Cela fait un bon moment déjà que non seulement des ami-e-s passionné-e-s d’Italie et de musiques du monde, mais aussi musicien-ne-s me disaient: « toi l’amoureux de l’Italie, il faut absolument que tu ailles voir Alberi Sonori, les arbres qui chantent, en concert: leurs racines brisent le béton ».
Toutes affaires cessantes, j’ai donc découvert, avec la nouvelle salle l’Ecluse Saint Pierre (1), ce groupe qui s’était installé sous les belles poutres apparentes, le dos aux deux vitraux Art Déco très colorés, dont l’un porte l’inscription AQUA; et pour cause, car dans cette vieille maison de l’Eclusier, au croisement du Canal de Midi et de la Garonne, superbement aménagée par une équipe pluridisciplinaire, les Voix Navigables de France ont toujours un bureau et un téléphone.
Comme à la Pause Musicale, organisée par le même Joël Saurin tête de proue du projet, la jauge maximale a été vite atteinte. Le duo de Molise (2), Cinzia Minotti (voix, tambourins, tamburello) et Chiara Scarpone (voix, guitare classique, tambour, petites percussions traditionnelles), et l’occitane Charlotte Espieussas (voix, accordéon, tambourin), ont ouvert le concert a cappella dans la grande tradition des polyphonies italiennes de l’immense Giovanna Marini à Canto Vivo, le groupe piémontais du regretté Alberto Cesa. Puis les tambourins se sont déchaînés pour un rythme pizzica, rejoints par la lyre calabraise envoutante de Giuseppe Ponzo, qui joue aussi de la mandoline, de la guitare battente et de la flûte ou de la guimbarde. Charlotte qui complète avantageusement la frénésie transalpine enjouée des deux chanteuses, amène beaucoup de couleurs avec son accordéon; et de rythme avec son buttafuoco, (l’un des principaux instruments à cordes des XVIe et XVIIe siècles typiques de la région napolitaine, principalement utilisé dans la musique baroque, et même dans certaines parties de l’Italie du Nord), qui porte si bien son nom « boutefeu », et ressemble au tun-tun, le tambour pyrénéen si bien utilisé par ma chère Caroline Dufau du duo Cocanha.
De compositions personnelles comme celle, poétique, dédiée au petit village de Termoli au bord de l’Adriatique jusqu’à un arrangement d’un traditionnel mexicain par Chiara et Charlotte très attirées aussi par l’Amérique du Sud, c’est surtout aux tarentelles, ces fameuses « danses de guérison » (2) -rendues célèbres dans le monde entier par la Nuova Compagnia di Canto Popolare, Pino de Vittorio ou encore les magnifiques Lucilla Galeazzi et Patrizia Bovi-, qu’elles sacrifient.
De fort belle manière.
J’ai retenu la Madonna del’Avvoccata de Campanie, une Rosa Bella de belle facture, Damme Nu Ricciu (donne-moi une boucle de tes cheveux, donne-moi ta main), « une chanson d’amour collectée sur le terrain », a cappella, et une chanson de quête quand les musiciens allaient faire l’aubade de maisons en maisons, rétribués en vin et nourriture, comme dans le poème d’Apollinaire « Saltimbanques » (un mot italien signifiant ceux qui sautent sur les scènes). Soit dit en passant, heureusement que ces temps là sont révolus, même si certains voudraient bien nous y faire revenir, puisque pour eux « la culture n’a rien d’essentiel ». Mais ils sont nombreux les artistes, musiciens en particulier, qui plaident avec talent le contraire.
Tammurriata dell’Avvocata:
En rappel, une improvisation sur Nina Nina Nana (Canuscu na Carusa) avait fini d’emporter le public assis dans un tourbillon de joie, comme dans les tammurriate traditionnelles: certains se levant pour danser dans les allées, dont un papa suivant ses filles déchaînées, qui s’était lâché et m’avait marché plusieurs fois sur les pieds; c’est cela aussi la convivialité occitane: on partage tout !
Alberi Sonori porte avec amour et ardeur le répertoire palpitant de sa terre d’origine: les mille paysages festifs de la tarentelle alternent au gré de l’expression passionnée, intime et parfois onirique de leur chant populaire, décliné en plusieurs dialectes, fruit de mélanges séculaires, et prolongé au son puissant des tambours, de l’accordéon et des instruments à cordes.
Entre interprétation et création, leurs polyphonies vocales et leur musique enjouée s’inscrivent dans la continuité d’une tradition vivante qui se renouvelle sans cesse: une musique actuelle, à la fois dansante et émouvante, riche de toute la force du passé.
Après la maison de l’Eclusier Saint Pierre, quelques jours plus tard, un autre lieu de notre patrimoine toulousain, la Bibliothèque d’Etudes et du Patrimoine rue du Périgord, accueillait, dans le cadre de ses Music’Haltes, les belles musiques italiennes collectées et transmises par ce groupe, et la fête a continué avec le soleil et le ciel bleu qui irradiaient la coupole étoilée.
Une profonde émotion m’étreignait déjà avant le début du concert dans cette bibliothèque si chère à mon cœur puisque c’est là qu’adolescent j’ai découvert la beauté des poèmes et des chants des Troubadours et Trobairitz, ainsi que la vérité sur la Croisade des Albigeois, loin des travestissements de l’Histoire officielle apprise à l’École.
Le bouche à oreille avait bien fonctionné et au milieu des étudiants, des chercheurs et des passionnés, le public se pressait nombreux, dont bien sûr des tifosi (plutôt employé pour le sport, mais je n’aime pas le mot fan trop anglo-saxon et mélomane n’est pas assez fort à mon goût, ) du groupe, comme moi désormais, et même un dragueur de bibliothèque qui s’était mis sur son 31 (même si « les baskets, ca le fait pas », dirait mon petit-fils) pour tenter de séduire une spectatrice.
Toujours accompagnées par le fidèle Giuseppe et par Matteo de Bellis qui joue de la guitare, de la guimbarde et de la flûte, Cinzia et Chiara ont commencé a cappella jouant avec la réverbération du lieu; et dès que les tambourins sont entrés dans la danse, la magie a de nouveau opéré, comme à chaque fois avec elles.
Canuscu na carusa-Pizzica salentina
Nous avons voyagé dans l’Italie que l’on aime d’une pizzica salentina (du Salento) Canuscu na carusa tunna e beddha, Je connais une fille ronde et belle, qui met l’eau à la bouche, à un chant de dévotion sur le tambourin, venant de rites primitifs païens, qui se joue dans des chapelles de montagne, jusqu’à Naples et sa Vierge noire, comme celle de la Daurade, en passant par la Campanie et ses 7 sœurs, avec chacune un style différent.
Sont évoquées les rencontres à la fontaine où les jeunes filles allaient chercher l’eau et rencontrer leurs amoureux, leur permettant de prolonger ou de mettre un terme à cette cour, comme l’on disait alors, la condition des femmes dans une société patriarcale et rendues folles par la misère, et encore cette Mère du Vent, de tous les vents qui influent sur la vie du petit village de Molise, ce poème écrit en dialecte par la Zia, la tante de Chiara, qui évoque la Termoli, dont Alberi Sonori a fait une valse à 5 temps dont je ne me lasse pas, Mamm du Vinde.
Le groupe s’enracine dans les traditions, rituels, histoires, croyances, « amours et tragédies » de l’Italie centrale et du Sud, des montagnes à la mer, ils nous font voyager à travers mille paysages, comme s’ils suivaient le cours d’une rivière, celle de la mémoire populaire et de ses chefs-d’œuvres qui survolent les siècles.
Avec le final pizzica (tarentelle des Pouilles), encore une fois, elles sont une preuve tangible que sans spectacle vivant, il n’y a pas de vie (sans redondance). Il n’est pas étonnant que les racines de ces arbres qui marchent (comme la belle sculpture d’Alberto Giacometti) brisent le béton des habitudes et des préjugés, ainsi que le proclame fièrement leur site. Leur musique rappelle aussi, si besoin était, la permanence des répressions patriarcales et religieuses et la nécessité de se révolter contre au quotidien; leur ouverture sur le monde atteste de la correspondance des sentiments malgré les frontières.
Ainsi l’hommage très émouvant rendu par Chiara à Violeta Parra, nous a suspendu à ses belles lèvres, d’autant qu’elle a fait défiler ses superbes créations plastiques qui apportent une dimension supplémentaire sur son moving panorama (5) ou crankie, qu’elle a créé avec l’aide d’un menuisier dans un atelier partagé de Bologne.
Le public conquis ne voulait plus les laisser partir: ces arbres chantants marchent dans les traces de la Nuova Compania di Canto Popolare ou de la Cappella di Turchini. Alberi Sonori, c’est vraiment le cœur battant de l’Italie qui va enflammer de nombreuses salles, j’en suis sûr. Il ne leur manque pas grand chose pour prendre leur envol au niveau européen, malgré les nuages noirs de la guerre à nos frontières: cette musique qui remplit de joie fonctionne comme une antidote (le but premier des tarentelles).
Merci à Marion Casals- Miollan et au Service culturel pour ces belles rencontres, ces Music’Haltes, celle- ci en particulier.
Longue route à Alberi Sonori: leur 2e disque devrait sortir à l’automne 2022, et dès que la souscription sera ouverte, je m’en ferai l’écho, comme de leurs concerts.
Dans la plaine les baladins S’éloignent au long des jardins…
Pizzica di Torchiarolo (La Zamara):
PS. Ces jeunes artistes ont par ailleurs d’autres cordes à leurs arcs: Cinzia Minotti chante aussi avec Enagua, un quatuor qui reprend un répertoire ibérique longtemps occulté par le Franquisme, et avec le trio Zhourate, oud, violon, voix et percussions, né au Conservatoire, qui fusionne des musiques de la Palestine à l’Occitanie, en passant par le sud de l’ltalie…
Chiara est donc aussi plasticienne, (représentée par l’entreprenante Alice Lambert), elle travaille à la Poudrière, un atelier partagé par plusieurs artistes de différentes disciplines, avec chacun son espace, chacun sa pratique, chacun sa création, un lieu d’échanges artistiques et de vie. Sa technique part du dessin, elle travaille souvent avec des techniques de soustraction telles que le sratchboard ou cartogravure en française, et la linogravure), à partir d’un fond noir sur bois ou linoleum pour donner des eaux-fortes ou des gravures par grattage, avec pour thème l’anthropologie à travers les rituels. Elle est également illustratrice Freelance et collabore souvent avec des musiciens et des chercheurs dans le domaine de la culture populaire et de l’anthropologie. Elle réalise bien sûr les pochettes des disques d’Alberi Sonori.
Charlotte est une multi-instrumentiste talentueuse qui possède une grande expérience de la musique traditionnelle de différentes parties du monde, elle fait partie, pour ne citer qu’eux, des groupes La Bistouille, Ork, Labesse…
Et Giuseppe, qui se limite à Alberi Sonori, aime faire la cuisine qui est un art en soi.
Site internet:www.alberisonori.com
FB : https://www.facebook.com/alberisonori
Lien d’écoute: https://www.youtube.com/watch?v=6cn32Y3ToG0
Merci à Jean-François Le Glaunec pour ses superbes photos.
Pour en savoir plus:
1) L’Écluse 3-5 allées de BrIenne 31000 Toulouse 05 62 17 30 50
Depuis 2014, une équipe pluridisciplinaire a sauvé et rénové ce bâtiment pour en faire un lieu de vie, d’échanges et de rencontres culturelles accessible à tous : l’Écluse Saint-Pierre est un café restaurant, un patio et une salle de concert/spectacle accueillant une programmation éclectique: des spectacles gratuits et payants, debout ou assis, dans un lieu où la mixité sociale est de mise. Ils accueillent « les forces culturelles existantes et les porteurs de projets qui souhaitent se joindre à cette aventure ».
2) Le Molise est une région d’Italie du sud, créée au XIe siècle et plus récemment recrée par la séparation d’avec la région des Abruzzes en 1963, bordée par les montagnes des Abruzzes au nord, le Latium à l’ouest, la Campagne au sud-ouest et les Pouilles au sud-est. Elle a comme capitale Campobasso et compte 310 000 habitants.
3) Tarentelles: ensemble de danses traditionnelles, et de formes musicales associées, majoritairement sur des pas rythmés accompagnés de clappement de mains, permettant de « guérir la folie engendrée par la piqûre d’une tarentule », araignée mythique, selon la croyance populaire dans plusieurs régions du Sud de l’Italie. Très pratiquées au XVIIIe siècle, mais remontant sans doute au Moyen-Âge, ces danses offraient la possibilité d’exprimer les non-dits, en particulier sur les misères et les frustrations, des femmes du peuple en général.Car on le sait depuis l’Antiquité, danser, c’est donner la parole au corps et à travers lui au subconscient. On peut se reporter au livre très important de l’anthropologue Ernesto De Martino sur le phénomène du tarantisme intitulé La terre du remords.
4) Le crankie ou moving panorama, est hérité d’une ancienne forme d’art de la narration anglo-saxonne: un long parchemin illustré qui est enroulé sur deux bobines. Les bobines sont chargées dans une boîte qui a une fenêtre de visualisation. Le parchemin est ensuite mis en mouvement grâce à une manivelle pendant que l’histoire est racontée, qu’une chanson est chantée ou qu’un air est joué…
Le panorama en mouvement est une innovation de la peinture panoramique au milieu du XIXe siècle. C’était l’une des formes de divertissement les plus populaires au monde, avec des centaines de panoramas constamment en tournée au Royaume Uni, aux Etats-Unis et dans de nombreux pays européens. Des panoramas en mouvement étaient souvent vus dans des pièces mélodramatiques. Il est devenu un nouvel élément visuel au théâtre et a contribué à incorporer une qualité plus réaliste. Non seulement c’était un effet spécial sur scène, mais il a également servi d’ancêtre et de plate-forme au cinéma primitif…
Les Crankies déplacent des panoramas à plus petite échelle. Comme le plus grand panorama en mouvement, un cranckie est généralement affiché avec de la musique en direct ou une narration. Sous cette forme, le panorama en mouvement connaît un renouveau aux États-Unis depuis le milieu des années 2010; un groupe les utilisant dans ses performances est le duo folk américain Anna et Elisabeth
https://en.wikipedia.org/wiki/Moving_panorama
http://www.thecrankiefactory.com/