Ecrivain, journaliste, Christian Authier livre avec Petit éloge amoureux de Toulouse une évocation sensible et toute personnelle de la ville rose au fil de déambulations qui sont autant d’allers-retours entre le Toulouse d’hier et d’aujourd’hui. Entretien.
Dès les premières ligne de votre ouvrage vous précisez ne pas être pas né à Toulouse, même si vous y êtes arrivé très jeune et y avez toujours vécu depuis. Le fait de ne pas être Toulousain de naissance a-t-il déterminé votre rapport avec la ville ?
Christian Authier : Je suis arrivé à Toulouse à l’âge de cinq ans. Auparavant, ma famille et moi habitions en région parisienne. De ce fait j’ai toujours ressenti une forme de décalage, éprouvé le sentiment d’être comme une pièce rapportée bien que je me sente totalement toulousain aujourd’hui. En arrivant, ce qui m’avait frappé, c’était l’accent qu’avaient mes camarades dans la cour de l’école. Je l’ai pris moi aussi, en partie mais donc pas totalement. Pour les Parisiens j’ai sans doute un accent très prononcé et pour les Toulousains il ne doit pas l’être beaucoup. C’est un exemple concret, vivant, de cette sensation de décalage.
À propos de l’identité de Toulouse, vous confiez que des « amis ou des amours, même défunts, tiennent lieu de repères et de frontières plus sûrement que les passages obligés, les emblèmes officiels de la cité ». A l’adjectif amoureux qui définit votre éloge, pourrait-on accoler celui de buissonnier ?
Tout à fait. Ce livre n’a aucune vocation régionaliste, sans mépris aucun pour le mot. Simplement, je n’évoque pas la violette, ni le cassoulet, très peu le Stade Toulousain. L’histoire des Capitouls ne me passionne pas outre mesure, tandis que l’épopée de l’aérospatiale, qui a pourtant tout pour me plaire, me laisse finalement assez indifférent. De la même manière, je ne suis pas un amateur d’opéra, alors que c’est emblématique de la ville. Bref il y a beaucoup de choses qui constituent l’identité de Toulouse dont je me sens étranger. Cet éloge de Toulouse est donc totalement buissonnier, vagabond, personnel. Il est le fruit de mes allées et venues quotidiennes dans la ville et ne prétend à aucune exhaustivité.
Vous écrivez : « Lorsque l’on a toujours vécu, ou presque, dans une ville (…), celle-ci est beaucoup plus qu’un décor ou qu’un cadre. Elle est devenue une confidente, une compagne, une mémoire vivante. Toulouse est ainsi pour moi une sorte de journal intime à ciel ouvert ». Votre œuvre était jusqu’à présent celle d’un romancier et d’un essayiste. Cet éloge de Toulouse relève-t-il d’un autre genre, celui du diariste, voire du mémorialiste ?
Toulouse a quasiment toujours été un «personnage» de mes romans. La grande majorité d’entre eux s’y déroulent, sans que Toulouse ne soit jamais citée. Depuis longtemps j’avais envie d’écrire un livre sur Toulouse mais sans trop savoir quelle forme lui donner. Il y a quelques années, j’ai écrit dans ces mêmes colonnes, à la fois comme journaliste et chroniqueur, une sorte de journal intime toulousain, faits de choses vues et de souvenirs, qui s’appelait « Toulouse d’hier à aujourd’hui ». Avec ce Petit éloge amoureux de Toulouse, je suis parti de ce canevas tout en donnant à l’ensemble une forme plus élargie et plus complète. Ce livre est une déclaration d’amour à Toulouse, empreinte de nostalgie. J’exhume des lieux, telle l’épicerie Bourdoncle par exemple, rue Saint-Rome, qui est une madeleine de Proust pour de très nombreux Toulousains.
Ce livre est l’œuvre d’un piéton et vous indiquez d’ailleurs qu’il aurait pu s’intituler Toulouse : en marchant, en écrivant, ou bien Le Piéton de Toulouse. De Léon-Paul Fargue à Jean Rolin, la littérature a maintes fois démontré qu’on ne découvre le cœur, ou les marges d’une ville, qu’en la sillonnant à pied…
J’aime beaucoup l’œuvre de Jean Rolin. Il aime conduire ses pas dans les zones portuaires, les banlieues dévastées, les entrepôts désaffectés, les usines en friche, et parvient à conférer quelque chose de merveilleux à des paysages finalement assez misérables. Je n’ai pas ce côté aventureux qui caractérise Jean Rolin. Je préfère pour ma part le confort des belles villes, leurs plus beaux endroits. Je vis et je travaille dans le centre de Toulouse. Mes déambulations piétonnes sont guidées le plus souvent par mes déplacements professionnels, les lieux que j’aime fréquenter, les terrasses de cafés où j’aime m’asseoir pour lire. Ce que j’aime à Toulouse, entre autres, c’est que la ville est « à taille humaine ». De fait on y croise souvent les mêmes gens, sans forcément les connaître. Dans l’un des chapitres, qui s’intitule « Des inconnus dans la ville », j’évoque cela. Des personnes, croisées régulièrement, au fil des ans, deviennent des êtres familiers sans qu’on ait besoin de leur parler. Ils font partie du décor en quelque sorte. Et quand je perds la trace de l’un d’eux, que je ne l’aperçois plus dans les rues, je me demande ce qu’il est devenu, où il est passé.
Tout au long de cet ouvrage vous soulignez combien le statut de piéton vous semble aujourd’hui menacé en ville. Est-ce l’un des symboles de ces grandes mutations qui touchent les villes, et que vous résumez par cette phrase de Charles Baudelaire : « La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel » ?
Cela devient en effet de plus en difficile de marcher en ville. Or une ville se découvre effectivement à pied, la tête en l’air. A Toulouse, la rue Alsace-Lorraine, qui en est l’une des artères principales, est devenue quasiment impraticable. La prolifération des vélos, des trottinettes, de toute une série d’objets roulants et glissants, rend les déambulations piétonnes de plus en plus pénibles et surtout périlleuses. Alors il faut trouver des lieux, des trajectoires qui permettent encore de flâner, de vagabonder dans la ville. Cela est rendu plus difficile encore en période de travaux, et celles-ci peuvent paraître interminables. Les travaux de la rue Alsace-Lorraine, pour en revenir à elle, ont été un calvaire qui a duré des années. Comme je l’empruntais matin, midi et soir pour me rendre ou rentrer de mon travail, j’ai vraiment ressenti au fond de moi cette impression de « destruction des villes en temps de paix », qui est une expression géniale du philosophe Jean-Claude Michéa. La nuit, le spectacle de tous ces trous, de tous ces tas de gravats, de tous ces bulldozers abandonnés, donnait vraiment l’impression que la ville avait été bombardée.
Les rues, les places, les commerces, les cafés, les boîtes de nuit et bien d’autres lieux encore sont au cœur de cette évocation de Toulouse qui se déploie globalement des années 80 à aujourd’hui. Pourquoi cet éloge amoureux regarde-t-il autant dans le rétroviseur ?
Ce n’est pas un livre générationnel mais j’ai la sensation, à 50 ans passés, d’avoir eu le privilège de connaître à la fois la France d’avant, celle des romans de Patrick Modiano et des films de Claude Sautet, et celle du numérique et des nouvelles technologies. Ce sont deux époques qui ne sont pas extrêmement éloignées dans le temps, 40 ou 50 ans environ, mais les modes de vie ne sont plus du tout les mêmes. J’ai par exemple connu la France des cabines téléphoniques. Un adolescent d’aujourd’hui, né avec un smartphone dans les mains, peut difficilement imaginer la poésie que cela recélait. On allait dans les cafés, avec des pièces dans les poches, pour téléphoner. Quand on ne pouvait pas joindre quelqu’un chez lui, on passait dans les endroits qu’il avait l’habitude de fréquenter pour voir s’il y était. Le plaisir de se retrouver était beaucoup plus intense. Aujourd’hui, le moindre SMS qui reste sans réponse plus d’une demi-heure génère une forme d’angoisse. Le sujet de mon livre est cette confrontation entre la modernité actuelle et un passé finalement assez récent.
Cette confrontation entre le passé et le présent ne s’incarne donc pas uniquement à travers des lieux mais aussi à travers des façons de vivre et vous soulignez qu’en dépit de sa réputation très conviviale, Toulouse est aussi une ville bourgeoise…
Oui Toulouse est une ville assez bourgeoise, mais d’une bourgeoisie ancienne, provinciale. C’est une ville dont le charme réside entre autres dans sa lenteur. Même si c’est une ville qui trépigne de plus en plus. Depuis quelques années, je suis stupéfait par le spectacle de ces jeunes actifs qui, le matin, boivent leur café dans des gobelets tout en marchant dans la rue. Nous avons toujours connu cela dans les séries télévisées américaines mais l’on a l’impression qu’à Toulouse aujourd’hui, à 8 heures du matin, plus personne n’a le temps de s’asseoir quelques minutes pour boire un café. Il y a une forme de frénésie, que l’on retrouve aussi dans tous ces discours triomphants et assez agaçants sur la Tech, présentant Toulouse comme une ville à la pointe de la modernité, alors qu’un autre de ses charmes est précisément son côté un peu plouc, provincial. Il ne faut pas en avoir honte et l’assumer, sinon nous partirions vivre à Londres ou à Berlin.
Parmi les exemples de cette quête d’une modernité à tout crin, celui de « l’Hyperloop » semble avoir retenu votre attention…
Il y a quelques années, en feuilletant le supplément d’un hebdomadaire national consacré à Toulouse, j’avais découvert le projet « Hyperloop », celui d’un train supersonique, en capsule, qui circulerait à plus de 1000 km/heure. Les Toulousains passent deux heures par jour bloqués dans les embouteillages sur la rocade mais avec cela on irait à Paris en 25 minutes. Cela me paraissait grotesque mais surtout, on avait l’impression d’être pris pour des imbéciles. Et dans ce même numéro, j’avais lu des articles sur Sigfox, l’IoT Valley, Mobility Urban, Adveez etc. Je découvrais des noms anglo-saxons, des sigles qui m’étaient encore plus étrangers que l’Occitan. Dans le même élan généré par cette fascination pour les start-ups, les incubateurs, les technologies de pointe, on constate, même si les élus n’aiment pas qu’on le souligne, que Toulouse est voie de gentrification, comme beaucoup d’autres villes. Les classes populaires disparaissent peu à peu du centre-ville, voire des faubourgs, et l’on y perd assurément beaucoup.
Le cinéma et la littérature, deux de vos grandes passions, font l’objet de chapitres spécifiques. En ville, le sort réservé aux salles de cinéma et aux librairies est-il, entre autres, le reflet de ce que vous désignez comme le « rouleau compresseur techno-marchand »?
En centre-ville, il existe encore une poignée de cinémas : l’ABC, l’American Cosmograph, anciennement l’Utopia, le Gaumont Wilson et surtout la Cinémathèque, qui a une très belle programmation. Il y aussi Le Cratère, même s’il est un peu excentré. Mais quand j’étais jeune, il y avait plus d’une dizaine de cinémas en centre-ville : le Rio, le Trianon, le Concorde, les Variétés et surtout Le Rex, qui était absolument génial car il programmait uniquement des reprises. Alors évidemment, à l’époque, en tant que cinéphile, j’aurais aimé avoir accès, en quelques clics seulement, à quasiment tous les films du monde, comme c’est le cas aujourd’hui. Le dommage collatéral de cet accès illimité à tous les films, c’est la fermeture des salles de cinéma. Or une ville sans cinémas, cela fait quand même bizarre. Pour les librairies c’est pareil. Dans une interview donnée au printemps dernier, Christian Thorel, le fondateur de la librairie Ombres Blanches, rappelait qu’au début des années 80 il y avait une quarantaine de librairies à Toulouse. Par ailleurs, et à l’image de ce foisonnement d’alors, Toulouse me semble être une ville d’écrivains comme peu d’autres en France le sont, du moins en province. Bon an mal an, une vingtaine d’auteurs, qu’ils soient Toulousains de naissance ou d’adoption, publient dans des maisons d’édition solidement ancrées dans le paysage littéraire. On pense évidemment à Jean-Paul Dubois, à Laurent Mauvignier, à Alain Monnier ou encore à Magyd Cherfi. Avant eux il faut se souvenir de Raymond Abellio, de José Cabanis, de Kléber Haedens, de Bartolomé Bennassar, de Xavier Patier, sans oublier Bernard Maris. Cette tradition littéraire de la ville semble se perpétuer.
Ce Petit éloge amoureux de Toulouse inaugure une nouvelle collection, chez Privat, que vous dirigez. En cette rentrée 2021 paraît également un Petit éloge amoureux de la librairie, de Patrick Besson. Comment avez-vous conçu cette collection et quels sont les projets d’ouvrages d’ores-et-déjà initiés ?
Avec Dominique Auzel, le directeur des éditions Privat, nous avons souhaité dédier cette collection à des lieux, mais pas uniquement au sens géographique du mot. Paraîtront donc dans les prochains mois des petits éloges des cafés, des salles de cinéma, mais aussi de l’Occitanie. Il n’y a pas de cahier des charges et les écrivains avec lesquels je travaille ont carte blanche pour des évocations libres, intimes, toujours singulières.
Propos recueillis par Nicolas Coulaud
Librairie Privat • Ombres Blanches