Comme à l’habitude, l’opéra le plus espagnol des opéras français, a pu afficher complet en quelques jours, dès sa mise au programme d’ailleurs du Théâtre du Capitole, et pour les huit représentations, avec deux distributions pour les rôles principaux, du 21 au 30 janvier. Une réputation qui ne faiblit pas pour l’opéra toujours le plus joué au monde.
L’ouvrage est en quatre actes, écrit sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après l’œuvre éponyme de Prosper Mérimée, sur une musique de Georges Bizet. Il est créé le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique, et recueille un simple succès d’estime, l’œuvre étant alors jugé scabreuse et indigne du genre de la Salle Favart où on ne meurt pas sur scène. C’est une reprise de la production s’appuyant sur une mise en scène de Jean-Louis Grinda, aidé de ses acolytes aux décors et costumes et lumières et vidéo. Le chef de nationalité italienne, né à Milan, Giuliano Carella dirige les forces vives de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, tout comme le Chœur et la Maîtrise du Théâtre du Capitole, placés respectivement sous la direction de Patrick Marie Aubert et Gabriel Bourgoin. Ce chef a près d’une centaine d’opéras à son répertoire, et a déjà dirigé plusieurs productions de Carmen.
De la nouvelle de Prosper Mérimée, les librettistes gardent l’essentiel et empruntent parfois directement la prose de l’écrivain. Ils créent aussi le personnage de Micaëla, mais aussi ceux d’Escamillo, Frasquita, Mercédès, Zuniga et Moralès. Ernest Guiraud se chargera de composer des récitatifs pour remplacer les dialogues parlés et il inclut des ballets extraits d’autres œuvres du compositeur, ceci afin d’exporter plus facilement Carmen à l’étranger. Le résultat, un livret à la formidable trame, d’une force exceptionnelle.
L’amour est un oiseau rebelle nous dit le livret, mais Carmen, en fait, est un oiseau foncièrement de notre époque. Plutôt une femme affirmée, sûre d’elle et de ses atouts, aguicheuse, plus ou moins, et qui se veut non soumise aux diktats des mâles, pressée de vivre sa vie, au jour le jour, se retrouvant, de par ses choix de vie, une témoin de la brutalité masculine et des pressions sociétales. Rien ne semble avoir changé sous le soleil de 2022, semble-t-il.
« Cette musique de Bizet me paraît parfaite. Elle approche avec légèreté, avec souplesse, avec politesse. Elle est aimable, elle ne transpire pas. […]. Elle a gardé de Mérimée, la logique dans la passion, la ligne concise, l’inflexible nécessité. {…}. Cette musique est cruelle, raffinée, fataliste : elle demeure quand même populaire. » Voilà ce qu’écrivait le philologue et philosophe et pianiste et compositeur Friedrich Nietzsche, au sujet de la musique de Carmen, après avoir encensé puis délaissé la musique d’un certain Wagner. Certains d’entre vous, je suis sûr, penseront en voyant la scène finale de l’opéra où Carmen est poignardée, à la scène ultime du film de Visconti Rocco e suoi fratelli entre Annie Girardot qui s’offre au couteau de Renato Salvatori…Par contre, le critique du Figaro de l’époque, Benoît Jouvin décrira son étonnement et son malaise face à cet opéra qui, « tout entier danse en notes de feu ». Il lui faudra retourner écouter Carmen car, selon lui, la musique de Bizet cache des merveilles d’ingénuités et de grâce sous une propension à l’éclat et à la dorure. Il conclut alors : « Heureux qui sait goûter à la fois la musique qui s’épanouit au pays de la lumière et celle qui se cache dans les profondeurs mystérieuses et voilées. »
Opéra qui triomphera très vite par la suite, un succès que Georges Bizet ne pourra savourer longtemps puisqu’il décède trois mois après la création d’une crise cardiaque. La créatrice du rôle, Célestine Galli-Marié, viendra reprendre le rôle à Toulouse en 1877. Une certaine Lucienne Anduran-Marre, née quartier des Chalets à Toulouse, aficionada de sa scène préférée, celle du Théâtre du Capitole, y chantera le rôle plus de 1200 fois au total, autour des années 1930-50 !! Et comment ne pas citer une native de la ville minière de Decazeville, Emma Calvé, prodigieuse interprète du rôle, fin XIXè, soprano, véritable star mondiale du chant, l’incarnation même de Carmen.
Mais revenons au XXIè siècle ! et constatons que tous les ingrédients sont réunis pour faire de Carmen un succès : une succession d’airs merveilleux, acquérant plus d’ampleur et d’intensité dramatique que ceux chantés ici même, des chœurs formidables, des parties orchestrales remarquables, une structure dramatique parfaite, un sens aigu de la beauté mélodique et du plaisir sensoriel, une forte cohérence dramaturgique, ainsi qu’une cohésion interne parfaite avec des passages pittoresques conservant les qualités souriantes, spirituelles et légères de l’opéra bouffe.
Rassurons le public, si l’on peut le dire ainsi, c’est bien, hélas, victime d’un véritable féminicide, que Carmen meurt à la fin, sous la navaja de Don José, et pas l’inverse comme des hystériques des derniers mouvements féministes voudraient voir cet opéra avec une fin manipulée. Le livret ne subira pas de bouleversements et verra bien s’affronter sur scène la mezzo-soprano Marie-Nicole Lemieux en alternance avec Eva Zaïcik avec leur Don José respectif à savoir Jean-François Borras ou Amadi Lagha.
Sûr, Carmen reste l’opéra par excellence dans sa trame la plus habituelle : passion, jalousie, couteau avec la relation triangulaire un peu bousculée ici. Elle s’établit entre un baryton choisi, le toréador Escamillo, en alternance Alexandre Duhamel et Armando Noguera, (ce dernier Le Dancaïre dans une production antérieure ici même), un ténor, ici le meurtrier, et la soprano ici, plutôt une mezzo-soprano, tuée par son amant délaissé. Les cartes sont un peu, bousculées, renversées. Sans compter, le personnage de Micaëla, créé de toutes pièces par les librettistes pour faire le pendant avec celui de Carmen. Micaëla, la promise oubliée, souhait de la maman de Don José, celui qui, malgré tout son amour filial, se laissera guider et dévorer par ses désirs, de possession surtout. L’une doit être la vivante image de la pureté, de la fraîcheur et de l’ingénuité, offrant un contraste saisissant avec l’autre, qui doit être la personnification de la sensualité, mais aussi du péché et du vice pour certains. Dans sa prière, Micaëla évoque les “ artifices maudits“ de Carmen en reportant un peu naïvement ces charmes sur l’unique beauté de la bohémienne dans une asyndète révélatrice : « Elle est dangereuse…Elle est belle !… » Deux Micaëla aussi, les sopranos Elsa Benoit et Marianne Croux.
« Bizet me rend fécond. Le Beau me rend toujours fécond » F. Nietzsche.
Faut-il vous entretenir sur le synopsis de l’opéra du XIXè siècle le plus joué des ouvrages français sur les plus grandes scènes lyriques du monde ? Indéboulonnable, il est toujours dans le trio de tête des opéras les plus représentés. Dans cette Espagne fantasmée par Georges Bizet, on sait qu’il n’a pas foulé son sol un seul instant, on y retrouve bien sûr, tous les lieux communs ibériques – les remparts et les arènes de Séville, la gitane, le toréador, la corrida…mais aussi et surtout une musique radicalement nouvelle et une histoire d’amour qui a marqué les esprits aux quatre coins des civilisations. Arrangé, dérangé, parodié, adapté dès 1910 au cinéma, plus de vingt films répertoriés, jamais apprivoisé, l’ouvrage résiste à tout, même au genre castagnettes et tambourins, et à la version de Stromae sur l’air de « Prends garde à toi. » Amour, érotisme et mort restent les trois composantes essentielles de l’ouvrage.
Mais ce n’est pas parce que Carmen est l’opéra le plus populaire du répertoire, qu’il faudrait négliger la complexité du personnage principal, la jeunesse, la fragilité, la sensualité d’une simple bohémienne. Non, Carmen n’est pas que l’incarnation de la femme libre, volage. Plutôt étrangère aux contraintes comme aux soucis domestiques, elle n’a pas d’instinct de survie. Aurait-elle été mère ? La famille la concernait-elle ? Plutôt une femme fatale, et qui le reste, fatale au sens de femme libre, à la sexualité affirmée et assumée, en aucun cas une victime.
Un tel personnage ne pouvait que déranger le public de 1875, habitué de cette salle, choqué de voir, oh !stupeur, et pour la première fois, un chanteur mourir sur la scène de l’Opéra- Comique, et qui plus est, une femme. Les librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halevy auront réussi un coup de maître, non sans ténacité, après avoir rajouté, pour adoucir, le personnage de Micaëla, absent de la nouvelle déjà édulcorée de Prosper Mérimée, à l’origine du livret, écrivain fervent admirateur et connaisseur, lui, de l’Espagne. Hélas pour le compositeur, Georges Bizet n’aura pas eu le temps de savourer le génie de sa musique au service d’une œuvre animale et foudroyante, universelle dans les choix décidés par son héroïne, porteuse d’une morale nouvelle alors et d’un défi, celui de la liberté. Sa musique seule, avait pu parvenir à réunir l’inconciliable : l’amour, la fête et la mort, inextricablement unis dans cette scène au dénouement inoubliable. On évitera de juger l’ouvrage avec les yeux de 2022 et on réfléchira et appréciera avec ceux de 1875. Rien de pire que les anachronismes.
Lettre passionnante de P. I. Tchaïkovsky à Mme von Meck du 18-19 juillet 1880, au sujet de l’opéra Carmen, cliquez ici