Le vendredi 5 novembre, la Salle Nougaro programmait, dans le cadre du festival Locombia, le groupe Parranda La Cruz qui, selon le programme venait « nous mettre au rythme des Quitipla »; Passionnés par la culture afro-vénézuélienne, les quatre membres du groupe nous offrent un répertoire issu du métissage, de la colonisation et de l’esclavage ».
En ce début novembre frisquet, où j’avais la pituite (la goutte au nez) comme disait ma grand-mère, cela tombait à pic: j’espérais bien me réchauffer avec cette croix festive, rencontre de 2 chanteuses-percussionnistes, la vénézuélienne Rebecca Roger, l’âme du groupe, et la française Margaux Delatour, et de des deux percussionnistes-chanteurs réunionnais, Luc Moindranzé et David Doris (1).
J’attendais qu’elle mette le feu ! Et je n’ai pas été déçu.
J’ai remarqué d’abord les nombreuses percussions africaines, dont congas, cajón, petit tambour, ce qui me semble une marimba portative, des quitiplàs, cet ensemble de tambours en bambou utilisé « pour remercier les cadeaux de la nature et la célébrer », conformément aux traditions apportées du Congo et de l’Angola, et que les 4 musiciens jouaient ici à genoux à même la scène; mais aussi des tambours redondo (ainsi appelés d’après le mouvement de danse et le cercle qui se forme autour des danseurs lors de la performance), o uculo e’ puya (2),des instruments traditionnels vénézuéliens.
Ces petites percussions mystiques, fabriquées selon certains cycles de la lune, sont traditionnellement jouées dans ce « berceau du vent et du cacao » qu’est le Barlovento, cette sous-région de l’État de Miranda au Venezuela qui, pendant la colonisation espagnole des Amériques, s’est développée lorsque les nouveaux propriétaires terriens ont fondé des haciendas de cacao.
Tous utilisés pour nous faire découvrir des musiques joyeuses à danser, aux rythmes trépidants avec de nombreux soli, des musiques de transe qui invitent le public à venir danser devant la scène: comme dit Rebecca Roger « Ca va mieux quand on danse ensemble ».
Et la salle Nougaro s’est transformée en club maloya.
Ces musiques festives et ambulantes, ces rythmes perpétués par les descendants des esclaves venus d’Afrique, ont évolué avec les siècles et se sont métissées. Tout à la fois montagne, désert, jungle, plaine et îles, le Venezuela est un pays de contrastes: si la majorité de ses habitants sont aujourd’hui des métis, les civilisations précolombienne et amérindienne y ont eu une influence moins marquée d’un point de vue culturel, à l’inverse de celle des conquistadores.
J’ai revu soudain passer devant mes yeux le marché aux fleurs de Gloria Uribe, cette magnifique plasticienne colombienne qui avait exposé ses aquarelles multicolores dans cette Salle Nougaro, appelé alors Centre culturel de l’Aerospatiale, en 1985, et en 1996 (3), à l’invitation du regretté Gil Pressnitzer.
Les deux chanteuses nous ont incités à reprendre avec elles les chœurs répétitifs pleins mélismes (répétition d’une durée musicale longue en un groupe de notes de valeur brève), des onomatopées dans leur langue jusqu’au bout de la transe.
J’ai deviné de nombreux traditionnels, comme ce fuego candela, invocation des esprits du feu, Esta sonando, Manos Tamborero: le groupe part sur les ailes du Dieu du Rythme, entrainant son public avec lui, donnant toute la dimension organique de cette musique en lien avec le feu, la terre, la transe.
Et ce chant de travail pour « survivre, en pilant le grain pour faire à manger », presque une berceuse, avec un très bel a cappella des 2 chanteuses aux voix très pures.
J’ai été sidéré de voir Rebecca Roger jouer sur ce morceau d’une conque marine, l’un des plus anciens instruments à vent du monde, dont j’avais été émerveillé, enfant, de voir un exemplaire, celle de Marsoulas, au Museum d’Histoire de Toulouse (4).
Si mon voisin s’est levé au milieu du concert et a quitté la salle, lassé « par le côté répétitif des rythmes » dans lesquels il n’a pas pu (ou voulu) entrer, il est bien le seul. Même si je n’ai pas rejoins les danseurs, et surtout les charmantes danseuses très sensuelles, malgré mon envie, coincé par mon iPad, j’ai apprécié, depuis mon siège à côté de la régie où le son prend tout son envol, les superbes harmonies vocales de ce duo détonant de cantadoras, avec des placements de voix et des tempos très précisqui m’ont fait penser par moments à la regrettée Toto Bissainthe d’Haïti; en particulier sur les soli de Rebecca Roger (Cruz).
Parranda La Cruz nous a offert en rappel un bel hymne au GranColombia que forme cette région avec Venezuela.
J’ai alors pensé aux ensaladas, ces pièces baroques métissées d’Amérique latine popularisées par le grand Jordi Savall, les Sacqueboutiers et le cher Luis Rigou dans sa Missa de Indios, au nom inspiré par les recettes gastronomiques savoureuses d’Amérique du Sud: aux styles musicaux les plus représentés au Venezuela, el pasaje, el joropo, el corrido, el contrapunteo, la guacharaca, el merengue, el pajarillo, la tonada, el golpe tocuyano, (!) Parranda La Cruz a ajouté celui du Barlovento auquel elle donne ses lettres de noblesse.
Dans la tradition des fêtes populaires ambulantes qui convoquaient les esprits de la nature amérindiens, la puissance hypnotique des chants et des percussions africaines, comme la symbiose entre les courants d’air chauds de cette région avec ceux de la volcanique Réunion, ce groupe hybride toutes ces traditions en une « transe-en-danse » dont les adeptes consentants d’un soir sont ressortis trempés de sueur et d’émotions partagées.
Quand elle a fait cette profession de foi: « On fait de la musique pour créer des émotions, aider les gens à tenir malgré leur vie difficile », Maestra La Cruz aurait pu ajouter, toutes proportions gardées, celle que nous traversons en ce moment en France qui pourrait nous inciter à la morosité et au repliement sur nous mêmes.
En repartant dans la nuit noire, je regrettais de ne pouvoir déguster des empanadas criollas Argentinos, mais je n’avais plus la pituite, et le sang battait chaud à mes tempes et à mes doigts, tandis que je me remémorais des extraits de la Marimba jouée par les Indiens, la marimba tocada por Indios de Miguel Angel Asturias (1899-1974):
La marimba pond des œufs dans les astres…
On mâche la douleur du caoutchouc.
On ronge la douleur de son frein.
Les franges mouchent leurs morves de lune.
On crache la douleur de l’alcool, sa teigne de querelles,
et les femmes s’enfuient, pieds, mamelles, marmailles…
…Sang de bois,
lait élastique d’arbre à caoutchouc,
rêve de cire adhérant aux claviers
qui mue le son en chair,
qui mue le son en os,
et la chair d’Afrique
et l’os de l’Indien
se mêlent en pluie sonore de hampes et de lances,
de pierres aux pointes tranchantes,
pattes de jaguars qui distillent des griffes,
peignes de canines de sourds caïmans,
mufles de pumas qui distillent les dents…
- « Les membres du groupe sont tous de cultures différentes, Rebecca qui veut faire connaître un style méconnu, Margaux qui aime cette culture et la vit comme une identité rêvée et Luc et David qui partagent, grâce au maloya, un certain héritage issu de l’esclavage, de la transe, du lien au feu et à la terre. On n’a pas le même bagage culturel mais on a le même langage, la musique, une musique qui s’est construite dans une ville très ouverte, Lyon, une musique qui porte en elle une philosophie universelle. C‘est une musique qui pleure les joies les plus grandes et qui sait faire rire des peines et des galères. Notre musique n’est pas une musique traditionnelle, c’est une musique de voyage. »
- Les tambours Culo’e Puya sont typiques de la région de Barloventoau centre-nord du Venezuela. Ils sont le plus souvent utilisés dans les festivités du solstice d’été en l’honneur de St. Jean-Baptiste (24 juin) avec l’ensemble de percussions dit Redondo, qui comprend également une ou deux maracas, voix et claquements de mains.
- https://www.espritsnomades.net/arts-plastiques/gloria-uribe-une-peinture-nommee-innocence-et-attente/
- La conque de Marsoulas, conservée au Museum d’Histoire naturelle de Toulouse, a été datée au carbone 14 d’environ 18 000 ans.
https://www.cnrs.fr/fr/ce-coquillage-fait-resonner-des-sons-vieux-de-18-000-ans