Au moment où Madame la Ministre de la Culture semble, enfin, réagir contre le monopole d’Amazon, en soutenant la proposition de loi de Laure Darcos « visant à conforter l’économie du Livre » adoptée le 8 juin au Sénat (1), je viens de lire avec un grand intérêt le numéro 26 de la collection Tracts de Gallimard (2) consacré par Christian Thorel aux « Essentielles Librairies » : un « tract » qui est tombé à pic en avril 2021 ; même si les Librairies avaient déjà obtenu le droit de rouvrir leur portes, mais pas les Cinémas, Musées et Salles de spectacles, considérées encore « non essentiels » dans la France du confinement sanitaire (contrairement aux grandes surfaces, bureaux de tabac ou PMU).
Il faut savoir qu’Amazon facture 1 centime d’euro à ses clients les frais d’envoi des livres achetés sur sa plateforme. Même si la pratique est légale et même si l’opérateur est, hélas, souvent compétitif dans le choix des livres disponibles et le service rapide, les trois mille trois cent libraires indépendants ne peuvent se le permettre, sauf à vendre à perte et à menacer leur économie toujours fragile.
On ne l’écrira jamais assez : ce sont les indépendants qu’il faut soutenir!
Par conviction et par philosophie certes, mais aussi pour faire vivre la loi de la concurrence : tout monopole est dangereux.
Et ne serait-ce que pour fêter les 40 ans de la loi sur le prix unique du Livre.
C’est le credo de toute une vie: celle de Christian Thorel.
Quand on demandait à Samuel Beckett « Pourquoi écrivez-vous ? », il répondait «Bon qu’à ça !». La réponse va comme un gant à celui qui a fait de la Librairie Ombres Blanches ce qu’elle est aujourd’hui, c’est à dire un havre incontournable pour les passionnés de littérature, « un lieu de perdition » comme dit ma chère épouse qui surveille les cordons de ma bourse, -tout en s’adonnant elle-aussi à ce plaisir délicieux-.
Cet homme pressé, mais qui prend toujours le temps de s’arrêter pour boire un café avec les amis, connaît la fragilité des printemps littéraires, dont il est en quelque sorte l’horticulteur. Il cultive depuis 40 ans des jardins de papier et des vergers de livres, depuis ses études sous tension intellectuelle entre les quais de la Seine et le campus de Rangueil, entre rationalisme managérial et folie créatrice, essayant d’éterniser celle-ci, pour ne pas perdre de vue l’essentiel justement, d’aider ces fleurs fragiles à s’épanouir, en une sorte de renaissance.
Après une enfance sans trop de livres, sa curiosité intérieure, sans incitation familiale -ses parents n’ayant pu poursuivre des études-, est née d’un respect, en même temps que d’une envie de possession de la chose écrite, et d’une grande capacité mémorielle. Mais surtout d’une volonté passionnée de faire partager cette passion, entre l’édition et la librairie, entre « vitesse d’éclosion du papier et permanence de ses fruits ».
Ce qu’il raconte fort bien dans ce Tract (qui demande cependant une attention soutenue) ; sans oublier les combats pour en arriver à ce qu’est aujourd’hui une librairie digne de ce nom dans un pays démocratique.
Il ne s’agit pas d’un engagement politique, mais plutôt de la défense de convictions développées dans un groupe d’amis passionnés par le « commerce des pensées ».
Au delà d’une éthique et d’une philosophie de celui-ci, la pratique « librairiale » de Christian Thorel est animée d’une « morale » héritée, elle, peut-être de ses ancêtres protestants. S’il n’a pas eu une enfance et une adolescence irriguée par les livres, ses parents considérant même la gourmandise, des livres en particulier, comme un péché, la lecture compulsive lui a été longtemps étrangère.
Mais il s’est depuis largement rattrapé et il a butiné dans des milliers de vergers de livres, faisant son miel de tout : il a eu pour cela des guides avisés et expérimentés, des phares même au sens baudelairien, qu’ils soient libraires ou éditeurs. Avant de devenir lui-même une référence en la matière ; et pas seulement à Toulouse.
Il s’est aussi initié dans son odyssée à d’autres formes d’art que la littérature, que ce soit le cinéma ou les arts plastiques, auxquels il n’a eu de cesse d’ouvrir le public d’Ombres Blanches.
Il a su garder une liberté totale de convictions, de rester ferme sur celle-ci. Et la quasi-totale indépendance économique de son entreprise lui a permis de tenir à une distance raisonnable des politiques parfois trop exigeants, et même de prendre des prises de position à contre-courant de la « bien-pensance » de certains donneurs de leçons, d’un certain conformisme à la mode.
S’il refuse d’ajouter sa signature au bas de certaines pétitions ou d’appels à voter un peu trop ostensibles, son engagement à gauche contre les réactionnnaires et les extrémistes, « pour un monde meilleur pour tous »comme disait Nazim Hikmet, ne peut-être mis en doute au regard de ses actions qu’elles soient « librairiales » ou éditoriales ; ne serait-ce que par les rencontres avec des auteurs et des conférences quasi quotidiennes qu’ils orchestre à Ombres Blanches.
Une des rares fois où il l’a manifesté de manière tonitruante, c’est quand, accueillant sur ses tables les Versets sataniques de Salman Rushdie menacé de mort par un fatwa, il a refusé de signer une décharge aux éditeurs de celui-ci « au cas où la librairie serait victime d’un attentat ».
Il suffit d’ouvrir le journal d’Ombres Blanches pour voir qu’il organise des expositions de peintures de grande qualité et des colloques de haut niveau : cette librairie est un lieu de culture vivante.
Il a de l’empathie pour les auteurs et il sait que « l’homme de Lettre ressemble aux poissons volants : s’il s’élève un peu trop, les oiseaux le dévorent ; s’il reste trop bas, les gros poissons l’avalent », comme disait Voltaire, qui ajoutait à propos de ses confrères que « son plus grand malheur n’était pas d’être l’objet de la jalousie de nombre de ceux-ci et du mépris des puissants ; mais d’être jugé par des sots, surtout quand leur ineptie se joint à leur fanatisme et à leur esprit de vengeance »(2).
De plus, Christian Thorel a une passion pour les artistes qui sortent de l’ordinaire, par exemple pour celui dont il connaît les compositions par cœur : le musicien anglais Robert Wyatt, chanteur à la voix superbe et batteur à la finesse remarquable des groupes de jazz-rock anglais Soft Machine, puis Matching Mole, victime d’un accident de la vie qui l’a cloué sur un fauteuil roulant, mais qui a continué envers et contre tout à créer des petits bijoux musicaux, soutenu par sa compagne la plasticienne Alfreda Benge.
Si vous ne le connaissez pas, je vous recommande d’écouter sa superbe Lune de Juin, Moon in june, sur Third de Soft Machine :
Ou sa Chanson de la mer sur Rock Bottom, la Fleur du Rock, un petit chef d’œuvre :
Même s’il ne fume pas, et encore moins « comme un pompier », Christian Thorel me fait penser à Dario Flaccovio de Palerme, libraire-éditeur et militant culturel, dépeint par Léonardo Sciascia dans une de ses savoureuses chroniques (2), il a ce côté libre-penseur des intellectuels italiens du XVIIIe siècle, dotés de cet esprit« si rare à Toulouse après les Lumières » comme le notait déjà Charles de Rémusat en 1856.
Chapeau, Monsieur le Libraire !
Je ne doute pas que si vous avez passé le relais et cultivez d’autres vergers, vous appliquerez encore votre adage : « Librairie un jour, libraire toujours », en veillant« à (vous) démarquer des mouvements unanimes qui peuvent rendre otage », en conservant précieusement vos souvenirs de rencontres exceptionnelles, que ce soit celles de libraires comme Bernard Gheerbrant, de la librairie La Hune à Saint-Germain-des-Prés, d’éditeurs comme Gérard Bobillier et Jérome Lindon des Editions de Minuit, et d’auteurs, comme Antonio Lobo Antunes, Jean Loup Trassard, également photographe, Pascal Quignard ou Jim Harrison; en gardant chèrement celles, très émues, du grand Christian Bourgois.
PS. Je voudrai souligner au passage que le livre d’un toulousain, Laurent Mauvignier – visiteur fréquent d’Ombres Blanches où il est bien présent sur les tables -, Des Hommes, vient d’inspirer un film de Lucas Belvaux, visible en ce moment à l’ABC, que l’on devrait recommander à ceux qui n’ont pas peur d’affronter leur histoire, fut-elle douloureuse, et qui n’oublient pas les mots du général Foch (piètre stratège peut-être, mais qui savait de quoi il parlait concernant la guerre): « Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. »
En l’occurence, il s’agit de la guerre d’Algérie, un sujet toujours brûlant.
Alors que tant de jeunes français y ont perdu leur vie, leur santé mentale ou simplement leur bonheur de vivre, de force ou de gré, dans ce que le gouvernement de l’époque nommait de simples « opérations de police », les films sur ceux qu’on appelait « les Appelés » étaient systématiquement interdits jusqu’en 1962 ; et même censurés pendant de longues décennies.
Bien joué et bien filmé, même la musique étant bien choisie, il ne fait pas dans la dentelle sans pour autant sombrer dans le pathos, il n’occulte pas les « corvées de bois mort » (les exécutions sommaires), les BMC (Bordels Militaires de Campagne) et les viols à la chaine de femmes indigènes ; même s’il s’appesantit trop sur les « passages à tabac » entre soldats du contingent, en particulier celui de l’objecteur de conscience.
Mais surtout il montre bien l’horreur de la guerre, de quel côté que ce soit, dans ce pays à qui « la France était liée par le nombril » (4), comme me l’avait dit le regretté chanteur (assassiné) Lounès Matoub au Festival des Arts populaires de Timgad en 1973, et comme le raconte si bien l’historien Benjamin Stora, lui-même rapatrié d’Algérie avec toute sa famille, sur France Culture en ce moment.
Le film de Lucas Belvaux m’a rappelé d’ailleurs, en particulier dans sa fin tragique et inéluctable que le cinéaste n’a pas besoin de montrer, mais sait suggérer, -à savoir l’exécution des années plus tard du personnage principal par les « forces de l’ordre »-, un livre très fort du grand Bernard Clavel, Le Silence des Armes, porté à l’écran en 1974 par Jean Prat, diffusé en 1976, et mystérieusement impossible à trouver aujourd’hui; même chez Amazon…
Pour en savoir plus :
1) La collection voulue par Antoine Gallimard, s’inscrit dans la tradition des grands « tracts de la NRF » qui parurent dans les années 1930, signés par André Gide, Jules Romains, Thomas Mann ou Jean Giono – lequel rappelait en son temps : « Nous vivons les mots quand ils sont justes ».
2) « Lettres, gens de lettres, ou lettrés » (1764)
3) Réunies dans Portrait sur mesure, paru en 2021 aux éditions NOUS dans l’excellente traduction et présentation de Fréderic Lefebvre.
4) Il paraphrasait en fait Léopold Sédar Senghor écrivant en 1948, « l’Europe à qui nous sommes liés par le nombril », dans Prière aux masques, – un poème extrait de Chants d’ombres, Hosties noires-, qui a été magnifiquement mis en musique par le regretté Francis Bébey.