En cette belle matinée de février, il n’y a plus une place de libre dans la salle de conférence de la librairie étrangère d’Ombres Blanches pour écouter Ariane Mnouchkine (1). 30 ans après sa dernière venue publique à Toulouse pour Iphigénie qui avait du être « évacuée » à cause des inondations noyant la scène installée au Port Viguerie, cette grande Dame du Théâtre populaire est de retour, précédant sa troupe, sa tribu aime-t-elle-dire, pour les représentations très attendues de l’Île d’Or, Kanemu-Jima (2).
Une création collective du Théâtre du Soleil de novembre 2021, mise en scène par elle, avec une musique de Jean-Jacques Lemêtre, en harmonie avec Hélène Cixous.
Un spectacle présenté par le Théâtre de la Cité – Centre Dramatique National Toulouse Occitanie, en partenariat avec Odyssud – Blagnac, du 9 au 27 novembre prochains.
Et c’est une grande émotion pour quelqu’un de ma génération, car elle fait partie, avec Jean Vilar et Julian Beck, des phares de ce théâtre qui ont éclairés ma jeunesse, tout juste sortie des années de la Guerre d’Algérie, de leurs interdits, et pleines de nos rêves.
Ces metteurs en scène et ces troupes voulaient porter le spectacle vivant et la culture vers des publics qui en étaient éloignés, dans la même démarche que la Barraca de Federico Garcia Lorca en Espagne au début de la IIe République.
Je revois comme si c’était la première fois le Théâtre du Soleil avec ces grands décors en mouvement manipulés à vue par les comédiens et ces masques frères de ceux du Bread and Puppet Theater ou de l’Arche de Noé-Théâtre.
Je me souviens comme si c’était hier des chocs de 1789, cette Révolution vue, revécue et jouée par le peuple, par cette troupe de bateleurs, de saltimbanques (qui sautent sur les scènes en italien) de retour de Milan où la troupe avait été invitée par le Piccolo Teatro, en décembre 1970, à la Cartoucherie;
de l’Âge d’Or -qui me faisait penser à la chanson d’utopie pleine d’espérance anarchiste de mon cher Léo Ferré en 1966-, de sa commedia dell’arte du quotidien le plus cru et terre-à-terre, avec ses échos de Brecht mais aussi de Grotowski, toujours à la Cartoucherie en 1975; des Atrides d’Eschyle, avec déjà cette musique omniprésente -dont j’ai toujours l’enregistrement–, jouée en direct sur le bord de la scène par l’homme-orchestre Jean-Jacques Lemêtre, en1992 au Théâtre Daniel Sorano: avec cet Hymne des Erinyes (4), à partir d’une musique traditionnelle turque, où il jouait du saz, du târ, des percussions, entouré de Marjolaine Ott à la flûte et Marie-Françoise Viaud au violon.
Mais aussi, -bien avant le débat actuel, quelque peu obsolète en ce 400eanniversaire, qui oppose le comédien du Dictionnaire amoureux Francis Huster à l’historien de radio Franck Ferrand-, deMolière, ce film magnifique de 1978, réalisée par la digne fille de son père Alexandre (5) où elle mettait en scène L’enfant du théâtre forain, L’homme de cour, L’homme de combat, L’homme de troupe, Le maître, et surtout L’honnête homme, en « accouchant » dans le rôle titre le comédien Philippe Caubère devenu ensuite le Joseph Pagnol de La gloire de mon père, mais surtout l’un des rois de la performance solo aux nombreux personnages, à partir de sa Danse du Diable dont Avignon résonne encore.
Avec cette musique finale qui serre la gorge, extraite du King Arthur d’Henry Purcell), Cold Song, Chanson du Froid, rendue mondialement célèbre en 1982 par Klaus Nomi; peu de temps avant s’éteindre.
Je me souviens encore de ses mots: Le théâtre ne peut s’adapter au milieu social, en rapide évolution, et encore moins jouer un rôle de pilote dans les processus de transformation, si les gens de théâtre n’expérimentent pas, n’essaient pas de nouvelles voies, tout comme les hommes politiques, les économistes et les hommes de science…
Nous voulouns créer une confrérie de comédiens, des hommes et des femmes vivant ensemble, travaillant ensemble, inventant ensemble leurs jeux, et touchant le même salaire.
Ce qui est toujours les cas aujourd’hui !
Appliquant dès le départ avec le Théâtre du Soleil, et alors que l’intermittence n’existait pas encore, les principes de Molière et Madeleine Béjart dans leur troupe, une petite démocratie, hommes et femmes y ayant la même place (on dirait la parité aujourd’hui); mais sans oublier les mots de Winston Churchill: « La démocratie, c’est le moins mauvais de tous les systèmes ».
Avec une volonté bien affichée: « Le théâtre a la charge de représenter les mouvements de l’âme, de l’esprit, du monde, de l’histoire. »
Mais aussi de « rasséréner son public », dès l’entrée du théâtre, « par l’hospitalité, et aussi l’hygiène et la propreté qui ont coût, mais c’est un devoir ».
Le Théâtre du Soleil était « une réponse à un désir d’amour et d’amitié », il l’est toujours, aussi bien « pour des collégiens ignares que pour des philosophes très âgés », sa figure de proue est heureuse « de rencontrer chaque soir des vieilles personnes qui lui présentent leurs petites filles ».
En 2022, elle peut légitimement, encore et toujours, reprendre à son crédit les mots de Jean Vilar: « le théâtre est un service public » (3).
Et la devise des Compagnons du Devoir pourrait être la sienne: « Ni s’asservir, ni se servir »; ou celle, peut-être, de Jean-Louis Barrault en 1968: « serviteur, oui, valet, non ».
Ariane Mnouchkine nous revient avec sa fougue et son franc-parler, sa belle alacrité intellectuelle, son humour pince-sans-rire, pour cette nouvelle création narrant le combat entre des forces antagonistes, « pour résister au fog, ce brouillard qui nous entoure depuis le début de la pandémie, à l’aveuglement, à la résignation qui peuvent nous gagner ».
À un moment où elle pourrait comme beaucoup baisser les bras, cédant à la fatigue -même si elle reconnaît « avoir eu la chance de pouvoir continuer à travailler pendant le confinement »-. Et se laisser aller, comme certains, « à accepter le déclassement actuel du théâtre ».
Mais ce serait sans compter avec son esprit de résistance, sa volonté de ne laisser à la réaction pas même les mots, « pas un seul mot de la langue française », que ce soit celui de laïcité, ou de patriotisme, « celui de Jean Moulin qui lui a donné sa vie », pour le laisser aux populistes et pire.
Affirmant haut et fort: « Pas de tolérance pour l’intolérable ! »
Elle nous encourage encore et toujours à nous révolter contre « la réclusion des aînés, les mensonges et l’infantilisation, contre les couacs des pouvoirs successifs », (…), à ne pas oublier d’aller voter, quand il le faut, pour dire Non, « à ne pas avoir peur d’une respiration possible, un air nouveau, un espace de travail politique, une chance espiègle… ».
Et milite toujours « pour que l’art vivant, essentiel à la société ne soit pas oublié », comme elle faisait dans Télérama du 13/06/20.
Toujours sur Télérama dans une tribune du 25/02/22 (Débats et reportages), dans le silence assourdissant d’une bonne partie des « intellectuels » français, elle pousse « un coup de gueule bienvenu » (6):
… Que nous ne voulions pas mourir pour Kiev, soit, mais, pour Kiev, nous les artistes, accepterons-nous au moins de nous geler les fesses ? Dans nos théâtres, accepterons-nous de distribuer des couvertures au public et de ne pas chauffer la salle ? Et pour exempter de ces sacrifices les plus démunis des Français, ceux qui n’ont d’autres solutions que d’utiliser leur voiture ou ceux qui, pour nous nourrir, doivent utiliser des engins agricoles, accepterons-nous, oui, je vais jusque-là, accepterons-nous les tickets de rationnement d’une essence à un prix raisonnable ? Et pour nos trajets paresseux ou nos promenades, accepterons-nous de payer le litre au prix d’un bon bordeaux ? Ou, mieux encore, nous, les citadins, accepterons-nous de ne pas rouler du tout ?…
Avant même de parler de théâtre, on a apprécié, suite aux mots d’accueil de Christian Thorel, le génie tutélaire de cette grande librairie, alors que la récente accaparation de plusieurs maisons d’éditions entre des mains réactionnaires vient de nous rappeler le Programme du Conseil national de la Résistance qui voulait justement éviter cela, entre autres (7), de voir qu’elle n’a rien perdu de son engagement et de sa combattivité.
Et de ses rêves.
De quels rêves, de quels innombrables rêveurs suis-je issue ? Qui m’a engendrée ?
Ainsi commençait son discours lors de la réception du Kyoto Prize of Arts and Philosophy, à la fois reconnaissance internationale du parcours créatif de cette femme et de cette metteuse en scène hors du commun, mais aussi manne pour sa Compagnie hors normes, en son « Palais des Merveilles » selon l’expression de Meyerhold, « un lieu dans lequel les spectateurs peuvent voir le monde tel qu’il est possible, un lieu d’échanges, mais pas un palais des illusions » , la Cartoucherie de Vincennes; et pour la création de cette Île d’Or.
Que ces mots elle les ait prononcés dans l’ancienne capitale impériale du Japon, gardienne de la culture traditionnelle de ce pays fascinant, où l’on trouve des centaines de temples, de sanctuaires et de jardins, c’est tout un symbole.
L’excellente conteuse qu’elle est, avant d’être metteuse en scène, nous raconte sa découverte du théâtre amateur à Oxford -où elle croise le grand cinéaste Ken Loach, « il n’y a pas de hasard, rien que des rendez-vous » dirait Eluard-, avec Shakespeare et Joyce: une révélation.
Puis son voyage initiatique pendant dix mois en Asie, après une traversée en bateau parsemée de scènes féériques ou violentes, pour arriver au Japon, et y découvrir, avant le Kabuki, dans la rue et dans le quartier des plaisirs, un théâtre du Peuple « au chapeau » comme l’on dirait chez nous, « un seul acteur sur scène avec un tambour, alertant le village d’un danger imminent ». C’était à Kyoto, déjà !
Enfin, la découverte avec sa troupe de la Cartoucherie de Vincennes, un lieu anciennement occupé par l’Armée, son quasi squat, avec l’accord « sur un petit bout de papier » d’une responsable qui n’en avait pas le pouvoir.
Elle rend hommage au passage à ces gens qui osent transgresser les limites ou les interdits pour faire avancer les choses.
Si la résistance se conjugue au quotidien, comme il se doit, elle n’est vivante que grâce à celles et ceux qui portent en eux cette flamme, « l’espoir à pleurer de rage d’un monde pour tous », selon les mots de Nazim Hikmet.
Ariane Mnouchkine en fait partie.
Merci Madame Mnouchkine, car au-delà de quelques-unes des grandes émotions théâtrales de ma jeunesse, j’ai appris de vous que « L’imagination est un muscle qui se travaille comme la mémoire », et je continue avec ma petite compagnie sans feu ni lieu à appliquer les principes de création artistique en communauté de travail et l’égalité des salaires que vous m’avez révélés.
Je vous souhaite de vous rapprocher encore un peu plus de cette Île d’Or, dont les chatoiements vous font rêver, semle-t’il, comme Gustave Dhyeux (1879-1965), poète oublié (sauf par la BNF) des îles de la Méditerranée:
Île d’Or ! Île de chimères !
Île de songes très lointains…
Île d’Or ! Île de lumière,
Que l’eau de lazulite enceint.
Telle qu’une touffe de roses
Dans l’ardente mer bleue éclose
Elle apparaît, radieux îlot
Où vient se câliner mon flot.
Ouverture de la billetterie au Théâtre de la Cité et à Odyssud
à partir du mercredi 9 mars
Pour en savoir plus :
1) . Ariane Mnouchkine, née le 3 mars 1939 à Boulogne-Billancourt, est metteuse en scène de théâtre et animatrice de la troupe qu’elle a fondée en 1964. Son père est Alexandre Mnouchkine, fils d’émigrés juifs ayant quitté la Russie et grand producteur de cinéma. En 1964, Ariane Mnouchkine fonde, avec un groupe d’amis, le Théâtre du Soleil. Cette troupe se veut plus qu’une simple compagnie et c’est pourquoi elle prend le statut d’une Scop (société coopérative de production). Après quelques années et plusieurs pièces dont 1789, la compagnie est à la recherche d’un lieu où se produire. En 1970, elle s’installe dans d’anciens entrepôts d’armements: La Cartoucherie de Vincennes. Près de 48 ans plus tard, Le Théâtre du Soleil est une des compagnies françaises les plus connues dans le monde. Femme de théâtre, Ariane Mnouchkine réalise également plusieurs films dont Molière, avec Philippe Caubère dans le rôle titre. Son travail artistique est le reflet de ces nombreux engagements militants. C’était le cas de la pièce Le Dernier Caravansérail réalisée à partir des témoignages de migrants à Sangatte. Ces dernières années, Ariane Mnouchkine a pris prend position, entre autres, contre la réforme des retraites, mais aussi contre les propos de Madame Le Pen… En 2009, elle reçoit le prix international Henrik Ibsen pour l’ensemble de son œuvre et en 2019 le Prix Kyoto qui a vu son retour au Japon : le Prix de Kyoto est un prix international d’origine japonaise qui honore les personnes qui ont apporté des contributions significatives dans les domaines de la science et de la technologie, ainsi que des arts et de la philosophie, fondé en 1984 par Kazuo Inamori, avec cette devise qui dit le haut niveau de spiritualité: « Un être humain n’a pas de plus haute vocation que de lutter pour le plus grand bien de l’humanité et du monde. » Discours de réception du Kyoto Prize Ariane Mnouchkine … https://www.theatre-du-soleil.fr › a-lire › discours-de-re…
3) Le théâtre, service public et autres textesÉdition d’Armand Delcampe Collection Pratique du Théâtre, Gallimard Parution : 20-02-1975
« Ce théâtre que je fais, il cherche à s’inscrire dans l’histoire sociale, tout simplement. Et si sur cet immense terrain où se déroulent les querelles du monde ma place est misérable, c’est à cette place et à cette place seule que je tiens. » Cette réplique de Jean Vilar à un critique résume bien le thème central de ce livre où sont rassemblés quatre-vingts textes – dont cinquante inédits – écrits entre 1938 et 1971. Cet ouvrage est le combat «écrit» par Vilar de cette double expérience capitale pour le théâtre contemporain : le Festival d’Avignon et le Théâtre National Populaire.
4) Déesses grecques de la Vengeance et du Châtiment (Alecto, Tisiphoné et Mégère).
5) Alexandre Mnouchkine, né le 10 février 1908 à Saint-Pétersbourg et mort le 3 avril 1993 à Neuilly-sur-Seine, est un producteur de cinéma russe naturalisé français qui avait fuit le régime stalinien, et, avec sa société Ariane (ce n’est pas un hasard) Films, a permis la réalisation de plus de 50 films, dont Le Nom de la Roseou L’Emmerdeur…
7) Il est plus que jamais utile de relire ce programme intitulé Les jours heureux qu’un ex-président de la République se faisait fort d’enterrer dans son programme : http://les-jours-heureux.fr/cnr1944/