Le retour à Toulouse de Martha Argerich constitue toujours un événement artistique important. Depuis longtemps déjà, la grande pianiste argentine privilégie le dialogue musical avec un ou plusieurs autres interprètes. Ce 25 février dernier, dans le cadre de la saison Les Grands Interprètes, c’est en compagnie du pianiste arménien, naturalisé américain, Sergei Babayan, qu’elle propose au public toulousain venu en nombre un programme particulièrement original opposant, ou plutôt combinant, Mozart et Prokofiev.
Si l’on connait bien l’immense talent et la riche carrière de Martha Argerich, on découvre à Toulouse les qualités d’interprète et de transcripteur de son complice de la soirée. Après des études de piano au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou notamment sous la direction de Mikhail Pletnev, Sergei Babayan s’installe aux États-Unis en 1989. Au cours des années suivantes, il remporte de nombreux concours internationaux comme le Concours de piano Robert Casadesus devenu Concours international de piano de Cleveland, puis le premier prix de la Scottish International Piano Competition de Glasgow. En outre, il pratique avec passion la transcription pour le piano de grandes œuvres orchestrales. C’est ce talent de transcripteur qui occupe la majeure partie du programme présenté à Toulouse qui a d’ailleurs fait l’objet en partenariat avec Martha Argerich d’un enregistrement paru chez Deutsche Grammophon.
Au cours de cette soirée du 25 février, deux groupes de transcriptions d’œuvres de Prokofiev encadrent la Sonate pour deux pianos en ré majeur de… Mozart. Un voisinage a priori étrange, mais que les interprètes justifient pleinement par la qualité de leurs jeux. Car c’est bien de complicité qu’il est question ici. Tout au long de ce concert, la fusion des touchers, des phrasés, des nuances donne parfois l’impression que les deux pianos ne sont qu’un seul et même instrument touché par un seul interprète ! La disposition décalée des deux pianos permet une meilleure proximité des musiciens que l’habituelle imbrication des instruments. Notons que les deux pianistes permutent leur place au cours du concert suivant les épisodes. Du second plan pour Roméo et Juliette et la Sonate de Mozart, Martha Argerich passe au premier plan pour la séquence finale consacrée à Prokofiev.
La richesse de la transcription éclate au grand jour dès la série d’accords violents et énergiques qui ouvrent la série de douze mouvements du ballet Roméo et Juliette de Prokofiev. Ce premier épisode consacré au compositeur russe enchaîne les scènes contrastées du drame dans une métrique parfaite, un synchronisme impressionnant. La tension ne se relâche jamais, même dans les rares plages de tendresse. Le motorisme implacable de l’écriture traduit autant le poids du destin que l’agitation liée à l’intrigue. Cette séquence « shakespearienne » s’achève sur La Mort de Tybalt, d’une incroyable violence suggérée par l’écriture pianistique particulièrement percussive.
L’autre épisode consacré à Prokofiev aborde un répertoire plus rare consacré aux musiques de scène ou de film du grand compositeur en phase avec son époque. Deux musiques de scène confirment l’attachement au théâtre. Shakespeare revient sur le devant de la scène avec sa pièce Hamlet. C’est la cas de Pouchkine et son drame Eugène Onéguine dont Tchaïkovski a tiré son chef-d’œuvre lyrique. Autre allusion à Tchaïkovski, la Polonaise de La Dame de Pique, d’Alexandre Pouchkine, est extraite de la musique de film composée par Prokofiev. Deux danses, la deuxième des Valses Pouchkine et celle extraite de son opéra Guerre et Paix, d’après Tolstoï, complètent ce panorama qui s’achève sur l’« idée fixe » de La Dame de Pique, un ostinato obsessionnel dans lequel les deux pianistes atteignent des sommets de diabolique précision.
Entre ces deux épisodes consacrés à Sergei Prokofiev, se glisse l’inattendue et géniale Sonate pour deux pianos en ré majeur K 448, de Mozart. Si le contraste s’avère manifeste entre les deux compositeurs de la soirée, l’implication des deux interprètes témoigne de leur indéfectible musicalité. Après et avant les violences du compositeur russe, le sourire et la fraîcheur de l’écriture mozartienne font ici des merveilles. La connivence entre les deux claviers est absolue. Dès l’Allegro con spirito initial, les questions-réponses fusent. Certaines répliques initiées par l’un sont rattrapées par l’autre et prolongées avec esprit. Les phrases en écho deviennent des discussions animées. La douceur « vocale » de l’Andante fait place à l’effervescence de l’Allegro molto final pris ici avec une vitalité et un humour exubérants. Le bonheur quoi !
Le public ne peut laisser partir le duo sans réclamer avec enthousiasme une prolongation de la soirée. Martha Argerich et Sergei Babayan reprennent alors deux scènes du Roméo et Juliette de Prokofiev pour le plaisir de tous.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse