réalisateur avant de devenir comédien et cinéaste ne néglige aucun des moyens à sa disposition. La richesse de la bande son (dépourvue de toute musique) est incroyable et devient un véritable « personnage ». Le chef opérateur Bruno Nuytten (qui collabora au scénario avec Jackie Berroyer que l’on aperçoit au début du film) fait des merveilles. Le montage, réalisé en compagnie de Yann Dedet, est d’une inventivité constante. Les dialogues crépitent, éblouissants de drôlerie et de rythme, balançant entre écriture ciselée et improvisation. La direction d’acteurs atteint des sommets. Carole Bouquet tient là son plus beau rôle, le génial Yves Afonso (vu la même année dans l’excellent Maine Océan de Jacques Rozier) campe un bouleversant enfant dans un corps d’adulte, matamore, un brin mythomane, terriblement seul, mais paradoxalement moins disposé que François à tout quitter afin de poursuivre l’aventure.
Et puis il y a François / Jean-François, tellement émouvant dans son abandon et sa détermination, qui va se débarrasser des oripeaux de la vie sociale (son postiche, son cartable…) pour tenter de renouer avec l’innocence perdue. Des seconds rôles épatants (Brigitte Roüan, Jean-Pierre Kohut-Svelko, Jean-Paul Bonnaire…) complètent la partition.
Aux Indiens
Tout est beau, poétique, poignant dans ce conte réaliste totalement singulier et inépuisable dont chaque vision révèle de nouvelles richesses. Une mélancolie altière faite de petits matins bleus, de cœurs lourds et de chairs lasses imprègne les images. La dernière séquence – une mise en abîme vertigineuse dans tous les sens du terme – conclut ce feu d’artifice d’émotions et d’inventions. Double messieurs est dédié au flamboyant producteur Jean-Pierre Rassam, qui fut le compagnon de Carole Bouquet, emporté par ses excès. Passe montagne était dédié « Aux Indiens ». Jean-François Stévenin, dernier des Mohicans du cinéma français, n’est plus. Ses films ont un parfum d’éternité.
(1) La séance sera présentée par Serge Regourd qui a publié récemment le deuxième volume de son Anthologie des acteurs et actrices du cinéma français et de la télévision.