les 2, 3 et 4 septembre 2021 à Saint-Pierre-des-Cuisines
Jean-Pierre Armand est une figure bien connue du milieu théâtral toulousain depuis la fin des années 1960, époque où il a fondé sa compagnie le Théâtre Cornet à dés. Un demi-siècle et une soixantaine de créations plus tard, le metteur en scène reste fidèle aux scénographies audacieuses qui ont fait sa réputation, les plus récentes ayant souvent été dédiées à des femmes (Camille Claudel, Olympe de Gouges) ou des artistes (Toulouse-Lautrec). Cette galerie de portraits se prolonge avec Brel debout, à découvrir à Saint-Pierre-des-Cuisines les 2, 3 et 4 septembre à 20h30. Entretien avec un inconditionnel du grand Jacques.
Quelle est votre relation personnelle avec Jacques Brel, le personnage et son œuvre ? Est-elle ancienne et liée à une transmission familiale ?
Je ne peux pas dire que ses disques étaient particulièrement écoutés dans ma famille mais en effet, ma relation avec Brel est ancienne. Lorsque j’étais adolescent dans les années 1960, il faisait partie, au même titre que Brassens et Ferré, des auteurs-compositeurs-interprètes qui ont renouvelé la chanson française à la suite de Trenet, leur maître à tous. On les entendait beaucoup sur les ondes et c’est en découvrant ses chansons à la radio que je me suis pris de passion pour Brel. Je sais bien qu’il faut que les temps changent mais depuis trente ans maintenant, sauf rares exceptions, la scène française est un véritable désert si on la compare à cette période. On ne voit plus d’artistes se donner autant, dire des choses aussi fortes et profondes ; les personnalités d’une telle dimension n’existent plus. Brel fait partie de la légende, celle d’un monde aujourd’hui disparu.
Qu’est-ce qui vous impressionnait le plus chez Brel ? Les textes de ses chansons ou sa manière de les interpréter ?
C’est une question fondamentale, le concernant. Bien sûr, ses textes étaient en eux-mêmes très intéressants, ses musiques très belles, mais la manière dont il les interprétait les sublimait complètement. Brel touchait au sublime sur scène, le mot n’est pas trop fort. Quand on lui a conseillé d’arrêter de chanter en s’accompagnant à la guitare, il a utilisé son corps, ses grands bras, ses mains, pour mettre en relief ce qu’il disait dans ses textes. J’ai le sentiment que c’est presque malgré lui, de façon instinctive, qu’il incarnait ses chansons, révélant ainsi tout son art et son être le plus intime. Il avait confié à ses proches, notamment à « Jojo », Georges Pasquier, et à Gérard Jouannest, que c’est en interprétant ses chansons qu’il en devinait le sens profond. Chez Brel, c’est le corps qui parlait avant tout.
Est-ce qu’on peut dire que Brel, non seulement « vivait » ses chansons, mais même qu’il était quasi « possédé » par elles ?
Ah oui, je crois qu’on peut le dire. Il se sentait toujours très mal les jours de concert au point de vomir avant d’entrer en scène. Brel se donnait corps et âme sur un plateau au sens premier de l’expression. Il trempait ses chemises et changeait plusieurs fois de costume pendant ses concerts, il ne s’économisait jamais. À l’inverse de ce qui se fait de nos jours, où l’on murmure on ne sait trop quoi devant un micro, l’engagement de Brel était total sur scène et tout son corps y participait. On ne peut pas comparer ça avec ce que l’on peut voir et entendre aujourd’hui, où l’on se prend pour une vedette en une semaine parce qu’on est passé à The Voice ou quelque autre émission de télévision du même genre.
Venons-en maintenant à votre spectacle, pourquoi ce titre : Brel debout ?
Parce qu’il est encore parmi nous et « en mouvement », comme il le disait lui-même, dans la tête de nombreuses personnes. Pour les admirateurs et les amoureux de Brel, ses chansons sont toujours actuelles et il reste bien vivant. Même pour les jeunes, Amsterdam, Ne me quitte pas, Quand on n’a que l’amour, ça existe, ça leur parle parce qu’y sont traités de façon magnifique des thèmes éternels. Brel est debout parce que ses chansons n’ont pas été oubliées et qu’on ne peut les entendre sans le revoir sur scène. Nous avons osé faire un spectacle sur cet immense artiste parce que je le crois très présent dans l’esprit de beaucoup de gens. Il faut savoir qu’à Toulouse, il n’y a plus aucune trace de Brel depuis plus d’un demi-siècle.
Jacques Brel © Tom Robinson
Brel « debout », est-ce que ce n’est pas aussi parce qu’on a du mal à l’imaginer assis ?
Il est impossible de l’imaginer assis. Brel aimait la chanson mais il était d’abord une sorte de journaliste. Il rêvait d’écrire des romans mais n’y est jamais parvenu. Il s’est donc orienté progressivement vers la chanson mais ce qu’il voulait plus que tout, c’était écrire. Une fois qu’il a estimé avoir dit tout ce qu’il avait à dire par ce moyen d’expression, il n’a pas continué comme tant d’autres, il n’est pas resté « assis » en profitant de sa réputation. Il a appris à piloter un avion, à naviguer, il a vécu un peu comme un nomade. L’essentiel était de ne surtout pas rester figé dans une posture, pour ne pas dire une « im » posture. Pour lui, le bourgeois, c’était celui qui ne bouge pas : ne plus être en mouvement, être immobile, c’était la mort.
Voulez-vous montrer dans ce spectacle « votre » Brel, l’homme tel que vous l’imaginez à travers ses chansons, ses interviews, et ce que l’on sait de sa vie ? Plus encore que l’artiste, faire découvrir le Brel intime ?
Oui, il ne s’agit pas du tout de rendre hommage à Brel par un banal récital de ses chansons les plus connues mais plutôt de montrer l’homme à travers un fait largement occulté dans sa biographie, la grande amitié qui l’unissait à Georges Pasquier. Quand il a appris la mort de Pasquier alors qu’il était parti pour les Marquises, se trouvant déjà à mi-chemin de la France, Brel est revenu pour assister aux obsèques de Jojo, l’ami qui l’avait suivi tout au long de sa carrière. Il lui a consacré cette très belle chanson qui se termine par : « Six pieds sous terre, Jojo, tu n’es pas mort… Six pieds sous terre, Jojo, je t’aime encore ». Cette relation unique, j’ai voulu la faire revivre et la mettre en scène parce que, pour moi, il y avait dès le départ un problème : personne ne peut incarner Brel sur scène après Brel. Qu’on l’imite pour amuser le public, d’accord, mais on ne peut pas être Brel et chanter ses chansons sur un plateau comme il le faisait. Ce serait une malhonnêteté intellectuelle et un manque de respect.
J’ai donc imaginé une rencontre avec Georges Pasquier, face à la grande bleue, dans le cabanon que Brel avait aménagé à Roquebrune-Cap-Martin, et que lors de ce petit séjour fictif, Jojo se mettait au piano et chantait le répertoire de son ami. C’est là que s’établit leur relation amicale, les questionnements sur la vie, la mort, l’amour, les femmes, etc. En somme, c’est Georges Pasquier qui interprète Brel, ce qui change notre regard et rend les choses possibles et même crédibles, entre autres par la scénographie. J’ai mis sur scène la voile du bateau de Brel, l’Askoy. On le voit au milieu des voiles, on l’imagine près du clavier, dans la pièce où joue Georges Pasquier alors que naît ce qui deviendra une immense amitié. Jojo chante son ami Jacques et bien que ce soit une fiction, tout ça est permis. Ce n’est pas contrefait, ce n’est pas malhonnête de présenter les choses ainsi, c’est sincère. Georges Pasquier peut chanter Brel parce qu’il ne prend pas sa place.
Jacques Brel en 1962 sur le plateau de l’émission Domino 21 de Nijs/Anefo
De quoi avez-vous nourri ce spectacle-hommage à Brel ? Avec des chansons, bien sûr, mais aussi avec des anecdotes, des extraits d’interviews ?
Il y a seize chansons, parmi les plus grandes qu’il a écrites, interprétées par Raphaël Breil, un très bon pianiste et un excellent chanteur. Je le dis en passant, il a quelque chose de Jojo et voir ça sur scène est assez troublant. Sur la voile que j’ai évoquée précédemment, des images de Brel sont projetées. On voit des photos de lui, de son bateau, de son avion, de son univers intime. On entend aussi sa voix lors d’interviews. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un récital de chansons de Brel. C’est un spectacle sur une rencontre, une amitié profonde entre deux hommes : un qui s’appelle Jacques Brel et l’autre Georges Pasquier dit Jojo. Nous sommes dans l’intimité de cette rencontre et il y a de nombreuses anecdotes pour l’illustrer sur le plateau.
Revenons à Raphaël Breil, le chanteur et musicien qui joue le rôle de Jojo, celui qui interprète les chansons de Brel sur scène. Pouvez-vous nous en dire plus sur lui ?
À la base, il est pianiste et enseigne le piano dans les écoles. Il adore Brel parce qu’il a eu la chance de rencontrer, tout à fait fortuitement, un journaliste belge qui avait réalisé plusieurs interviews de son célèbre compatriote, notamment une très importante peu avant que Brel ne parte aux Marquises. Breil a rencontré ce journaliste à Toulouse et leurs discussions ont suscité un tel engouement en lui qu’elles ont débouché rapidement sur un récital de chansons. Voilà comment est née la passion de Breil pour Brel. Il a fallu qu’il adapte toutes les musiques originales, toutes les mélodies des chansons au piano. Rien que cela, c’est déjà un tour de force. Il chante donc Brel à sa façon et il incarne Jojo avec grand talent, dans ce spectacle unique en son genre à ma connaissance.
Autre chose : il y a le Brel auteur-compositeur-interprète de chansons, mais aussi le Brel acteur de cinéma. On l’a vu très bon dans L’Emmerdeur de Molinaro, dans L’aventure, c’est l’aventure de Lelouch et dans Les Risques du métier de Cayatte. Est-ce que cet aspect du personnage, ce versant de sa carrière sont évoqués dans Brel debout ?
Non, à aucun moment, même si j’ai de l’admiration pour l’acteur Brel. Aborder cet aspect sur scène aurait grandement compliqué la tâche et ne me semblait pas pertinent. Le Brel de la chanson, le Brel de l’écriture est à mes yeux largement suffisant et « signifiant », si l’on peut dire. J’ai donc focalisé le spectacle sur ce Brel-là et la relation qu’il avait avec Jojo, l’ami intime.
Le chanteur Ricet Barrier a rapporté qu’un jour Brel aurait dit à Gainsbourg : « Toi tu triches et moi je me trompe. » Que vous inspire cette anecdote ?
Elle est assez parlante, les mots sont forts. Gainsbourg et Brel avaient des styles très différents, qui ne véhiculaient pas la même chose, qui ne s’adressaient pas au même public. Gainsbourg était bien plus ancré dans le show-biz, ce qui n’empêche pas que je l’aime et que j’apprécie son talent. Je crois que l’intention que l’on peut prêter à Brel, dans cette anecdote, est qu’il reprochait justement à Gainsbourg son goût pour l’argent et les paillettes. Je ne vois pas sinon en quoi l’auteur de La Javanaise aurait « triché ». Et encore plus étonnant, en quoi Brel se serait-il « trompé » ? Il chantait toujours la vérité de son cœur, de sa pensée, j’en suis convaincu. Quand on écoute Orly, une de ses plus belles chansons et une des plus belles chansons sur l’amour, comment peut-on imaginer qu’il se trompe ?
En revanche, ce qui est sûr, c’est qu’il était très exigeant avec lui-même, qu’il se jugeait probablement sans complaisance et qu’il pouvait dès lors être insatisfait au point d’avoir l’impression de se tromper. D’ailleurs, une des raisons pour lesquelles il a arrêté la chanson est qu’il pensait avoir donné tout ce qu’il pouvait donner, dit tout ce qu’il avait à dire. Il avait donné tout son cœur, toute son âme, et considérait n’avoir plus rien à ajouter donc il devait faire autre chose. Continuer dans ces conditions aurait été artificiel, en faisant usage de vieilles ficelles, et là ça aurait été tricher. Sa carrière sur scène est d’une authenticité totale. Elle a été finalement très courte, une grosse dizaine d’années, ce qui lui confère une densité incroyable. Il s’est arrêté alors qu’il n’avait pas 40 ans quand d’autres jouent les prolongations sans fin jusqu’au pathétique. Et il est mort à l’âge de 49 ans seulement, rappelons-le…
Jacques Brel à Toulouse en 1962 © André Cros / Archives municipales de la ville de Toulouse
Une question importante pour finir : à quel public s’adresse ce spectacle ? Autant aux connaisseurs et aux passionnés de Brel qu’à ceux qui veulent le découvrir ?
À tout le monde ! Bon, peut-être pas quand même au moins de 10 ans mais presque. Les jeunes d’aujourd’hui adorent Brel. Certes, ils n’ont pas connaissance de l’ensemble de son répertoire mais ils connaissent et aiment ses grandes chansons, les grands classiques. Brel parle encore à tous, Brel touche toutes les générations. J’ai conçu ce spectacle de manière à montrer aux jeunes et aux moins jeunes toutes les facettes du caractère, de la personnalité de Brel : le nomade, le rêveur, le curieux de tout qui voulait toujours « aller voir » comme il disait. Qui ne serait pas touché par ça ?
Et puis bien sûr, j’ai voulu montrer toute l’intimité de l’amitié qu’il a eue avec Jojo Pasquier. Quel ami était Brel ! Il était beaucoup plus ému par l’amitié masculine que par l’amitié féminine. Contrairement à ce qu’on a pu dire, je ne pense pas qu’il était misogyne mais il se croyait laid alors qu’il ne l’était pas, ce dont il a pu souffrir avec ces dames. Il se faisait une très haute idée de l’amour, que les femmes ne pouvaient selon lui pas atteindre. Il était épris d’absolu et rêvait de « l’inaccessible étoile » comme il le chante dans cette chanson poignante qu’est La Quête. Brel était en quête permanente, il cherchait sans cesse.