Aujourd’hui 21 juin 2021, date du solstice d’été (1), où la Fête de la Musique va se dérouler sous haute surveillance, en lieux clos, et soumise à des règles draconiennes, ce qui est très éloigné de son esprit (c’est-à-dire « dans la rue, gratuite, ouverte à toutes les musiques, sans hiérarchie de genres et de pratiques » et à tous les citoyens »), j’ai choisi de vous parler de quelqu’un qui a consacré sa vie à la Musique, et que l’on ne voit jamais ou si peu.
1) Régisseur Son, un métier unique
Régisseur de Nino Ferrer (entre autres), celui que l’on surnomme “JJ”, mérite de sortir de l’ombre après plus de 50 ans de carrière. Avec passion et émotion, mais toujours avec une grande modestie, il a remonté pour nous le fil d’une carrière hors norme, évoquant son métier de régisseur et son quotidien effréné depuis plusieurs décennies, les liens qu’il a tissés avec les artistes en général, les musiciens en particulier, et les techniciens bien sûr, sur un rythme endiablé.
Le régisseur (2), c’est celui qui, placé entre les artistes et les organisateurs, est responsable de tout le travail technique, en amont pour que le spectacle soit prêt à l’heure dite, été comme hiver, et quelques que soient les galères ou les impondérables, durant le spectacle; et même après. Son rôle, c’est d’organiser toute la technique des concerts et des tournées du début jusqu’à la dernière représentation, les répétitions, le montage de la sonorisation et des lumières, et bien sûr, dans le cas de JJ, la régie sonore de A à Z, de tous les instruments et de toutes les voix, de l’entrée en scène jusqu’à la sortie.
Même si on ne le voit pas dans l’ombre, et même si les artistes le font applaudir…
C’est un métier qu’il faut aimer passionnément, qui ne s’apprend qu’en le pratiquant, progressivement, au contact des gens et du matériel.
Ce goût pour la scène, il faut l’avoir dans le sang.
Et c’est le cas de celui que l’on surnomme JJ.
Son témoignage prend une résonnance très forte dans cette époque de pandémie mondiale où ceux qui nous gouvernent ont décrété une fois pour toute que la Culture en général, et le spectacle vivant en particulier, n’étaient pas essentiels à nos vies, contrairement à la consommation effrénée de biens matériels.
Le spectacle vivant pour JJ Lassus, c’est toute sa vie, il a noué de vraies relations d’amitié avec nombre d’artistes en travaillant avec eux ; » sauf les cons ou les enfoirés bien sûr, il y en a comme dans toutes les professions, mais heureusement c’est une minorité, des exceptions qui confirment la règle. Car on doit vivre avec eux, manger avec eux, dormir avec eux parfois, les écouter te raconter leur vie, leur vie privée souvent, te confier leurs déceptions amoureuses, leurs joies, souvent leurs peines. Et des fois il faut aussi leur remonter le moral ».
Parce que « the show must goes on, le spectacle doit continuer » comme disent les Anglo-Saxons qui sont passés maîtres en la matière.
Le spectacle vivant, c’est une passion qu’il faut vivre au quotidien ou faire autre chose. On y passe ses journées et ses nuits entières parfois. On commence par charger le matériel au local de stockage, on l’achemine jusqu’au lieu de représentation, on le sort du ou des camions (si la salle n’est pas équipée) et on le monte, on le teste, avant d’accueillir les musiciens qui viennent pour la balance en général l’après-midi, et quand ils vont se reposer et se concentrer, on continue à travailler sur le son et les lumières, on ne s’arrête pas tant que le résultat n’est pas parfait ; des fois, on saute ses repas, et même souvent on recharge le matériel et on repart pour la ville suivante sans dormir. Tout cela qu’elle que soit la saison et la météo.
À force c’est épuisant, et au bout de plusieurs années, certains ne peuvent plus tenir physiquement.
Mais c’est un métier unique, pareil à aucun autre.
Les futurs régisseurs ne pourront pas exercer ce métier de la manière dont JJ Lassus l’a connu et pratiqué. Certes, il y a de plus en plus d’écoles, de plus en plus de formations où l’on peut acquérir les bases techniques ; mais c’est sur la scène qu’on apprend ce métier unique. Nulle part ailleurs. Et surtout, c’est comme celui d’un cuisinier ou d’un barman, ce n’est pas un métier de fonctionnaire, avec des horaires et des vacances fixes. Sinon, il faut faire autre chose
Et ce n’est naturellement pas un hasard si JJ a travaillé (et travaille encore) avec la crème des régisseurs non seulement de la Région, mais aussi de toute la France, avec qui il reste en amitié même quand ils ont décroché et pris leur retraite; ou ont quitté cette vie trop tôt. Il n’oublie jamais de citer ceux qui l’ont aidé aux débuts de JLC, ceux qui ont partagé avec lui des milliers de kilomètres (comme le chantait François Béranger), des moments inoubliables et des galères noires, qu’il a invité longtemps à ripailler et à lever le coude en rigolant « à s’en faire péter la sous-ventrière » (en particulier quand je déclamais des poèmes et chantait des chansons à boire de notre beau patrimoine sur le Vin, comme « l’eau ne fait rien que pourrir le poumon, boute boute compagnon, vide-nous ce verre et nous le remplirons »), chaque début d’année dans la grande salle à manger de JLC: les Dédé, Jean-Luc, Dodo, Marc, Hughes, Philibert, Michel, Bertrand etc. etc.
Et ce n’est pas un hasard non plus s’il a été (et est encore) sollicité par de multiples structures culturelles et organisateurs, du Théâtre du Capitole à Rio Loco, en passant par Bartabas et le Cadre noir de Saumur, de Manu Dibango à Jean-Jacques Milteau…
Je suis venu avec un ami, grand accordéoniste, victime d’un accident de la vie à 49 ans, lors d’une tournée avec Vicente Pradal, mais qui s’en est sorti à force de courage et de volonté, et qui continue à se battre pour récupérer toute sa motricité. Il est fasciné par la vie de JJ qui nous a servi un apéritif bien corsé, tout en nous mitonnant un délicieux déjeuner, et accepté finalement de se raconter.
En ne mâchant pas ses mots.
« Vous savez qu’elle est souvent la différence aujourd’hui entre un artiste américain et un artiste français, attaque-t’il : l’américain arrive, souvent un gros Black (JJ prend l’accent et la voix grave), Hello JJ, you are the sound man, I’m the bass player, OK lets’go, allons-y; et il va jouer comme un dieu pendant 2 heures et plus s’il faut, pourvu qu’il y ait à boire et à manger. De trop nombreux français arrivent en me demandant : qui c’est qui tamponne mon carnet d’intermittent … ? ».
Jean Jacques Lassus a commencé à faire de la musique au lycée, en 3e, au début des années 60, et tout de suite de la guitare et du chant, grandement influencé par les Beatles, – il a gagné un concours avec une reprise de Girl et Michele -. Il a formé son premier groupe avec le fils du proviseur qui avait une super guitare Burn’s, puis il est rentré dans un orchestre musette qui faisait « les typiques, cha-cha, rumba, boléro, jazz etc., ce qui se jouait dans les casinos, d’une grande richesse, les vrais tangos argentins par exemple. Il y avait de très bons musiciens, comme ce sax alto qui s’appelait Ralf Alcazar et qui avait joué dans le monde entier sur les paquebots de luxe ».
Il se trouvait bien avec eux ; il était « la caution moderne », blues et rock and roll, et cela lui a ouvert les yeux sur les instruments traditionnels qui n’étaient pas aussi ringards que certains voulaient le faire croire; ce fut une découverte au niveau harmonie.
Après le groupe s’est transformé en M7, parce qu’ils étaient 7 musiciens tout simplement, plutôt rock and slow, mais ils faisaient les pasos comme il faut, avec tous les cuivres : c’était l’époque de Blood, Sweat and Tears, Chicago Transit Autority, Martin Circus, Zoo etc., dont ils reprenaient les morceaux. Il travaillait son instrument plusieurs heures par jour pour jouer à la note près Highway Star ou Child in Time de Deep Purple.
JJ avait 15 ans, et il a continué jusqu’en 1977 avec cet orchestre. Il a toujours la Gibson qu’il a acheté à cette époque à Challain Ferret (un grand musicien de Jazz manouche).
Il a pris des cours indirectement dès 13-14 ans lors de vacances à Barèges, « en suivant des notes de guitare qui l’ont amené chez un voisin, un grand gars dégingandé, on aurait dit Gaston Lagaffe, très cool, qui s’appelait Bernard Cazeaux », qui lui a réglé comme il faut la guitare René Feuillet qu’il avait à l’époque ; et à la fin de l’été il jouait avec lui au Casino. Il habitait à l’époque dans les Hautes-Pyrénées, entre Loures-Barousse et Barèges où son père était gestionnaire de l’hôpital militaire : « même l’hiver avec 1m de neige le bus montait jusqu’en haut du village et nous les gosses, on accrochait les luges derrière et on se faisait tirer; le chauffeur nous laissait faire ». Après, il a tout appris sur le tas : « mon père ne chantait qu’à la fin des repas, à partir de 3 grammes, comme tout bon pyrénéen ».
Sa passion de la musique étant parallèle à celle de la nature et de la montagne, JJ Lassus n’a jamais voulu faire carrière sur Paris – trop loin des Pyrénées – ce qui lui aurait été possible avec Régiscène, les régisseurs de Magma.
Evoquant cela, il nous fait déguster un savoureux pâté de sanglier du Comminges et une bonne bouteille de Corbières.
Dans le M7, JJ s’est retrouvé homme à tout faire, chantant 30 ou 40 morceaux, les arrangeant pour les cuivres (son solfège se limitant aux notions de bases du collège, il avait trafiqué son teppaz pour qu’il tourne moins vite et lui permette de noter en dictée musicale !), mais aussi cherchant les contrats, conduisant le bus (il avait passé le permis transport en commun) ; et quand il pouvait, allant en Fac d’Anglais.
Ils tournaient sur toute la Région, et il avait déjà construit la sono du groupe étant allé se documenter en Angleterre par le biais de ses séjours scolaires : il avait « pris la claque » devant les sonorisations ultra-modernes comme celle du Pink Floyd, et l’habitude d’y aller une fois par an pour ramener du matos performant. « Les musiciens anglais, sortant de public-schools où il était obligatoire de pratiquer un sport individuel et un sport collectif, de jouer d’un instrument et de participer à un big band ou à une chorale, avaient un niveau de professionnalisme époustouflant, n’hésitant pas à jouer dans 3 ou 4 groupes différents, entretenant un niveau d’émulation qui les tiraient vers le haut, contrairement aux Français qui avaient la grosse tête (sauf quelques exceptions) ». Il se souvient des bœufs dans les pub rocks ou les speakeasy (les anciens bars à alcool clandestins) où il a croisé Rod Stewart : il avait rencontré un groupe de rock blues qui s’appelait les SteamLiners (comme les bateaux à vapeur sur le Mississipi) et qui l’on invité à monter sur scène avec eux pour un morceau de John Mayall ; pendant qu’il prenait son chorus, il a vu le chanteur juste en face de lui, et celui-ci est venu boire une pinte avec lui après le concert et le féliciter. Tout simplement.
Tandis qu’il évoque cette rencontre, il nous ressert de son délicieux ragoût de bœuf et de sanglier, assaisonné avec de l’huile d’olive, de la graisse de canard, des oignons et des dès de jambon, comme le faisait sa grand-mère qui lui a appris à aimer les bonnes choses.
À la fin des années 70, certains musiciens du M7 s’étant mariés et arrêtant la musique, JJ a fait rentrer dans le groupe les frères Goubin, Charlie le guitariste, Gilles le bassiste (remplacé bientôt par Doudou Dubuisson), Michel le pianiste, et Philippe, le batteur, de ce qui allait devenir Potemkine (2), avec qui JJ a commencé à passer plus de temps à la sonorisation qu’à la guitare. Charles Goubin, le guitariste, décèdera tragiquement dans un accident de voiture en allant le remplacer à la guitare pour une prestation à Perpignan avec le groupe de bal Pepe Nunca…
En 1978, JJ a commencé à travailler aussi avec Bracos Band, le premier groupe de Paul Personne, puis avec Nino Ferrer en 1984, et a fini par choisir définitivement la régie, sonorisant mais aussi s’occupant du matériel et des véhicules. C’est le début d’une très longue liste de régies pour de très nombreux artistes, car c’est à cette époque qu’il a créé JLC Acoustique avec deux compères, Jean-Claude Aynié dit Nié-Nié, et Jean-Luc Maury ; d’où le sigle JLC, en enlevant le J mis en facteur commun.
Même si la guitare lui manquait…
JJ a toujours préféré le son analogique, « qui n’est pas disséqué et limité à outrance par échantillonnage, le numérique n’étant de bonne qualité qu’à très haut niveau et très cher ». Il a connu une époque où il y avait trois catégories de matériel : le bas de gamme, le « bon rapport qualité-prix ou milieu de gamme, et le haut de gamme. Aujourd’hui où la société moderne tend à faire disparaître la classe moyenne, il n’y a plus que du bas de gamme (que l’on vend comme du normal et qui est merdique) et du haut de gamme : c’est vrai pour les pneus ou les smartphones comme pour la sonorisation ». La mode des pantalons taille basse, « où il y a moins de tissu, mais qu’on vend plus cher, et où l’on te voit la raie des fesses quand tu te baisses », l’énerve profondément.
L’évolution du monde vers toujours plus de consommation et de gaspillage, en épuisant les ressources de la planète, pour les profits les plus rapides possibles et sans limites de quelques uns, le révolte plus que jamais.
Mais il continue, bon an mal an, à enluminer le son des musiciens, et à courir ses chères Pyrénées à la recherche des champignons et des truites sauvages.
À SUIVRE…
JJ Lassus, une vie pour la Musique : 2) De Nino Ferrer à l’Orchestre National du Capitole de Toulouse et Rio Loco etc. etc.
Photographies reproduites avec l’aimable autorisation de Gérard Karagosian : prises à la Halle aux Grains de Toulouse lors du concert avec Richard Galliano au bénéfice de l’Association des Arméniens de Midi-Pyrénées en décembre 2016.
Pour en savoir plus :
1) Le Solstice d’été correspond au moment de l’année où le soleil monte le plus haut dans le ciel et éclaire le plus longtemps l’un des hémisphères, la durée du jour étant à son maximum et celle de la nuit à son minimum. Traditionnellement, les humains l’ont toujours célébré, lui attribuant une signification surnaturelle et même magique. Les Amérindiens pratiquaient la Danse du Soleil, les Egyptiens et les Romains honoraient leurs divinités représentés par l’astre solaire, les Celtes se réunissaient dans des lieux de rituels comme Stonehenge, avant que le Christianisme ne récupère cette tradition et la décale au 24 juin pour honorer Saint Jean Baptiste. Ces manifestations ont toujours été accompagnées de musiques et de danses. Elles marquaient aussi la fin des moissons, très importantes dans l’agriculture jusqu’à la moitié du siècle dernier et ont beaucoup inspiré les poètes, tel le provençal Frédéric Mistral (1830-1914), prix Nobel de Littérature, dans sa célébre Farandole des moisonneurs autour du feu de la Saint Jean.
2) Définition Régisseur (SYNDEAC) :
- Prépare et organise les moyens techniques et logistiques nécessaires à la réalisation et l’exploitation des spectacles, événements et manifestations, dans le cadre des projets artistiques d’un artiste, d’une compagnie théâtrale ou d’une structure culturelle.
- Elabore et adapte le plan d’implantation des matériels scéniques (son et lumières) aux lieux de représentations.
- Réalise et dirige le montage, les réglages et le démontage des équipements et du matériel.
- Conçoit et réalise des effets techniques répondant aux demandes des artistes.
- Assure la régie et la conduite technique pendant les spectacles, événements et manifestations culturelles.
- Participe aux bonnes conditions d’accueil et de confort du public.
- Encadre les personnels placés sous sa responsabilité.
- S’assure des bonnes conditions d’accueil et de travail des équipes techniques.
- Organise et participe au rangement et au stockage des équipements et matériels.
- Gère et participe à l’entretien courant et la maintenance de l’équipement et du matériel scéniques.
- Assure une veille sur l’évolution technologique de l’équipement et du matériel scéniques.
- Met en œuvre les règles d’hygiène, de sécurité et de prévention des risques s’appliquant aux professionnels et au public.
3) Potemkine : groupe de jazz rock progressif formé en 1971,à Toulouse, par les 4 frères passionnés de musique. Au départ, le répertoire était constitué de reprises des standards rocks de l’époque. En 1973, ils découvrent le jazz rock avec notamment Mahavishnu Orchestra, Weather Report, Miles Davis; en 1975, la formation est renforcée par Xavier Vidal au violon et Dominique Dubuisson à la basse, : ils s’attachent à jouer un jazz-rock progressif digne d’Art Zoyd, Zao, voire Magma, qui culmine sur l’album » Triton » en 1977. Ses étonnants musiciens étaient aussi à l’aise avec une écriture complexe qu’avec une grande richesse instrumentale.