S’il est un seul qualificatif à appliquer à Antonio Najarro, c’est celui de passionné. Passionné par la danse, toutes les danses, passionné par l’art, par la musique, par la mode. Et peut-être, plus encore par la passion de la transmission et par conséquence la passion des danseurs. Commençant la danse classique dès l’âge de six ans au Conservatoire Royal de Danse « Mariemma », il y a suivi le cursus, très habituel en Espagne, qui passe de la « danza estilizada » à la « escuela bolera1 » des danses folkloriques à la danse contemporaine et enfin au flamenco. Sa carrière débute dès l’âge de 15 ans et va se poursuivre dans les meilleures compagnies espagnoles. En 2011 il prend la direction du Ballet Nacional de España (créé en 1978 par le grand Antonio Gades) qu’il quitte en 2019 pour retrouver sa Compagnie. Durant toute sa présence au Ballet Nacional, Antonio Najarro crée de nombreuses chorégraphies, certainement parmi ses plus belles. Son insatiable curiosité le conduit à travailler avec de grands patineurs. Ainsi le couple français Marina Anissina et Gwendal Peizerat triomphent lors des Jeux Olympiques de Salt Lake City (2002) avec sa chorégraphie « Flamenco ». Il a, tout au long de sa carrière, été récompensé par de nombreux prix, parmi les plus prestigieux en Espagne.
Dans la suite de son projet sur « Picasso et la Danse », dont l’acte 1, Les Saltimbanques, nous avait été présentés avec le succès que l’on sait, lors de la dernière saison, Kader Belarbi a demandé à trois chorégraphes espagnols de travailler sur 3 rideaux de scène de Pablo Picasso. Antonio Najarro était de ceux-là, et a choisi de travailler sur le rideau Cuadro Flamenco et a baptisé son ballet Tablao. Il nous a fait part de son expérience avec les danseurs du Ballet du Capitole, danseurs classiques par excellence qui se sont exercés à une danse différente.
Classic Toulouse : Antonio Najarro vous voici à Toulouse pour un travail un peu particulier, à savoir travailler la danse espagnole, la danza bolera, avec une compagnie classique. Le défi me semble difficile.
Antonio Najarro : C’est effectivement difficile. L’enjeu pour Kader Belarbi, le directeur du Ballet, était de trouver un chorégraphe à l’esprit ouvert, fin connaisseur de la technique classique, néoclassique et contemporaine. Et je crois correspondre à ce profil. En effet j’ai commencé la danse par le classique, je suis quelqu’un que tout intéresse. Et je veux transmettre la danse espagnole le plus possible, et encore plus avec un ballet de la qualité du Ballet du Capitole. Je suis enchanté d’être ici. C’est difficile bien sûr. Surtout au niveau des énergies, ce sont des énergies très opposées. L’énergie d’un danseur classique est une énergie très éthérée, tout en élévation. Au contraire de la danse espagnole et du flamenco, très ancrés dans le sol, avec le poids du corps, et sur des rythmes flamencos qui sont si difficiles. De plus, ils vont danser avec des musiciens flamencos en direct, alors c’est un plus, très important mais aussi très compliqué. Et j’ai trouvé une compagnie avec une énorme envie, ils travaillent et ils transpirent tous beaucoup avec moi, et ils sont vraiment ravis. Je suis très exigeant avec eux et très proche en même temps. Et sincèrement je suis très ému du résultat, et je crois vraiment que cela va être merveilleux.
Lors de la Master Class (du dimanche 5 février), dans de très brefs moments, le style classique reprenait parfois le dessus, mais vous étiez extrêmement attentif à tous ce qu’ils faisaient.
A.N. : La Master Class est un moment un peu différent, il y a un public dans la salle et je voulais que les danseurs se sentent à l’aise. Pendant les répétitions la chose est beaucoup plus ardue. Le travail de coordination entre le zapateado (il faut penser qu’ils sont en train d’apprendre cette technique du zapateado), le mouvement des bras, des mains. Ce que je n’étais pas disposé à faire c’était un ballet classique avec une touche espagnole. Ça, je n’en voulais pas. Je voulais créer un ballet de danse espagnole, chorégraphié avec les vrais pas de la danse espagnole et le style qui lui est inhérent. Mais d’autre part il faut que je mette en valeur toute la projection de la technique classique, ce que d’ailleurs nous faisons aussi, aujourd’hui dans la danse espagnole. Aujourd’hui on assiste à une fusion de tous ces éléments. Ainsi les danseurs de ma compagnie font des fouettés, des tours en l’air, des sauts, exactement comme un ballet classique.
Mais on ne sait pas en France ce qu’est la escuela bolera. En en parlant, au hasard d’une conversation, un ami m’a répondu « ah, oui les sévillanes ».
A.N. : Eh bien il faut venir au spectacle ! Vous pourrez voir Natalia de Froberville danser la bolera d’une manière incroyable, avec tout ce que représente cette danse : avec le style, les quiebros de cintura*, la batterie, le jeu avec le châle, le regard… Je suis vraiment content car Natalia travaille de façon exceptionnelle. Je ne peux bien évidemment pas parler pour elle, mais je crois qu’elle accomplit le travail le plus intense de sa carrière artistique. J’ai créé pour elle un solo d’escuela bolera accompagné à la guitare et au violon, ce qui implique qu’elle doive être particulièrement attentive au rythme de la musique en direct et ses aléas. Je crois que c’est l’un des solos les plus complexes que j’ai chorégraphié dans ma vie. Il est très fatigant, ce sont cinq minutes de danse sans aucun arrêt et où il y a tout : batterie, pas de bolera, mouvement de jupe et de châle, jeu avec les danseurs fouettés… Il est terrible, d’autant qu’il est réalisé par une danseuse qui n’a jamais dansé de l’escuela bolera*. C’est une femme passionnée, pour laquelle la danse, sans le côté artistique, n’a aucun sens. Et tout cela joue en ma faveur car la danse espagnole est toute en énergie, en expression, en mouvement des épaules, en quiebro de cintura*, de regards appuyés. C’est en fait très théâtral et ça lui plaît beaucoup.
C’est un énorme travail pour toute la troupe.
A.N. : Ils sont tous épuisés, très fatigués. Cela fait sept jours que je travaille avec eux, sept heures par jour sans arrêt. Et il faut penser qu’ils travaillent aussi avec les autres chorégraphes, Cayetano Soto, Honji Wang et Sébastien Ramirez. C’est vraiment un travail très intense.
Je pense que ce spectacle va être une vraie réussite.
A.N. : Je ressens beaucoup d’émotion à la veille de la première. Le rideau de scène que j’ai choisi, parmi ceux qui m’avait été proposé, a été recréé à partir de l’original d’une façon extraordinaire, une véritable merveille. Il s’accorde parfaitement avec les costumes que j’ai dessinés pour eux, tant par les couleurs que par les formes. Pour moi, relier un art comme la peinture, dans ce cas Picasso, avec ma chorégraphie, unir des arts différents pour créer un spectacle où l’Art dans toutes ses expressions : picturales, chorégraphiques, dans les costumes, musicales avec une composition originale jouée en direct, je crois que c’est ce qui fait la grandeur d’un spectacle.
Nous sommes donc impatients de découvrir ce Tablao. Et continuez à défendre la danse espagnole comme vous le faites, par un énorme travail de divulgation à travers vos émissions de télévision, en particulier. Nous vous remercions infiniment pour le temps que vous avez bien voulu nous consacrer.
Propos recueillis par Annie Rodriguez
Notes
* Escuela Bolera : est une expression de danse et de scénographie singulière, d’esprit baroque, très complexe dans son exécution, qui est une variante de la danse espagnole, nourrie à la source de la danse classique, influencée par les bals de cour français et italiens du XVIIème. Elle trouve son apogée au XVIIIème siècle lorsqu’elle prend sa forme définitive avec pour base les danses populaires espagnoles.
* Quiebro de cintura : mouvement de « cassure » de la taille, très particulier de la escuela bolera.