Radu Portocala est un journaliste et un écrivain d’origine roumaine. Persécuté par la Securitate, il trouve refuge en Grèce, avant de s’installer en France au début des années quatre-vingt ; il y connaîtra Cioran, et les exilés roumains de Paris. Il écrira notamment sur Ceausescu : Autopsie du coup d’État roumain, Calmann-Lévy, 1990 ; L’exécution des Ceausescu, Larousse, 2009 ; La chute de Ceausescu, Kryos, 2019 ; et participera aux livres collectifs de Stéphane Courtois : Du passé faisons table rase !, Robert Laffont, 2002 ; Sortir du communisme, changer d’époque, PUF, 2011. Il exercera aussi son regard critique sur la situation française ; il en tirera un livre sur Emmanuel Macron : Le vague tonitruant, Kryos, 2018. Il publie à présent un livre de poésie, inattendu, sobre et mystérieux.
Voie sombrée se présente sous la forme d’une poésie très visuelle, presque narrative, où l’on suivrait la tentative d’évasion d’un homme, passant d’une cellule souterraine à une autre, dans un univers absurde, où se mélangent l’ombre et la lumière, où l’on chercherait « une faille […] dans [une] carcasse desséchée de lumière ». C’est un monde où les adjectifs humanisent les objets, les éléments ou les sentiments (« l’air écarquillé », « la plaie avide », « le silence écorché », « forteresse travestie »), comme le prolongement de celui de Beckett et de Kafka.
Radu Portocala, Voie sombrée, ill.de l’auteur, Dédale, 15 €
RADU PORTOCALA, UN EXIL DANS L’EXIL, ENTRETIEN
Radu Portocala, vous êtes né à Bucarest. Contrairement aux Européens de l’Ouest, et c’est une différence essentielle, vous avez connu la dictature, je crois même savoir que vous avez été inculpé pour « crime de haute trahison ». Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Toute ma famille est passée soit par les prisons du régime, soit, au moins, par le labyrinthe des enquêtes. Mon tour devait nécessairement venir. Leur accusation ne reposait sur aucun fait réel, mais ils avaient accumulé des dénonciations délirantes qui auraient suffi à m’envoyer en prison. J’ai été sauvé in extremis par le gouvernement grec, qui s’est battu pour obtenir mon départ.
Leur force et, en fin de compte, leur victoire a été de transformer la peur et la suspicion en mode de vie. On ne pouvait se fier à personne, ni à sa famille ni à ses amis les plus proches. Les traîtres ont brisé la société.
On connaît surtout de vous, en France, des livres sur Ceausescu. Aviez-vous publié des articles ou des livres en Roumanie ?
Lorsque j’ai été écarté de la presse française, au début des années 1990, j’ai commencé à publier dans des journaux roumains, avec le seul résultat que je me suis fait bon nombre d’ennemis.
J’ai publié en Roumanie, il y a cinq ou six ans, un recueil de poésie qui n’a eu aucune vie – vengeance mesquine des intellectuels dont j’avais contrarié, dans mes articles, les options et les obsessions politiques. Je compte, d’ailleurs, le traduire en français et le faire paraître ici, puisque j’ai pris la résolution de ne plus écrire en roumain, de ne plus publier en Roumanie. Le lien est rompu.
En France, j’ai aussi participé à des ouvrages collectifs sur l’histoire du communisme ; et, il y a 3 ans, j’ai publié un livre de courts textes peu amènes sur l’actuel président de la République.
Quel regard portiez-vous sur la France (par exemple son histoire et sa littérature), avant de vous y installer, en 1982 ? Ce regard a-t-il changé en quarante ans ?
J’ai été élevé dans une famille francophone et francophile, avec l’idée que la France était le lieu de toutes les perfections. C’est vers cette France que je suis venu, portant en moi les vieux souvenirs des autres. Mais elle était déjà malade quand je l’ai rejointe. Depuis, comme tant d’autres, j’assiste à sa dégringolade, à son agonie, et je regrette d’y être venu si tard. J’ai la nostalgie de la France que je n’ai pas connue, qui a été condamnée à disparaître – une sorte d’exil de l’exil.
Avez-vous eu des liens avec d’autres écrivains ou intellectuels roumains vivant en France (on pense bien sûr à un des plus célèbres, Cioran) ?
En quarante ans, j’ai pu connaître plus ou moins bien beaucoup d’exilés roumains – écrivains et artistes. Cioran, puisque vous le nommez, a été un ami. Nos promenades, nos longues conversations me manqueront toujours. J’ai été très ému d’apprendre, après sa mort, qu’il avait conservé certaines de mes lettres et les poésies que je lui avais envoyées. J’espère arriver dans un avenir pas trop lointain à écrire mes souvenirs sur lui, sans aucune prétention philosophique, sans parler de son œuvre.
Je regrette encore de ne pas avoir pu rencontrer Eugène Ionesco. Lorsque j’ai essayé, il ne recevait presque plus personne.
Vous publiez aujourd’hui un livre de poésie, énigmatique et beau, Voie sombrée. On songe à Kafka, à Beckett, à Dostoïevski. On a l’impression qu’un narrateur creuse dans une galerie et cherche la lumière. Est-ce l’impression que vous avez voulu donner ?
Le monde – du moins celui que je vois et j’éprouve – est une construction absurde, inquiétante. La galerie dont vous parlez mène à une autre galerie, et ainsi de suite, sans fin, sans issue. Y a-t-il un plan de ce vaste réseau obscur ? Si oui, nous ne pouvons le connaître. L’errance aveugle est la seule possibilité.
Je n’ai nulle intention en écrivant, et pas de programme. Je décris, je me décris, conscient du fait qu’il y a dans cet exercice une sorte d’impudeur – celle de s’imposer aux autres dans tout ce qu’on a de plus délabré.
Propos recueillis par Raphaëlle Dos Santos
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