Vendredi soir, 14 octobre. La météo oscille entre vent et pluie, l’heure est déjà sombre et pourtant une armée de fourmis mélomanes s’agglutine sous la forêt de tuyaux entassés par Eugène Puget à la Dalbade. Bien à l’abri, dans ce silence résonnant propre aux grandes églises, l’assemblée s’apprête. A l’extrémité de la nef, un écran très géant bloque la vision du chœur. Pas de doute, nous sommes dans une salle de concert et ça tombe bien : toutes les œuvres du programmes sont profanes. On feuillette la remarquable notice d’Yves Rechsteiner qui présente la soirée proposée par Toulouse les Orgues. L’opuscule donne le ton : nous sommes à un concert de virtuoses. Les compositeurs, l’interprète, le constructeur de l’orgue, tous sont des virtuoses. Et nous sommes des privilégiés : le même programme a été donné il y a quelques mois aux Proms de Londres. Bref, on va se régaler.
Débutons par une transcription par Nathan Laube de la marche, issue de l’opéra Tannhäuser de Richard Wagner. Amour sacré, amour profane, amants unis dans la mort, mort qui apporte le salut… on trouve de tout dans le chef d’œuvre de Wagner ! Cette grande marche est l’un des tubes de l’opéra : s’y déploie un art très abouti de l’orchestration, que l’orgue restitue à merveille. Et l’organiste ! Nathan Laube est un globe-trotter de l’orgue, il a touché plus de claviers sur tous les continents que le Puget ne compte de tuyaux. Autant dire qu’il sait le faire sonner et ne s’en prive pas.
J’ai parlé d’un écran géant. C’est un grand indiscret. Avec quatre caméras pilotés depuis une belle régie, il nous montre tout ce qui se passe à la tribune de l’orgue. A commencer par la partition, dans un plan large où l’on contemple aussi les claviers, les mains de Nathan Laube et les bras des tireurs de jeux. On reparlera du jeu de l’organiste, mais celui des tireurs… Quelle précision et quelle exigence ! Yves Rechsteiner me rappelait qu’en plus d’une concentration extrême de chaque instant, cela demande un haut niveau d’anticipation, car il y a un temps de latence entre l’action de tirer un jeu et son effet dans le son. Pour une pièce comme le Wagner, ce sont des dizaines d’actions…
Composée en 1862, la Grande pièce symphonique op.17 de César Franck est bien littéralement une « symphonie pour orgue », la plus vaste et la plus orchestrale des inspirations confiées par Franck à son instrument. Virtuosité et variété des écritures, registration ample et déterminée avec soin, structure en trois volets à travers lesquels circulent différents thèmes dans des tempi très variés. On a le temps d’entendre toutes les couleurs de l’orgue, quelques jeux bien singuliers. Dans les dernières pages l’orgue résonne dans toute sa splendeur, avec une puissance extraordinaire, bien au-delà de ce que sait faire le Cavallié-Coll de Saint-Sernin ! Ah, tiens, cette pièce est dédiée à… Alkan, qui justement est le compositeur qui suit dans notre concert.
Arrêtons-nous sur les pieds. Nos caméras indiscrètes montrent aussi le jeu des pieds de l’organiste, parfois d’une grande virtuosité. Elles montrent donc ses chaussures. Un seul fabricant connu de chaussures d’organistes, aux semelles très fines pour sentir le bois des notes du pédalier. Pas bien cirées, sans doute à cause du raclement des cuillers, ces leviers qui permettent des changements rapides de combinaisons. Elles montrent aussi les chaussettes blanches des tireuses de jeu…
Charles-Valentin Alkan donc. Il a composé 12 grand préludes op. 66, dont nous écoutons le 10ème, Scherzando. Ce n’est pas bien compliqué : la partition est toute noire. De doubles, triples et quadruples croches. Le compositeur « demande à l’organiste une dextérité de pieds similaire à celles des mains », précise Yves Rechsteiner. La noire à 92 indiqué semble intenable ! Et pourtant Nathan Laube déroule, avance, imperturbable, brillant, dans cette cavalcade impitoyable.
Vient enfin le clou, le climax, le sommet, l’apogée attendue. Ainsi, la sonate de Liszt ne serait pas assez difficile avec les dix doigts et 88 notes, qu’il faille rajouter deux pieds et deux claviers ? C’est pourtant le défi que s’est lancé Nathan Laube. Cette œuvre majeure de Liszt a pour caractéristique d’enchaîner, après la gamme descendante hongroise qui l’ouvre, trois thèmes qui seront ensuite déclinés pendant près d’une demi-heure sans répit, avec une rare virtuosité qui n’exclut pas une immense poésie.
J’avoue : je connais cette sonate tellement par cœur, note à note, que forcément je vais être un peu difficile… et tout de suite je suis interpelé : oui, avec cette pédale d’expression qui ouvre une grande boîte à l’intérieur de l’orgue, Nathan Laube est capable d’augmenter le volume d’une note tenue. Ce que bien sûr de piano ne peut pas faire. L’effet est saisissant, dès les premières notes. Une autre surprise : la partition que l’on découvre grâce aux caméras ne comprend pas la pédale. Fascinant : l’organiste créé donc la place de la pédale au fur et à mesure de son jeu, comme une improvisation sur une musique totalement écrite et non une transcription.
Nathan Laube tient toutes ses promesses : la sonate de Liszt est une splendeur. Les quelques silences en trop ne sont pas dus aux limites de l’artiste, mais à la mécanique des changements de jeu. La dextérité digitale de Laube semble sans limites, par exemple dans le départ fugato. Elle ne sera freinée que par le caractère de création permanente de l’interprétation, qui nous fait comprendre la fragilité des indications de registration. Au centre de l’œuvre, un gros plantage des tireurs contraint l’organiste à s’arrêter et reprendre. Une « erreur » qui nous plonge dans le mystère et la beauté de la création.
On ne dira jamais assez la merveille de la nature qu’est l’organiste. Un humain capable simultanément de faire courir ses doigts sur plusieurs claviers en croisant ses bras, de bouger son bassin sur son banc pour déplacer ses pieds le long du clavier tout en appuyant sur les leviers des tirasses, de lire la partition, d’ajouter et d’enlever des jeux et de parler au tireurs… Et la musique avance, de toute beauté. Et plus elle avance et plus Nathan Laube s’écarte de la partition, en y ajoutant des effets propres au jeu organistique : trilles, trémolos, battues, doublements… l’effet est bluffant. La dernière note grave de la partition retentit, tourne, s’éternise. Et les fourmis mélomanes, étourdies un moment, s’agitent maintenant en tous sens pour célébrer l’artiste. Merci monsieur Laube.