Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre injustement méconnu.
S’il a collaboré en tant que scénariste aux éblouissantes séries télévisées de David Simon (Sur écoute, Treme et plus récemment We Own This City), George Pelecanos est avant l’un des meilleurs auteurs de romans noirs de son époque. Ancrant son œuvre à Washington, l’écrivain a créé des héros récurrents à l’image de Spero Lucas, découvert avec Une Balade dans la nuit et que l’on retrouvait avec Le Double portrait paru en 2014. Ancien Marine, ayant servi en Irak sous Bush Jr, Spero (benjamin d’une fratrie adoptée par des parents d’origine grecque) travaille comme enquêteur pour l’avocat Tom Petersen et accessoirement à son propre compte. Voici donc Spero Lucas à la recherche d’éléments à décharge pour un homme accusé d’avoir tué sa maîtresse et surtout sur la piste d’une toile volée à une jeune femme par un ex-petit ami. Cette opération, apparemment anodine, va évidemment se révéler plus complexe que prévue et virer au bain de sang…
Raison d’être et sensations fortes
Si Pelecanos excelle dans la tension narrative et les règles du genre, ses romans valent aussi par leur dimension sociologique et culturelle qui fait de Washington un personnage à part entière. Marquée par l’embourgeoisement et le renouveau des dernières années, cette « ville noire avec un rien de sudiste » tend à se transformer en « une ville aseptisée, sans âme ni caractère ». Pour autant, les tensions raciales demeurent et les assassinats non-élucidés de jeunes filles ou d’adolescents de la communauté noire ne semblent guère émouvoir les consciences. Sinon celle de Lucas, étrange privé camouflant ses blessures : « Il avait perdu sa jeunesse au Moyen-Orient et restait en quête d’une réplique de ce qu’il y avait vécu tous les jours : une raison d’être et des sensations fortes. »
« Semper fi » dit la devise des Marines que Lucas n’a pas oubliée, notamment quand il rend visite à des vétérans blessés dont certains lui donnent un coup de main à l’occasion. Le reste du temps, il écoute Dinosaur Jr. et Sonic Youth, regarde les intégrales de Robert Aldrich et Sam Peckinpah, soigne son corps en faisant du vélo et des pompes, passe du temps avec son frère Leo ou sa mère désormais veuve, se détend en fumant de l’herbe, entretient une liaison torride avec une femme mariée…
Le Double portrait prend toute son épaisseur avec ses arrière-plans, ses scènes décalées et ses digressions comme celle autour du formidable et méconnu réalisateur de séries B John Flynn à qui l’on doit Echec à l’organisation, Rolling Thunder ou Pacte avec un tueur. Pelecanos partage avec lui et l’écrivain Donald Westlake (l’un de ses auteurs favoris) une noirceur désabusée, une violence sèche et une modestie d’artisan – celle qui fait souvent les vrais artistes.