C’était cette année le 50e anniversaire de la disparition, au début d’un triste mois de juillet, de Jim Morrison, une des « idoles du rock-and-roll » ; même si la musique de son groupe était bien autre chose que cela, et lui bien plus qu’un simple chanteur à la voix de baryton, au physique avantageux.
De nombreux témoins de sa vie et de ses derniers jours ont disparus, sa légende a recouvert son souvenir d’une poussière dorée et grise à la fois, enrobée de fioritures parfois de pacotille.
Nombreux ont été les hommages qui lui ont été rendus ces derniers temps, plus ou moins inspirés, avec des révélations parfois sordides comme celle d’une « héroïne non coupée qui ne lui était pas destinée », alors qu’il est de notoriété publique qu’il n’en prenait pas, contrairement aux doses d’alcool phénoménales qu’il ingurgitait.
Personnellement, je lui ai rendu hommage dans Mes Poètes du Rock, une de mes créations avec mon ami et guitar-hero Serge Faubert, en 2007, et de nombreuses fois depuis.
J’ai donc hésité à prendre la plume à son sujet dans ma chronique sur Culture 31.
Mais Jim Morrison a bouleversé ma vie !
Et nous vivons à une époque où on lance comme des produits manufacturés des chanteurs ou des chanteuses dont la vacuité des textes est souvent affligeante.
Alors il faut parler de Jim Morrison « l’homme de mots », comme il se définissait lui-même, le poète au sens premier du terme: celui qui a créé.
C’était en 1968, je n’avais pas encore 20 ans et je ne voulais pas devenir militaire, même haut gradé, comme c’était de tradition dans ma famille de Légionnaires ; mais poète.
Comme lui, mais je ne le savais pas encore.
J’ai d’abord eu la chance de le voir cette année-là sur scène, beau comme un dieu grec, dans un rituel oedipien, psalmodiant ses poèmes en de longues incantations suivies de pauses prégnantes, à la manière de Julian Beck du Living Theater, sur le tapis sonore que lui tissaient Ray Manzarek et les Doors. Certains critiques le comparaient alors à « un archange préraphaélite », tant il avait tout pour lui: la beauté et le talent; mais « plus dure sera la chute », comme le chantera Lavilliers.
J’ai découvert ensuite qu’il était aussi fils de militaire, d’un amiral même, et qu’il connaissait par cœur nos poètes français, et bien d’autres, que nombre de ses phares étaient les miens : Arthur Rimbaud, bien sûr, mais aussi Verlaine, Villon, Apollinaire, mais aussi Whitman, Machado, Dickinson, Shelley ou Byron etc., dont il récitait des extraits par cœur.
Que la première fois qu’il a eu entre les mains une édition à compte d’auteur de ses poèmes, il a pleuré en disant : « c’est la première fois que je ne me suis pas fait avoir » (c’est Hervé Muller, disparu ce printemps avant d’avoir vu la fin de nos assignations à résidence, qui l’a raconté dans sa biographie « Jim Morrison au delà des Doors » chez Albin Michel/Rock and Folk).
Qu’il voulait juste écrire de la poésie, que c’était pour cela qu’il était venu à Paris, la patrie des Poètes ; mais que même là, il n’arrivait plus à écrire, pourchassé par ses démons.
J’ai appris enfin sa fin de vie tragique, à la fin du mois de juillet 1971, par des amis musiciens, au bout d’un long chemin de croix, celui des vrais artistes non préparés à la machine du show-business et broyés par celle-ci ajoutée à la répression féroce des années 70, en particulier aux USA, contre ceux qui sortaient du rang, et son ensevelissement en catimini au Père Lachaise, non loin d’Oscar Wilde et des Fédérés ; et d’Alain Kardec: j’ai voulu croire, comme ce mystique breton, qu’à sa mort, l’âme de Jim est devenu une étoile de la Voie lactée. Car je n’arrive plus, lors de mes visites dans ce cimetière envahi par les touristes à m’approcher de sa tombe qui déborde, pour ne pas dire autre chose, sur celles qui l’entourent, souvent sans le respect dû aux défunts que l’on soit croyant ou non.
Immensément naïf, je voulais alors l’inviter dans le Sud, en Occitanie, « dans la maison de ma grand-mère au bord de la Garonne, pour aller marcher sur le vieux chemin de halage, écouter le chant des oiseaux, pêcher la truite dans les lacs des Pyrénées (un vieux remède que j’avais déjà éprouvé), et qu’il retrouve l’inspiration, qu’il recommence à écrire les recueils de poésie qu’il portait en lui…»
Comme beaucoup d’artistes, comme beaucoup de poètes, il ne rêvait que d’écrire des poèmes et de réaliser ses films poétiques, avant d’être projeté devant des centaines, des milliers de personnes: Jim Morrison se sentait étranger dans la foule.
Car l’autodestruction a bon dos !
Entrainé dans le tourbillon du succès, multipliant les concerts, dormant souvent dans les loges ou dans les avions, entrainé dans le cycle somnifères-amphétamines-alcool, comme les grandes chanteuses de blues, accusé à tort « d’exhibitionnisme sur scène » et harcelé par la « justice » de son pays (surtout coupable aux yeux de celle-ci d’encourager son vaste public à la désertion), décédé à Paris à l’âge de 29 ans, Jim Morrison vaut beaucoup mieux que l’image négative donné par certains médias et par la police américaine, FBI en particulier, et même par le film d’Oliver Stone, dont les scènes de concerts sont pourtant bien reconstituées avec Val Kilmer convaincant dans le rôle titre, mais qui en en a fait un adepte de la magie noire.
Il reste pour moi (et je l’espère pour beaucoup, y compris dans la jeunesse actuelle), un magnifique chanteur de blues et surtout un grand poète américain, comme en témoigne ce court texte HORSE LATITUDES qui évoque les bateaux à voile, passant le Cap de Bonne Espérance au XVIIIe siècle, par temps plat, et immobilisés par le manque de vent, larguant les chevaux par-dessus bord pour essayer de repartir, et qu’il déclamait sur scène comme un possédé:
Aux latitudes du cheval
Lorsque la mer tranquille conspire en armure
Et que moroses et avortés
Ses courants engendrent des monstres minuscules
Les voiles connaissent la mort.
Instant de malaise
Et le premier animal est largué par-dessus bord
Ses pattes pompant furieusement
Leur raide galop vert.
Les têtes se dressent brusquement
Equilibre
Délicatesse
Pause
Consentement
Dans l’agonie du naseau muet
Soigneusement purgé
Puis scellé.
Grâce à Jim Morrison, j’ai compris que « même si nous sommes des passagers de la tempête (…), nous devons nous réapproprier nos corps comme nos esprits ». Au-delà d’une révolte spontanée, il affirmait que « seul l’Amour rend beau », et que « personne n’a le droit de nous dicter nos choix de vie ».
Il s’est avancé, comme Hendrix ou Joplin, nu et terriblement vulnérable, sur les tréteaux de la place publique, il a payé de sa vie le détournement des médias, à une époque où ceux-ci devenaient la chasse gardée d’une politique autoritaire, dans une démocrature en puissance.
Rien détonnant à ce qu’il soit dans la bande originale du film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, avec ce chef d’oeuvre qu’est The End. Qu’il soit la voix d’une génération !
Malgré la violence féroce de la répression contre ceux qui osèrent défier l’ordre établi, malgré cette guerre du Vietnam où de milliers de jeunes soldats choisis parmi les plus pauvres perdirent la vie, d’un côté comme de l’autre, et de civils innocents, les sixties furent malgré tout une période magnifique, une formidable explosion de sensations nouvelles, une renaissance intellectuelle, une floraison sans précédent dans tous les domaines artistiques sans exception: on a pu parler de Printemps au pluriel. Il n’y avait pas le Sida, ni la Covid (l’Académie a féminisé ce virus; pour stigmatiser les femmes une fois de plus ?). Et la prospérité économique régalait encore les appétits les plus forts, après de longues périodes de disette; il n’y avait pas encore la pandémie qui restreint désormais nos libertés sous le vernis de la santé publique…
Et un grand souffle de libération est passé sur nous, -en particulier sur ceux qui sont nés comme moi dans les années d’après-guerre-, dont Jim Morrison reste un symbole étincelant, peut-être le plus tangible, par sa simple humanité, par ses enregistrements et ses poèmes.
Cette époque, c’était celle de ma jeunesse et elle m’a marquée de façon indélébile.
Jim Morrison a bouleversé ma vie !
Kevin Coyne, un grand petit rocker anglais très déchiré, à la voix superbe d’écorché vif, pour lequel j’ai organisé des concerts avec Michel Grèzes, m’a raconté que « Ray Manzarek lui avait téléphoné à l’automne 1971 pour lui proposer de remplacer Jim Morrison » et qu’il l’avait insulté. Vrai ou faux, je ne sais pas, mais la réponse qu’aurait fait Kevin était tout à fait juste: « Nul ne remplacera Jim Morrison »!
J’ai continué à écrire des poèmes, mineurs sans doute (mais comme me l’a dit un jour mon ami Francis Bébey: « il vaut mieux écrire à notre petit niveau que ne pas écrire du tout »). Et j’ai lu tous les siens parus chez Christian Bourgois en particulier.
Treize ans plus tard, je me suis souvenu de ses mots: « Le tramway bleu m’appelle et c’est la mort qui le conduit ». Alors, j’en ai changé juste un: « le tramway bleu m’appelle, et c’est le rêve qui le conduit ». Et au Théâtre des Mazades, entouré d’ami-e-s, musiciens et danseuses du Ballet du Capitole (dont la regrettée Françoise Bettini qui vient de disparaître prématurément), j’ai créé un spectacle qui s’appelait Le Tramway Bleu, en souvenir de cette étoile filante de la Poésie:
JIM MORRISON (L’ARCHANGE AUX AILES ARRACHEES)
Parmi les gens étranges
Tu hurlais à la vie
Dans la cuisine du cœur
Tu priais l’Amérika
Mais elle ne t’écoutait pas
Les Indiens écrasés
Par les cars farcis d’yeux
Ont inondé de sang
Ton écran fantastique
Mais toi seul les voyais
Tu rêvais d’exorcisme
Dans ton jeu d’alchimiste
Perdu dans l’orage magnétique
De ton théâtre-météo
Mais autour de toi ils firent le désert
Toi l’enfant sauvage
Le shaman bleu
Tu as fait trembler
Les murs de la cité
De ton cri originel
Tu voulais revenir
Dans la forêt profonde
Parmi les temples en ruines
De ton peuple oublié
Mais la garce du XXesiècle
A coulé ta pirogue de cristal
Tuant l’image de ton père
Et violant celle de ta mère
Qui buvaient la vie douce
De leurs enfants-vietnam
Tu t’es enfui par le métro
Terminus Père Lachaise
On t’appelait Jim Morrison
Prince Dragon crucifié
Sur l’autel aseptisé
Du fantasme américain
Pax Americana
Tout a été nettoyé
Archange fracassé
Ils t’ont arraché les ailes
Mais dans mes châteaux cathares
Je t’entends souvent chanter le soleil.
Paris 10-VIII-1971 (in « Le Tramway Bleu » 1984)
Pour en savoir plus :
Bibliographie succincte de Jim Morrison :
Wilderness, trad. Patricia Devaux, C. Bourgois, 1991, dern. rééd. 2010.
La nuit américaine, trad. Patricia Devaux, C. Bourgois, 1992, dern. rééd. 2010.
Arden lointain, trad. Sabine Prudent et Werner Reimann, C. Bourgois, 1988, rééd. 1992.
Une prière américaine et autres écrits, trad. Hervé Muller, C. Bourgois, 1978, dern. rééd. 1997.
Seigneurs et nouvelles créatures(Lords and the New Creatures), trad. Yves Buin et Richelle Dassin, C. Bourgois, 1976, dern. rééd. 2001.
Personne ne sortira d’ici vivantJerry Hopkins/Dany Sugerman R.Laffont 1980
Films : Feast of friends de Paul Ferrara (1969) où l’on voit comment les policiers montaient sur scène pour faire taire Morrison, et le matraquer…
When You’re Strange de Tom DiCillo (2009), peut-être le plus fidèle à l’histoire du groupe.
Et bien sûr, il faut écouter tous les disques des Doors (avec Jim Morrison) de The Doors(1967) à LA Woman(1971).