La Cinémathèque de Toulouse affiche une rétrospective retraçant la carrière de Roberto Rossellini, du néoréalisme italien jusqu’à ses réalisations pour la télévision.
Films pour le grand écran et la télévision, documentaires et rencontres sont au programme de la rétrospective que consacre la Cinémathèque de Toulouse à Roberto Rossellini, artisan du néoréalisme italien et inventeur de la modernité au cinéma. Rossellini se familiarise très tôt avec le cinéma, puisqu’il est le fils d’un homme d’affaires qui a fait construire le Corso, premier cinéma moderne de Rome. À la mort de son père, en 1932, il entre dans la vie active pour subvenir aux besoins de sa famille: bruiteur, puis scénariste, il est ensuite monteur, puis doubleur, avant de réaliser des courts métrages.
À Tarente pour réaliser un documentaire sur un navire de guerre, il y tourne en 1940 son premier long métrage, « Le Navire blanc », qui est récompensé de la Coupe du Parti fasciste à la biennale de Venise. Suivent « Un pilota ritorna » (1941) et « L’Uomo della croce » (1943) qui confirment son engagement aux côtés de la propagande fasciste. À la chute du régime mussolinien, il signe « Rome, ville ouverte » en 1945, avec des acteurs inconnus dans une Rome exsangue pour décor. Succès mondial, l’œuvre est primée au Festival de Cannes et devient l’emblème du courant néoréaliste italien.
Rossellini enchaîne avec « Païsa », film à sketches exhibant la tragédie traversée par l’Italie pendant la guerre. La force de l’œuvre tient dans son objectivité documentaire, sa description crue de la réalité, sans lyrisme ni pathos. Son film suivant, « Allemagne, année zéro », est une description acerbe de la décomposition de la société allemande après la chute du nazisme, à travers le suicide d’un enfant parricide. Puis, « L’Amore » réunit « la Voix humaine », adaptation de la pièce de Jean Cocteau interprétée par Anna Magnani, que l’on retrouve dans la deuxième partie, « le Miracle », dans la peau d’une paysanne croyant rencontrer Saint Joseph.
Au même moment, Ingrid Bergman le sollicite dans une lettre datée du 7 mai 1948 : «Cher Monsieur Rossellini, j’ai vu vos films « Rome ville ouverte » et « Païsa » et les ai beaucoup aimés. Si vous avez besoin d’une actrice suédoise qui parle très bien l’anglais, qui n’a pas oublié son allemand, qui n’est pas très compréhensible en français, et qui, en italien ne connaît que “ti amo”, je suis prête à venir faire un film avec vous». Rossellini rencontre alors la plus grande star hollywoodienne de l’époque sur le tournage londonien des « Amants du Capricorne », d’Alfred Hitchcock. L’actrice quitte aussitôt Hollywood pour le suivre, et l’Amérique est scandalisée par l’histoire de ces amants mariés chacun de leurs côtés.
Ils s’uniront officiellement en 1950, avant de se séparer en 1957, Rossellini étant d’une infidélité flagrante et n’hésitant pas à humilier régulièrement sa femme dans ses déclarations dans la presse. Auteur de « l’Année des volcans » (Flammarion), l’écrivain et critique de cinéma François-Guillaume Lorrain raconte: «Quand Rossellini reçut la lettre qu’elle lui avait écrite, il ne savait pas qui était Ingrid Bergman, il n’avait vu aucun de ses films ! Qu’ils travaillent ensemble avait tout d’impossible. Et c’est justement ça qui va intéresser Rossellini : parce que c’est impossible, il va faire « Stromboli »».(1)
François-Guillaume Lorrain poursuit: «On connaît les réactions du producteur Howard Hughes quand il a vu le film: il était scandalisé de voir Ingrid Bergman aussi moche ! Et c’est vrai qu’elle est mal habillée dans le film. Mais son personnage est moderne : elle joue une femme étrangère à tout. Etrangère à Stromboli, étrangère à son mari, étrangère à sa propre image et même étrangère au monde. Il faut qu’une porte s’ouvre pour la sauver, la réconcilier avec la vie. Ce personnage renvoie Ingrid Bergman à ce qu’elle vit, de manière transcendée. Rossellini a compris qu’elle est une prisonnière qui cherche la lumière. Et c’est le rôle qu’il lui fait jouer dans son film. Il s’inspire de sa réalité à elle. Quand, au cours du tournage, elle tombe enceinte de lui, il intègre cela à l’histoire. Il est au plus près de la vérité. Il filme Stromboli à la manière d’un documentariste et, en mettant en scène Ingrid Bergman, il réalise presque une sorte de documentaire sur elle, et sur l’amour qui naît entre eux. C’est très nouveau et ça va marquer le cinéma mondial».(1)
François-Guillaume Lorrain souligne que «Rossellini sent très vite qu’elle n’est pas la femme qu’il lui faut. Et elle, de son côté, comprend peu à peu qu’elle est entrée dans une nouvelle prison. Rossellini, tout en lui donnant la liberté qui va avec ses méthodes de travail, l’enferme dans sa logique. C’est un homme égoïste, qui vit à son propre rythme, avance sur son chemin sans en dévier. Mais les films qu’ils font ensemble sont des échecs publics. Ingrid Bergman s’enfonce dans un cinéma qui n’est plus vu, tout simplement»(1). De « Stromboli » (photo) à « Jeanne au bûcher », ils auront durant cette période tourné cinq films ensemble, souvent des œuvres intimistes et d’inspiration autobiographique, comme « Voyage en Italie » qui est une radiographie d’un couple en crise, ou « la Peur », d’après Stefan Zweig, qui préfigure leur séparation.
Selon l’historien du cinéma Antoine de Baecque, «le génie de Rossellini, c’est d’avoir inventé le cinéma moderne en filmant Ingrid Bergman toute simple: il a à sa disposition la plus grande star mondiale, en mains des contrats faramineux avec Hollywood, mais filme en Italie, sur les pentes du Stromboli, celles du Vésuve, dans un asile psychiatrique, en attendant qu’il ne se passe plus rien, plus rien d’autre que le monde se reflétant sur le visage ou dans le regard de sa femme-actrice. Plus d’intrigue compliquée, plus de maquillage, très peu de mots, juste une chasse au thon, des yeux de folles, des squelettes, la ville de Naples: les “Bergman-films” de Rossellini (« Stromboli », « Europe 51 », « Voyage en Italie », « la Peur ») réinventent le cinéma à partir du néant du monde».(2)
Rossellini part en Inde en 1958, où il tourne « India: Matri Bhumi », documentaire qui pose un regard poétique sur ce pays. Puis, il reçoit le Lion d’Or à la Mostra de Venise pour « le Général della Rovere », avec Vittorio De Sica, qui marque un retour au néoréalisme. Rossellini signe dans la foulée « Vanina Vanini », d’après Stendhal, une chronique historique qui décrit la Rome pontificale, mais ses films sont désormais délaissés par le public et oubliés par la critique.
Après l’échec de « Anima nera », en 1962, il se tourne vers la télévision où il traite avec pédagogie de sujets historiques (« La Prise du pouvoir par Louis XIV », 1967 ; « Socrate », 1970 ; « Blaise Pascal », 1972 ; « René Descartes », 1974), et s’intéresse à la condition humaine à travers les thèmes de la folie, la sagesse, le courage et la peur. Il livre en 1976 un ultime long métrage pour le grand écran, « Le Messie », évocation de la figure du Christ.
Jérôme Gac
pour le mensuel Intramuros
(1) telerama.fr (30/06/2014)
(2) Libération (25/01/2006)