Le Théâtre des Mazades (1), âgé de plus de 60 ans, reste l’une des plus belles salles de spectacle de Toulouse, doté d’une ouverture de scène de plus de 10 mètres et d’une jauge de plus de 500 places, qui, heureusement, continue à vibrer au fil des ans et du spectacle vivant, contrairement à la Mounède, la Digue, la Salle Bleue de l’Espace Croix- Baragnon, aujourd’hui disparues.
C’est avec une certaine émotion que j’y reviens, y ayant créé en 1999 mon dernier spectacle de théâtre, Le Tramway Bleu en hommage à Jim Morrison, le poète des Doors, sous les auspices bienveillantes de son régisseur général Patrice Linarés, disparu tragiquement un an plus tard dans un accident de moto.
Mélinée, chanteuse bilingue franco-allemande, née à Toulouse et vivant à Berlin, accompagnée par Jonathan Bratoëff à la guitare électro-acoustique, remplace au pied levé Yunus, dans le cadre de la Quinzaine franco- allemande organisée par le Goethe Institut de Toulouse, – où elle a déjà été invitée il y a quelques années -, avant la prestation de Mandarine, « un groupe de la scène émergente », en résidence dans ce Théâtre.
J’aime l’univers de cette jeune musicienne, cette autrice-compositrice-interprète aux textes bien ciselés, aux musiques dansantes et à la belle voix sensuelle, dont le prénom en plus m’est cher puisqu’il me rappelle celui de Mélinée Manoukian (2); car comme l’a écrit Paul Eluard dans Au rendez-vous allemand en 1944: « La douceur d’être en vie la douleur de savoir Que nos frères sont morts pour que nous vivions libres ». C’est un plaisir de la retrouver avec l’accordéon de ses origines toulousaines et de ses débuts sur scène, dans le cadre par exemple de la Pause Musicale.
Elle interprète ce soir, tantôt en français, tantôt en allemand, des extraits de son dernier album « Alchimiste » qui porte bien son nom, tant elle y transforme « le plomb en or », « son mal de vivre » en joie de trouver, comme le font les vrais poètes et poétesses, et de chanter.
On sent tout de suite que Mélinée a dans la peau la musique qu’elle pratique depuis toute petite, issue d’une famille passionnée par celle-ci (dix ans de piano, puis l’accordéon à quinze ans, et le chant dans différentes chorales).
Ce n’est pas un hasard si elle commence son récital par « Mon âme », qui parle de « son être cabossé », et de la manière dont elle arrive à composer avec ses différentes humeurs, coups de cœur et déchirures: « Mon âme est trouée Je la panse au sel de la poésie Pour régénérer Le sens désarticulé de ma vie… »
Il y a beaucoup d’hommes dans ses chansons comme « ce chasseur de femmes croisé dans une soirée tango (milonga) », ou ce Loup, surnom de son meilleur ami, dont elle raconte l’histoire en allemand et qui offre au guitariste l’occasion d’un solo bien planant, ou encore Joseph « sorte de Jésus SDF dealer pourtant sympathique » rencontré à Belfast, ville qui devient une belle femme déchirée; et des villes comme Passau, où elle a vécu son grand amour de jeunesse et où elle a chanté il y a quelques années: « c’est une ville incroyablement belle, avec ses trois fleuves et son charme de « Mittle Europa ».
Mais Berlin reste sa ville préférée, avec sa Tour de la Télévision, Berliner Fernsehturm, sur Alexanderplatz, qui la surplombe à 368m de haut, et « qui brille au ciel comme une ampoule Sans ne jamais perdre la boule ».
Elle a écrit aussi une chanson sur la cigarette, et le rapport contradictoire qu’elle entretient avec elle, « une relation d’amour-haine », ce qui en d’autres temps lui aurait valu les foudres de la censure. Sa clope mélange l’humour et l’autodérision d’une fumeuse invétérée, qui sait trop bien que l’amour peut devenir addiction.
Ses chansons sont totalement autobiographiques, « jusqu’à l’impudeur » dit ma voisine à son copain, avec sans doute une pointe de jalousie.
Mélinée écrit d’abord ses textes quand elle a été « touchée, émue, ébranlée par une rencontre ou un pays », puis la mélodie en cherchant les accords a l’accordéon. Ensuite, elle travaille avec Jonathan, ce guitariste rencontré à Berlin et rapproché par leurs origines du Sud (il est natif de Montpellier). Même si parfois elle écrit sur une musique de celui-ci, en général il lui propose des arrangements sur ses textes d’après ses indications. Tout est très écrit, mais il y a une part d’improvisation sur les couleurs de départ peintes par Melinée avec les accords trouvés sur son piano à bretelles.
Et si elle ne cache pas son goût pour certains instruments, en particulier africains, comme la kora, la poésie, le son des mots, les métaphores et les images sont primordiales à ses yeux. L’écriture, c’est vraiment son principal travail. Et c’est ce qui lui fait le plus de bien .
Elle enchaine versions françaises et allemandes, chant et récitatifs avec parfois un petit solo d’accordéon, que je savoure, mais elle ne travaille pas assez cet instrument, dit-elle, et pour son 4e disque, prévu pour 2023, elle a invité Gregory Daltin, un copain de lycée à Toulouse: elle ne pouvait mieux choisir…
Le guitariste prend de jolis soli, où l’on sent ses influences jazzy, « un peu trop » selon mes voisins de devant venus pour Mandarine et cachant mal leur impatience, qui ignorent sans doute qu’il a arrangé les morceaux du disque pour un orchestre comportant, outre Mélinée et lui, six musiciens! Ce soir, il doit restituer l’ambiance du disque malgré l’absence de ces musiciens. Par moments, il m’évoque John Abercrombie (1944-2016) entendu ici-même il y a quelques décennies, au style reconnaissable par la fusion d’influences allant du rock au country en passant par les musiques du monde.
Melinée n’a pas oublié qu’un poème c’est d’abord une chanson qui se dit (Paul Fort) et elle l’exprime pleinement dans l’avant-dernier morceau où elle raconte qu’elle n’a rien oublié de son enfance, en particulier dans les Cévennes d’où est originaire sa mère: Cévennes, beau poème dit puis chanté se termine par une douce mélodie a cappella:
Y’a des montagnes Qui cabossent le ciel Et la Séranne Qui s’étire éternelle Il y a des causses Qui égrainent leurs bergeries Et une gosse Qui rêve de ce pays…
Si la sonorisation laisse un peu à désirer en retour pour le guitariste, l’éclairagiste ajoute quelques effets sympathiques: il faut préciser que, contrairement à Mandarine, Mélinée et Bratoëff n’ont pas eu le temps de peaufiner leur prestation.
Mais ils méritent largement un rappel, pour lequel ils sont rejoints par deux musiciens de Mandarine, trompette et sax ténor, Julien et Simon, pour une belle envolée.
Mélinée, c’est vraiment une alchimiste des sentiments. Toute rencontre qui sort de l’ordinaire, toute ville qui lui inspire de l’empathie, elle la peint avec ses mots; puis avec sa musique, toute en nuances, subtile magie d’accords, l’instrument dont elle possède tous les secrets en toute puissante alchimiste.
Qu’elle cherche, qu’elle cherche encore, qu’elle recule sans cesse les limites de son bonheur de chanter; qu’elle continue à créer ses tulipes noires et ses dahlias bleus! Fleurs incomparables, tulipe retrouvée, allégorique dahlia … comme nous y incitait Charles Baudelaire, dans ses Petits poèmes en prose de 1867.
PS. Je n’ai pu rester que pour les deux premiers morceaux deMandarine, qui pour un « groupe émergent » se débrouille fort bien: loin d’être des débutants, ce sont de bons musiciens, mixant plusieurs influences où j’ai reconnu rap, hip hop, funk et même rock, avec une recherche sur la scénographie; ils sont parfaitement en symbiose avec leur époque, qui n’est plus la mienne à 72 ans bien sonnés, mais qu’importe. En tout cas, ils ont choisi un joli nom, celui d’un petit fruit, d’une belle couleur orange, sucré et un peu acide, mais qui donne du tonus en hiver…
Pour en savoir plus :
Toutes les dates de Mélinée sont disponibles sur son site: www.melinee.fr
Vous pouvez y suivre son actualité musicale, notamment sa nouvelle chanson sur le Coronavaurien et de récentes interviews radio.
1) Théâtre des Mazades
10 Av. des Mazades, 31200 Toulouse
Téléphone 05 31 22 98 00
Métro Minimes – Claude Nougaro ou Barrière de Paris ligne B.
2) Mélinée Manoukian (1913-1989), résistante, épouse de Missak Manoukian, martyr de la Résistance française, appartenant à un groupe de partisans communistes, la MOI, Francs tireurs partisans Main d’œuvre immigrée, luttant pour la libération de la France, dénoncé et arrêté avec 23 camarades. Quelques heures avant leur exécution, le 21 février 1944, depuis la prison de Fresnes, alors âgé de 37 ans, il lui écrit une bouleversante lettre d’adieu qui a inspiré un magnifique poème de Louis Aragon, Strophes pour se souvenir, et une superbe chanson de Léo Ferré, L’affiche rouge, censurée jusqu’en 1971.
3) Alchimiste : Celui ou celle qui pratique l’alchimie. Les alchimistes passaient leur vie à chercher ce qu’ils appelaient la Pierre philosophale ou le Grand œuvre, c’est-à-dire un moyen d’opérer la transmutation des métaux. Au sens figuré : celui ou celle qui recherche quelque chose d’exceptionnel.