… Le citronnier brille à peine
Et l’ombre dessine dans ses vagues
Des frégates d’ombre et de soie.
Dans le patio andalou dédié à Federico Garcia Lorca, le citronner cher au poète se plait sur le mur blanc, tout comme le public dans l’ambiance chaleureuse des Tontons Flingueurs, ce bar-restaurant de si bon aloi (1).
Aujourd’hui ils accueillent le groupe Specchio, le miroir (en italien), un groupe tout neuf dont c’est l’un des premiers concerts.
Mais de quoi Specchio est-il le miroir (en italien) me demandais-je en faisant la route vers Tarbes ?
J’ai eu la réponse à l’heure promise.
D’abord d’un trio d’excellents musiciens: Bruno au chant et au cajón, Julien à la basse et au cajón, et Christophe au saxophone et à la guitare, – mais c’est quand il joue du cuivre que le groupe trouve toute son originalité -.
Des tarentelles du Sud de l’Italie aux danses des Balkans, le morceau Tutti frutti résume bien leurs métissages: de toutes leurs influences, ils ont avant tout retenu le rythme et le feeling (un mot anglais pour lequel je ne trouve pas de traduction pour une fois). Avec toujours ce chant très méditerranéen, italien du Sud même, que Bruno, – qui avait déjà une solide expérience de la scène avec Les Troublamours (2) -, a appris dans les Pouilles; c’est aussi, comme on l’a entendu sur le dernier rappel, un excellent percussionniste au tambourin dans cette tradition.
Toujours très gais et festifs, ils font leur miel de ces musiques de notre Mare Nostrum avec un penchant jazzy dans leurs improvisations, et ils savent ne pas faire trop durer leurs morceaux (3) pour en donner la substantifique moelle (même si on attend parfois quelques mesures de plus) et se faire désirer; avec des textes de qualité dont Bruno nous livre parfois la traduction, comme celle de Joli garçon:
Eh joli garçon, saute dans ce jardin, et ramène moi ce brin d’herbe, que j’en fasse une ceinture.
Dans leur pot pourri musical, on trouve bien sûr des traditionnels italiens, Con una rosa de Vinicio Capossela, Guarda che luna de Fred Buscaglione, mais aussi Palumella, une chanson populaire napolitaine anonyme de la fin du XVIIIe siècle, inspirée d’un air de l’opéra-comique « La Molinarella » de Niccolò Piccinni, ou le savoureux Via con me de Paolo Conte, et Canzone arrabitia, cette belle chanson enragée-engagée contre la guerre de Nino Rota, hélas très actuelle, (interprétée par Anna Melato dans « Film d’amour et d’anarchie, ou bien Ce matin à 10 heures, rue des Fleurs, dans la maison de tolérance bien connue… », réalisé en 1973 par Lina Wertmüller), et reprise de belle manière par Bruno:
Je pense à tant de gens dans l’obscurité
À la solitude de la cité
Je pense aux illusions de l’homme
Tous ces mots qui l’assomment.
Je chante pour qui n’a pas de chance…
Je chante ce soleil qui viendra
Qui se couchera, qui renaîtra
Aux illusions
À la rage qui me tient là…
Qui se marient avec bonheur à des traditionnels des Balkans, dont Gelem Gelem, je suis parti, je suis parti, l’hymne de la communauté Rom, Dumbala Dumba du groupe de musique tzigane Taraf de Haïdouks, Maki Maki du grand Goran Bregović etc,.
Mais aussi à Água de Beber (De l’eau à boire), une superbe bossa nova d’Antônio Carlos Jobim,
Et encore à J’aimerais tant savoir, un blues sur un texte de Bernard Dimey (4), grand poète méconnu, qui se demandait souvent « pourquoi il devait vivre parmi des nains », mais qui écrivit pour des géants: Yves Montand, Charles Aznavour, Serge Reggiani, Henri Salvador, Patachou, Juliette Gréco, Les Frères Jacques, Mouloudji etc. etc.
J’aimerais tant savoir comment tu te réveilles,
J’aurais eu le plaisir de t’avoir vue dormir
La boucle de cheveux autour de ton oreille,
L’instant, l’instant précieux où tes yeux vont s’ouvrir.
On peut dormir ensemble à cent lieues l’un de l’autre,
On peut faire l’amour sans jamais se toucher,
L’enfer peut ressembler au Paradis des autres
Jusqu’au jardin désert qu’on n’avait pas cherché.
Ils dédient à Pierrot Domengès, leur hôte en ces lieux, un Venti quattro mila baci, 24000 baisers, d’Adriano Celentano, tout à fait justifié pour celui qui, inlassablement, envers et contre tout, se consacre à faire vivre le spectacle vivant, que ce soit ici aux Tontons Fligueurs ou à la Gespe – dont la saison 2021-2022 s’annonce passionnante (https://www.lagespe.com/) -, avec la passion du vrai Républicain qu’il est.
Ils ont leurs fans, leur tifose devrais-je dire, car une majorité de femmes, certaines les dévorant des yeux, et nous offrent 3 rappels, dont un chant traditionnel des Tsiganes de Roumanie, Dicta mamo, très inspiré dans l’improvisation pizzacata (5). Pour finir en beauté.
En repartant heureux ainsi que mes amis, je sais maintenant que Specchio est le miroir d’un grand éclectisme, à la recherche de la mythique « tarentelle thérapeutique » (6), et qu’ils font souffler là où ils se produisent une chaleur torride, comme celle du Salento, mais traversée de brises adriatiques.
Et qu’ils étaient parfaitement à leur place aux Tontons Fligueurs, la seule tarentule nous ayant piqué ce soir étant celle du partage et de la convivialité.
Un vin rouge puissant et fruité comme ceux issus des cépages Primitivo, Negroamaro ou Malvasia Nera, du Salento, aurait été de circonstance, mais le Mourvèrdre Les Jamelles (cépage rare du Minervois) qu’on nous a servi ce soir n’était vraiment pas déplacé, et nous y avons bien fait honneur.
Longue route à Specchio avec ses « musiques de guérison »: nous en avons bien besoin dans cette période de dérèglements climatiques et autres.
Pour en savoir plus :
1) Les Tontons Flingueurs – 2,rue du Corps Franc Pommiès, 65000 Tarbes – Tel. : 09 71 34 94 40
2) Je me souviens de L’association Caravansérail qui a vu le jour à la fin des années 90, pour offrir des spectacles pour enfant (contes, marionnettes et ombres chinoises) et de la musique (de la rue aux salles de concerts). À l’interprétation des vieilles chansons françaises, les Troublamours ajoutaient déjà les découvertes de l’univers tzigane et de la musique populaire du sud de l’Italie, dans une « tarentelle gitano guinguette », avec accordéon et orgue de barbarie en particulier.
3) Quand j’avais 16 ans, mon professeur de théâtre, Monsieur Roger Portés du Français (de la Comédie Française) au Théâtre du Taur me répétait: « jeune homme, il vaut mieux un bon spectacle trop court qu’un mauvais spectacle trop long »; ce que je me suis toujours efforcé d’appliquer dans mes propres créations.
4) Bernard Dimey (1931-1981), dont le grand public ne connaît que Syracuse popularisé par Henri salvador, trainait une mauvaise réputation d’alcoolique, mais les mauvaises langues oubliaient de dire qu’il le devint pendant la Guerre d’Algérie où il n’avait pas demandé à aller comme nombre des ses contemporains et dont il revint traumatisé; il fait partie de ces poètes maudits du XXe siècle qui méritent vraiment d’être découverts, ou redécouverts (comme Gaston Coûté dont Gabriel Yacoub a magnifiquement mis en musique Jour de lessive). Même s’il est totalement désespéré, il faut aussi écouter cet autre texte Si tu me payes un verre chanté superbement par Serge Reggiani:
Si tu me payes un verre, je ne te demanderai pas Où tu vas, d’où tu viens, si tu sors de cabane, Si ta femme est jolie, ou si tu n’en as pas, Si tu traînes tout seul, avec un cœur en panne… Je ne te dirai rien, je te contemplerai; Nous dirons quelques mots, en prenant nos distances, Nous viderons nos verres et je repartirai Avec un peu de toi, pour meubler mon silence…
5) N’oublions pas que les victimes des piqures de tarentule soignées par cette musique étaient des femmes marquées par la fatigue travaillant plus de dix heures par jour penchées sur des champs arides, rendues folles par la misère noire.
Une tarentule mord une cheville: aussitôt c’est la course aux tambourins et aux danses frénétiques, jusqu’à ce que le venin sorte du corps. A l’origine de la tradition qui est célébrée chaque année dans les Pouilles, il y a un véritable « exorcisme musical »: il s’agit de la «pizzica» (danse populaire qui fait partie de la famille plus large des tarentelles), et de ses variantes «pizzica tarantata», «pizzica scherma» et la plus commune «pizzica-pizzica».
Devenue avec le temps une attraction de portée internationale, la pizzica de nos grands-parents n’était pas un simple divertissement puisqu’elle était considérée comme une pratique à visée thérapeutique: comme dans les danses des bacchantes de Dionysos, dieu du vin et de l’ivresse dans la mythologie grecque, la danse se pratiquait dans le but de donner libre cours au sentiment d’oppression ressenti par les mères, les épouses et les sœurs de nos ancêtres.
La pizzica se déplace de façon itinérante tout le long des Pouilles (Calimera, Carpigano Salentino, Castrignano dei Greci, Corigliano d’Otranto, Cutrofiano, Martano, Martignano, Melpignano, Soleto, Sternatia e Zollino) jusqu’à arriver à Melpignano pour la soirée conclusive qui se déroule le 24 août. Pour cette grande occasion l’Orchestra popolare Notte della Taranta (l’Orchestre populaire Nuit de la Tarentule) accompagne jusqu’à tarde nuit les exhibitions d’importants groupes de la scène salentine et internationale.
http://www.italia.it/fr/home.html
6) Pizzacato: Chez les instruments à cordes frottées, le pizzicato consiste à pincer les cordes avec les doigts de la main droite au lieu d’utiliser l’archet. Dans la musique classique, on le note « pizz » au niveau des notes concernées, mais cette technique se pratique aussi dans toutes les musiques traditionnelles, dont elle est certainement héritée, en particulier en Italie avec les danses pizzica et tammurriata, qui évoquent tout de suite le Sud de la péninsule, rendues célèbres dans le monde entier par la Nuova Compagnia di Canto Popolare et le ténor Pino de Vittorio en particulier.