Le 6 novembre dernier, l’Orchestre national du Capitole retrouvait à sa tête le jeune chef allemand Thomas Guggeis ainsi que deux grandes voix solistes dans un programme musical intitulé « Paradis imaginaires ». Deux chefs-d’œuvre issus du monde de la poésie composaient ce programme original : la musique du ballet Ma Mère l’Oye, de Maurice Ravel, et Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre), de Gustav Mahler.
Ancien assistant de Daniel Barenboim, Thomas Guggeis apparaît à Toulouse pour la troisième fois. Il confirme son grand talent de chef d’orchestre et l’intérêt artistique qu’il manifeste pour la formation symphonique toulousaine. Cette fois, musique française et culture germanique font bon ménage.
Avec Ma mère l’Oye, de Maurice Ravel, le concert s’ouvre sur une œuvre qui appartient à l’ADN de l’orchestre depuis la période Michel Plasson. Mais cette fois, il s’agit d’une version rare de ce chef-d’œuvre. En effet, Ma Mère l’Oye a d’abord pris la forme d’une suite de cinq pièces pour piano à 4 mains composée en 1908 pour Jean et Marie, les enfants des amis du compositeur, les Godebski. Ravel orchestra ensuite ces pièces pour en faire la fameuse Suite pour orchestre qui s’est imposée dès 1911. Il élargit ensuite cette orchestration pour en faire un ballet. C’est cette ultime version que la plupart des auditeurs découvrent ce soir-là. Par rapport à la Suite traditionnelle, elle comporte un tableau de plus (Danse du rouet) un prélude et des interludes qui relient subtilement les épisodes. L’ordre des tableaux en est également modifié.
Thomas Guggeis aborde le Prélude avec la tendresse enfantine que suggère le texte musical. Toute cette introduction bruisse de chants d’oiseaux, de battements d’ailes d’une finesse touchante. Les tableaux s’enchaînent dans une certaine liberté expressive qui n’exclut en rien la précision de chaque intervention. On est immédiatement séduit par le premier tableau, rajouté par Ravel à la partition initiale de la Suite, Danse du rouet et Scène, musique frémissante à l’image de l’instrument qu’il évoque. Le matériau musical des interludes joue avec celui des tableaux eux-mêmes, souvent en anticipant leur contenu mélodique. Chaque atmosphère est subtilement suggérée par le beau dialogue que le chef obtient entre les cordes et les vents. Il faut souligner une fois de plus la qualité des sonorités de tous les pupitres, les bois en particulier aux couleurs si caractéristiques et si riches. L’ordre de tableaux, modifié par le compositeur lui-même, amène la fantaisie ironique de Laideronnette impératrice des Pagodes à précéder la magie sublime du final, Le Jardin féérique. Thomas Guggeis parvient à graduer ce crescendo dans une progression irrésistible qui donne le frisson ! Le tutti conclusif rayonne comme un soleil éclatant.
Thomas Guggeis à la tête de l’Orchestre national du Capitole, entouré de la mezzo-soprano Tanja Ariane Baumgartner et du ténor Attilio Glaser – Photo Classictoulouse –
La seconde partie du concert investit un tout autre domaine musical qui néanmoins plonge lui aussi ses racines dans le monde de la poésie. Une poésie extrême-orientale, celle du cycle La Flûte chinoise, dont les textes ont été adaptés en allemand par le poète Hans Bethge, et également retouchés par le compositeur Gustav Mahler lui-même pour illustrer Das Lied von der Erde, ce Chant de la Terre devenu mythique. Saluons la qualité des deux chanteurs solistes requis pour cette « Symphonie pour ténor, alto (ou baryton) et grand orchestre » tel que Mahler lui-même qualifiait l’œuvre. La mezzo-soprano allemande Tanja Ariane Baumgartner, déjà présente sur la scène du Théâtre du Capitole en 2015 dans Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók et Le Prisonnier de Luigi Dallapiccola, chante ce soir-là les lieder pairs, alors que le grand ténor, également allemand, Attilio Glaser est chargé des lieder impairs.
C’est le ténor qui se lance avec un héroïsme désespéré dans le premier lied, Chanson à boire de la douleur de la Terre. L’éclat vocal, le lyrisme éperdu, la noirceur du propos s’avèrent aussi convaincants que la grâce légère dont il pare le troisième lied, De la jeunesse, ou encore l’évocation sinistre de la mort qui imprègne le cinquième, L’Homme ivre au printemps.
Tanja Ariane Baumgartner confère au deuxième lied, Le Solitaire en automne, cette profonde nostalgie que la beauté de son timbre nimbe d’une lumière ambrée. Aussi à l’aise dans tous les registres, son chant épouse à merveille la douloureuse poésie du texte. Avec De la beauté, le sourire passe aisément dans sa voix. On admire aussi l’animation qui s’empare de la déclamation soliste comme celle de l’orchestre dans l’évocation de la course effrénée d’un cheval. Mais l’émotion la plus bouleversante s’exhale du lied final L’Adieu, aussi développé que les cinq lieder précédents réunis. La cantatrice et l’orchestre conjuguent leur pouvoir expressif dans cette sorte d’hymne paradoxal à la vie, à la nature, aux portes de la mort. Dans la partie vocale, comme déjà détachée de ce monde, la cantatrice évoque le passé heureux et la souffrance de la séparation avec une pudeur, une retenue qui ne donne que plus d’intensité à l’émotion de son propos et de son chant. Quant à l’interlude orchestral qui occupe le cœur de ce lied final, il transcende l’ampleur de l’écriture symphonique. Il s’agit là d’une sorte de musique de chambre pour grand orchestre au sein de laquelle les instruments solistes dialoguent, échangent leurs évocations, leurs sentiments. Il faut ici remercier et féliciter encore tous les musiciens solistes (en particulier le hautbois solo, au rôle majeur) pour la beauté de toutes leur interventions.
Lorsque la cantatrice murmure enfin le mot magique Ewig, Ewig, Ewig (éternellement), la musique se fond dans un silence ému que le public prolonge indéfiniment… C’est presque à regret que les applaudissements éclatent enfin et pour une longue ovation, largement méritée.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse
Orchestre national du Capitole