Durant le Festival Séquence-Court 2018, je découvrais le court-métrage Lâchez les chiens avec en rôle principal Alice de Lencquesaing. Mémoriser le nom de la réalisatrice, penser « il faudra guetter ce que fait Manue Fleytoux ». En 2021, lors d’une discussion avec Alexandre Beznosiuk, directeur de l’ENSAV, celui-ci m’apprend que son ancienne élève est comédienne pour un projet d’ARTE, Juliette dans son bain, et que des scènes seront tournées dans l’école. Le rendez-vous est vite pris pour faire connaissance. Et quelle rencontre ! Je mesure ma chance d’avoir pu discuter et échanger avec une artiste aussi talentueuse dans tant de domaines, modeste, les pieds sur terre avec un imaginaire débordant, et d’une telle générosité.
Voici quelques cordes du portrait de Manue Fleytoux, où elle parle de sa pratique comme scénariste, réalisatrice et comédienne, et pas que. Bonne lecture !
Peux-tu te présenter ?
Je peux dire un arc, plusieurs cordes et cent trente millions de flèches ? C’est-à-dire que j’ai plusieurs casquettes. J’écris des scénarios, je réalise des films, je joue également dans des films réalisés par d’autres. J’ai le besoin puissant d’alimenter ma pratique de cinéma en poursuivant des expériences multiples, variées, et délicieusement épuisantes. Elles se répondent ou s’affrontent, elles se nourrissent.
Tu es aussi illustratrice, comme le montre ton portfolio…
Pas autant que j’aimerais, car je cours après le temps, mais oui. Il me restera cette corde-là pour quand je serai vieille et que je ne pourrai plus courir ! Ça va être super.
Un mot sur ta formation en cinéma ?
Je suis rentrée à l’ENSAV en 2008. Ils m’ont fait le cadeau de la confiance alors que je n’y connaissais honnêtement pas grand-chose au cinéma. Je découvre rapidement que cette école défend une forme de touche-à-tout et d’autonomie, ils ne t’imposent pas de mode d’emploi. Le rêve ! Cela ne convient peut-être pas à tout le monde, mais c’était parfait pour moi. Pas envie de me cogner trois ans de mode d’emploi moche, écrit en tout petit par je-sais-pas-qui. Envie de faire. De brûler des étapes. D’aller trop vite.
L’ENSAV te tend alors les clefs d’un bolide dont tu es l’unique gasoil et aussi le conducteur. C’est-à-dire du matériel, de la confiance, et une grande forme de liberté. Et roulez jeunesse ! Alors forcément, au début, tu plantes le bolide ! Mais de film-épave en film-épave, tu apprends. Ces années ont été merveilleusement erratiques, libres, intuitives et chaotiques. Et au milieu de cette grande casse auto, tu rencontres le plus important bouclier selon moi : ta meute. Ce sont les autres élèves, autant paumés et affamés de cinéma que toi. Tu fais tes premières armes ensemble, puis c’est avec eux que tu affronteras la jungle extérieure. Lorsque je me suis lancée dans celle-ci avec un Master 2 – Réalisation en poche, mon objectif était alors de devenir à terme réalisatrice de mes propres scénarios.
Qu’as-tu fait après l’ENSAV ?
Ne pas capituler, ne pas capituler, ne pas capituler. Passer des mois, puis des années à vivre avec trois fois rien, au RSA. À lancer des coups d’épées dans l’eau. À ne pas se sentir légitime. À se bagarrer quand même. Ne pas monter à la capitale, où le cinéma semble injustement centralisé. Essayer de soutenir le cinéma en région donc, à mon humble petite manière. Parce que je ne peux pas râler sur la centralisation parisienne, si je fais moi-même partie du problème. Alors je reste en région. Tant pis si c’est encore plus long. Tant pis pour les allers-retours obligatoires à Paris, je ferai du stop.
En cours de route vers fin 2014, une chance : Jérémy Forni producteur de ChevalDeuxTrois, accroche sur mon scénario de court-métrage Lâchez les chiens.
Il est lui-même ancien de l’ENSAV, on est très différents mais on se comprend alors très vite. Il décide lui aussi de me faire confiance. On se démène ensemble longtemps, pour arracher et mettre bout à bout les financements de ce premier film. Et on y arrive ! Lâchez Les Chiens a eu un très beau parcours en festival, quelques fabuleux prix, et une nomination aux European Film Awards qui m’a valu un incroyable séjour à Séville pour la cérémonie de remise des prix, avec Wim Wenders comme voisin de palier à l’hôtel !
European Film Awards #Shortfilms #directors #Goodluck #everyone Manue Fleytoux / Illustration #Releasethedogs 🐶 Chevaldeuxtrois Wrong Men
Publiée par Chevaldeuxtrois sur Samedi 15 décembre 2018
Mais la vérité, c’est qu’au retour des tapis rouges et des applaudissements éphémères, c’est toujours la galère. On avance doucement sur le financement de mon second film. Alors en parallèle, je m’étoffe, je multiplie les cordes à mon arc : j’écris d’autres trucs, je joue, je me lance dans quelques projets autoproduits. Faire, faire, faire et ne pas lâcher le morceau. De toute façon, après tant d’années de bagarre, au point où j’en suis, ça serait encore plus absurde de faire demi-tour. Cette décision de point de non-retour est très libératrice ! On s’évite beaucoup de compromis.
Et enfin, une goulée d’air : 8 ans après ma sortie d’école, je boucle l’intermittence pour la première fois en 2020, principalement en tant que comédienne. Puis, peu à peu, vient la sensation que toutes les petites graines semées çà et là au fil de ces années commencent à germer. Mais j’ai de la chance, car pour partager ces épreuves d’endurance, depuis l’ENSAV, il y a toujours eu quelqu’un à mes côtés : Ingrid Chikhaoui.
Peux-tu nous parler de ta collaboration avec Ingrid Chikhaoui ?
Ah Ingrid… Mon phare dans la tempête, le chocolat chaud et le parapluie quand il pleut, le vin rouge quand il fait beau. Ingrid est scénariste et réalisatrice. Elle est actuellement sur le point de tourner son dernier court-métrage Trois grains de gros sel avec Les Films Norfolk, en parallèle de l’écriture de son long-métrage Mais la mer elle s’invente pas, à l’atelier de scénario de la FEMIS.
Bande démo d’Ingrid Chikhaoui
Nous faisions partie de la même promotion à l’ENSAV (NDLR : sur la photo prise durant la Masterclass d’Éric Valette, Ingrid est assise à la droite de Manue). Ingrid m’impressionnait beaucoup, avec son expérience déjà grande à mes yeux, son allure de femme adulte et forte. En découvrant peu à peu que nous étions aussi fragiles et volontaires l’une que l’autre, s’est créée au fil du temps une amitié des plus décisives et précieuses de ma jeune vie. C’est elle qui m’a proposé mon premier véritable rôle de comédienne dans son court-métrage Contorsion en 2014, ma première collaboration officielle d’écriture de scénario en 2015, et j’en passe. Nous sommes liées dans tous nos projets, d’une manière ou d’une autre, à se relire, s’entraider, se soutenir… Nous sommes devenues une véritable hydre à deux têtes !
Nous nous sommes même lancées dans la co-écriture d’un projet commun, D’ENFER, une série télé. Nous avons déposé ce projet au stade embryonnaire au CNC, il a alors obtenu l’aide au concept du Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle (FAIA) en 2017. C’est une aide incroyablement précieuse, clin d’œil aux scénaristes : tu peux la demander en tant qu’auteur, tu n’as pas besoin d’avoir une option d’un producteur ! Et surtout, elle intervient à un moment décisif et très fragile, celui de l’élaboration du concept. Nous avons reçu 7 500 euros à nous départager, c’était la première fois que j’étais réellement payée pour écrire. Cela nous a donc permis d’une part d’être à l’abri durant notre temps d’écriture, et de payer les frais d’une enquête sur notre sujet. À l’issue de cette première réécriture, nous avons déposé une version évoluée et plus solide de notre concept au CNC. Le projet a alors reçu l’aide à l’écriture du FAIA en 2020, pour encore une fois nous permettre de poursuivre notre travail. Concrètement, nous avons reçu 8 400 euros chacune au début de notre réécriture, puis un second versement de 2 800 euros chacune, après remise et validation de la version retravaillée. Le Graal quoi. La même année, ce projet a été sélectionné par Le Groupe Ouest pour participer au Workshop Bâtir Un Concept de Série, en partenariat avec ARTE. Dans notre cas, nous étions boursières, mais c’est un atelier d’écriture pris en charge par l’AFDAS, qui s’étend sur trois mois, d’une intelligence et d’une efficacité rare, que je recommande mille fois ! Il se compose de deux résidences d’écriture en tables rondes et brainstorming avec les autres auteurs sélectionnés, accompagné de deux intervenants avisés, et d’un rendu intermédiaire avec retours de lecture entre les deux sessions.
Quel type de cinéma veux-tu faire ?
La marche de notre monde est pourrie, mais dans les interstices naissent des incroyablitudes humaines ! C’est cela que je souhaite montrer. Jeter des personnages pleins de bonne volonté ou acculés de désespérance dans des situations dramatiques, les pousser à bout, les casser en deux… Mais ne pas terminer sur un simple constat « le monde est nul, la vie est rude et blablabla », car ça, tout le monde est déjà BIEN AU COURANT ! Mon défi dans mes histoires est de faire éclater une lumière féroce en trouvant un moyen de faire malgré tout triompher mes personnages… Ma réponse se situe souvent dans l’idée que l’union fait la force. Cependant, ne pas être dupe sur les happy endings : leurs triomphes sont toujours teintés d’orages passés et à venir. Quand on s’est fait rouler dessus, on n’en sort jamais indemne. La guerre n’est jamais terminée. Mais je place ma foi à cet endroit : tenter désespérément de prouver que l’on peut livrer bataille !
Et sur la forme ?
Je cohabite dans deux veines : le circuit classique, faire des films produits et diffusés dans les règles de l’art ; mais aussi un cinéma alternatif, autoproduit, fabriqué comme on peut, et montré comme on veut, libre de droits. Les deux se complètent. Le premier permet des projets ambitieux, un public plus large, et bien sûr un filet de sécurité financier. Le second de pouvoir faire, faire, faire, encore et toujours, sans attendre, garder les muscles chauds. La liberté de l’autoproduction a ses limites : il faut à mon sens adapter ses histoires à ses maigres moyens, avec des films très courts, qui ne demandent pas une mise en place gargantuesque. Car sans argent, il y a toujours un prix à payer quelque part : d’abord sur l’épuisement des copains qui viennent te prêter main forte, et éventuellement sur la qualité du résultat. Je n’ai pas les moyens de construire un vaisseau spatial postapocalyptique ? Pas grave. Je crois qu’on peut faire des chouettes films, même avec un scarabée et trois bouts de papiers. Tant qu’on se creuse bien le crâne pour trouver une bonne histoire.
Un mot sur faire du cinéma aujourd’hui ?
Notre présent est sombre, mais je veux garder l’optimisme ! J’ai envie de voir la ruine que nous traversons comme une belle occasion de tout démolir. Tu vois, les murs étaient solides, infranchissables, impossibles à changer. Aujourd’hui ils s’abîment, se lézardent. C’est dans les fissures que le lierre peut s’installer et faire péter le mur. Il ne faut surtout pas attendre que la tempête se calme et que les murs se consolident à nouveau. Sinon ça sera trop tard… Bien sûr, il y a de la casse. C’est terrible, et je désespère de cela. Certaines choses vont disparaître, et d’autres s’empoisonner de plus belle. Alors c’est maintenant qu’il faut attaquer, allier les savoir-faire et inventer. Oui, ça ne sera plus comme avant. Mais tu étais d’accord avec « l’avant » toi ?
As-tu dû exercer un métier alimentaire à côté de tes activités artistiques ?
J’ai vite réalisé que je n’arrivais pas à conjuguer les deux. Le fameux point de non-retour. De toute façon, avec ton boulot alimentaire, tu galères, tu t’épuises, tu fais tout à moitié et tes compétences sont gâchées. Alors quitte à galérer, autant galérer pour de bon, mais pour DU bon ! J’ai lâché l’idée des boulots alimentaires et je me suis consacrée à 100 % aux films. Si tu réussis à trouver une manière de vivre avec trois fois rien, pourquoi ne pas foncer ? La manière que j’ai trouvée est de vivre en communauté. On est quinze, on s’entraide, on mutualise, on s’unit. À défaut du confort classique et de sécurité, notre luxe est de pouvoir nous consacrer entièrement à nos savoir-faire, et pour moi, c’est le cinéma… Au début, dépendant de cette entraide et du RSA, tu te confrontes à un sentiment étrange, lié à la honte et à l’idée de mérite. J’ai jeté tout ça à la poubelle.
Parle-nous de tes trois métiers dans le cinéma. Commençons avec scénariste…
Écrire des histoires, j’ai la sensation que c’est la sève, le nerf de la guerre. C’est jubilatoire à se rendre fou. Quand tu démarres une nouvelle histoire, tu as une planète entière qui s’ouvre à l’intérieur de ton cerveau, et TOUT y est en travaux ! Cela déborde et s’infiltre dans tous tes neurones. Un scénario ne s’écrit pas tout-bien-tout-fini d’une seule traite, c’est une épreuve d’endurance inouïe. Maître de chantier et ouvrier à la fois, tu plonges les mains dedans, tu construis, démolis, échanges les pièces, parfois ça se casse la gueule et tu n’en peux plus, t’es vidée. Tu veux t’ensevelir dans un trou et qu’on ne te déterre jamais… Et parfois, c’est l’instant de grâce : une pièce manquante apparaît et le grand puzzle prend sens ! Grande explosion de joie devant ton clavier, l’espace d’un instant, tu es au moins aussi immense qu’Archimède !
Cependant, je crois que je ne pourrais pas faire QUE cela, car j’ai aussi grand besoin d’action et de vivre mille aventures pour alimenter cette écriture. Sans compter que plus pragmatiquement, la condition de scénariste est malheureusement encore en mauvaise posture, mais je ne m’étends pas là-dessus car Alexandre Manneville en parlait très bien dans ton précédent portrait ! (lire : Rencontre avec Alexandre Manneville, co-scénariste de la série «En thérapie»)
Vivre mille aventures est un besoin pour alimenter ton écriture. Peux-tu nous en dire davantage ?
J’admire les auteurs qui n’ont pas ce besoin-là. De mon côté, j’ai toujours faim d’accumuler du vécu, sinon je suppose que je tournerais en rond dans mes histoires. Je ne dis pas non plus que pour écrire une histoire sur un ouragan j’aurais besoin d’en subir un. Simplement, en vivant des choses dehors, j’inscris en permanence un million de petits détails dans mon arborescence mentale. Cela va par exemple de la petite cruauté maladroite d’un travers humain, jusqu’au geste répétitif d’un rabot à bois sur un manche de pioche, que le mec finit par laisser par terre en tas, à moitié terminé ! Cela s’inscrit quelque part, et ressurgit naturellement sous d’autres formes dans mes histoires. Par exemple, la petite cruauté et le rabot à bois me permettent inconsciemment de nuancer avec humanité un personnage bordé de lâcheté ou d’impatience.
Je laisse à mon arborescence mentale le soin de faire les liens, de mon côté je ne m’en rends pas forcément compte lorsque je crache un texte. Sauf si je dois défendre un choix narratif face à un interlocuteur. À ce moment-là, je retrace le comment du pourquoi, et je réalise toujours l’étonnant chemin qui m’y a menée. Rien n’est oublié.
En ce moment, je suis en train de piocher une vigne, plutôt que d’écrire mon scénario qui raconte une révolution sur des péniches. Oui, ça n’a rien à voir. Oui, ce n’est pas du cinéma… Mais les humain.e.s que j’y côtoie, les intempéries, les joies, les fatigues et les peurs, tout cela a son importance et sa préciosité. Ne t’inquiète pas mon cher petit scénario : je donne à manger à mon arborescence et je reviens juste après. Je suis là.
As-tu une méthode pour écrire tes scénarios ?
J’ai une foi aussi grande pour l’instinct que pour la rigueur. J’ai trouvé au fil du temps ma propre méthodologie pour faire cohabiter les deux :
– Lorsque me vient une nouvelle idée de film, dans un premier temps je la tourne et la retourne dans mon cerveau pendant trois, quatre jours, je la déploie fictivement dans tous les sens, tout en m’interdisant d’en écrire une seule ligne. Cette étape purement mentale m’est très importante, car du moment où je commence à poser des mots sur une page, cela enferme mon idée dans une seule direction, ce geste d’écriture me pose des limites.
– Deuxième étape : une fois que j’ai la sensation d’avoir mis le doigt sur LA bonne veine d’histoire à l’intérieur de mon idée, je produis sur une page un schéma en arborescence, dans lequel je jette mes envies, les liens, les idées, les questions et tout un tas de bazar spontané. Ce document me servira de mémoire intuitive pour les moments où je me sentirai perdue ou bloquée dans mon écriture rigoureuse. Je garde précieusement pour plus tard des pièces de puzzle instinctives en quelque sorte. Ce « plan de film » est assez cryptique à lire, en voici un exemple concret :
– Troisième étape : j’ai besoin de me lancer dans l’écriture d’un premier texte libre, sans m’imposer un quelconque format. Cela peut ressembler à un long résumé absolument déséquilibré : certaines parties sont extrêmement développées, d’autres très sèches, voire absentes, tant pis. L’idée est de cracher toute la matière qui existe dans la tête, jusqu’à épuisement du moindre recoin. À mon sens, ce document est tellement brut qu’il est uniquement destiné à soi-même. Par expérience maintenant, je ne le fais éventuellement relire qu’à Ingrid, mais c’est exceptionnel : je la sens capable d’appréhender la rusticité empirique de mon bordel et d’en démêler les fils.
– Bref, quand toute ta planète est bien sortie, c’est l’heure de la prise de recul, de l’organisation et la vraie construction ! De manière assez classique, je réalise une petite frise de post-its en utilisant des outils de mécanique narrative : le point de départ et d’arrivée du personnage, son appel conscient à l’aventure, son besoin inconscient, ses obstacles intérieurs, etc., etc. Cela me force à hiérarchiser, à préciser, saisir les lacunes ou les répétitions, et enfin à équilibrer ou déséquilibrer à dessein mon histoire. Je ne m’oblige pas pour autant à suivre impérativement la structure narrative que propose ces outils, ils me permettent surtout de faire mes propres choix. Je n’y passe pas cent sept ans, je jette tout ça vite fait, quitte à y revenir plus tard au besoin. Cela ressemble à ça :
– Alors, enfin, je tente d’écrire un résumé court, équilibré, une page au mieux, trois à six pages grand maximum. Je le confronte à des relecteurs. J’y retravaille. Je le confronte à nouveau à des yeux neufs, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la structure de mon résumé me paraisse tenir bien la route, c’est-à-dire raconter la bonne histoire, de la bonne manière.
Je n’hésite jamais à repartir en roue libre au besoin : écrire en parallèle un document plus développé, car c’est à l’intérieur de celui-ci que naissent pour moi des choses plus nourrissantes et des solutions éclatantes. C’est ma façon de vivre et de ressentir mon histoire, en la déployant en mille détours cachés. Il faut cependant apprendre à devenir efficace pour respecter les délais malgré tout, mais c’est ainsi que je fais des allers-retours entre le feu instinctif et la rigueur. Mais le premier véritable objectif reste d’arriver à un résumé solide. Seulement alors, je m’attelle à quelque chose de plus développé : le séquencier, puis le dialogué. Et toujours, des relecteurs avisés à plusieurs stades, pour te heurter au ressenti de l’Autre.
Réalisatrice maintenant…
Le tournage, le montage image et le montage son du film, c’est la superbe violence de la confrontation au réel. Tu as une belle armée avec toi : toute une équipe dont les compétences pointues dépassent largement les tiennes. Tous ensemble, il faut réussir à arracher la fameuse planète que tu as dans la tête à ce réel récalcitrant.
Venant de l’école de la débrouille, je n’arrivais pas à déléguer à mes débuts, je continuais de « toucher à tout ». Traduction : me mêler de ce qui ne me regardait absolument pas. Et pire : brider la créativité de mes alliés. Aujourd’hui, j’ai appris à lâcher prise, à faire confiance, et je défends au contraire le regard collectif. Car si bien sûr nous sommes là pour mettre en œuvre « ma planète », pourquoi se priver de l’enrichir et l’affiner par la vision de ceux qui la façonnent ? Parfois, je me sens bousculée, mais je sais que le film n’en sera que meilleur : à un moment, il faut savoir se mettre de côté. J’avoue que cela ne m’empêche pas de rester occasionnellement butée et farouche sur certains choix, des choses de l’ordre de l’intuition puissante. Il y a un équilibre à trouver pour garder la cohésion d’ensemble. Mais il me semble qu’à partir du tournage, la créativité appartient vraiment aussi à l’équipe. Comme si le film devenait une entité autonome qu’il fallait écouter en premier. C’est ça : une entité autonome ! Oh, j’aime bien, comme ça le film peut se débrouiller sans moi et voler de ses propres ailes une fois terminé ! Bon vent.
Et pour finir, ton activité de comédienne…
Enthousiasme et tremblements. Être acteur d’une autre planète ! C’est encore une autre forme de créativité, qui te prend tout le corps ce coup-ci. Qu’il est agréable de se mettre « au service de… » de temps en temps ! Lorsque tu deviens le soldat d’une autre guerre que la tienne, tu deviens absent de toi-même d’une certaine manière, bon Dieu les VACANCES quoi ! Une partie de moi jubile vraiment à cette place de simple rouage d’une machine : se battre pour quelqu’un d’autre et tout donner. C’est faire partie d’une meute aussi, cela vient briser la solitude que tu peux ressentir au cours de tes longs mois d’écriture ou à la tête du tournage de « ton » projet. D’ailleurs, lorsque je suis comédienne, je crois que mon expérience de réalisatrice m’aide à comprendre intimement les difficultés qu’affrontent l’équipe de tournage et le réalisateur. J’espère que cela me permet d’être tantôt plus réactive, ou au contraire plus patiente. Comme je le disais plus tôt, le réel ne fait pas de cadeau : on ne se rend pas compte à quel point un tournage est souvent une longue suite de défis, de compromis, de recherche, et de looongues journées.
Et à l’inverse, cette expérience devant la caméra m’apporte beaucoup dans ma pratique de réalisatrice. En comprenant mieux ce que traversent les acteurs, je réalise que je ne m’adresse plus à eux de la même manière. Je saisis mieux ce qui peut contraindre leur créativité, ou au contraire leur offrir de la place.
Publiée par ENSAV – Ecole Nationale Supérieure d’Audiovisuel sur Lundi 12 avril 2021
Manue Fleytoux durant le tournage à l’ENSAV de Juliette dans son bain, réalisé par Jean-Paul Lilienfeld (ARTE).
Allez, un aveu et mea culpa à toutes celles et ceux que j’ai malmenés avec ça, voici un exemple idiot et très précis : pour leur donner une direction de jeu sur une ligne de dialogue quelconque, j’avais cette espèce de réflexe de parfois leur « jouer » à voix haute ce dialogue, histoire d’aller vite… Mais quelle débile. Bien sûr, cela sonne comme dans ta tête, et tu as l’impression que c’est super ! Déjà, 1 – non, ce n’est pas forcément super, et 2 – cela pollue complètement leurs oreilles. Laisse-leur la place de l’incarner, de te surprendre en propositions ! À moins qu’ils ne te le demandent, ne les enferme pas directement dans une musicalité qui n’est pas la leur ! Laisse-leur champ libre, c’est LEUR savoir-faire que de t’apporter une interprétation. Et tu auras d’autres prises pour recommencer, affiner ensemble, et diriger avec quelques mots intuitifs. Bref. D’une certaine manière, être actrice sur les projets des autres me permet, je crois, de mieux défendre les comédiens et les comédiennes que je dirige.
Ton meilleur souvenir de cinéma ?
Bien sûr, l’écriture et le tournage ont leurs belles victoires. Mais mes plus grandes explosions émotionnelles se passent pendant le montage image et montage son. Ce moment d’absolu, où le puzzle s’assemble enfin, pour de vrai, et où tout est possible. La création y est immense et cruciale. Éprouvante aussi : des semaines entières à s’épuiser les yeux, les oreilles et le cerveau face à un écran aux mille méandres. Je travaille depuis longtemps avec Adrien Pagotto, monteur image, et avec Thomas Hatcher, monteur son, tous deux rencontrés également à l’ENSAV.
Au-delà de l’amitié qui nous lie, ils ont compris intimement le cinéma que je veux faire. Ils sont très efficaces car ils saisissent très rapidement où je souhaite aller, et en plus d’avoir le recul émotionnel que je n’ai pas, ils connaissent surtout mes travers, et peuvent ainsi m’affronter pour le bien du film. C’est pour ces raisons que je suis inflexible sur le choix de ces complices qui m’accompagnent à cette étape-là. Car tu peux souvent être amenée à devoir te séparer de certains chefs de poste, pour des histoires de calendrier, de législation et de production. Passée l’écriture d’un scénario, le monteur image et le monteur son sont pour moi les deux postes les plus décisifs de la fabrication d’un film. Adrien et Thomas sont mes deux intouchables.
En tant que femme travaillant dans le cinéma, as-tu rencontré des difficultés ?
Quel que soit le contexte ou corps de métier, je crois que tout le monde a bien compris qu’être une femme, c’est la lutte. J’ai vu et vécu ma propre dose de violence, mais plutôt que de faire un énième constat en livrant des anecdotes, je préfère partager une forme de conseil pour livrer bataille. Que tu sois homme ou femme, comment passer de victime à une reprise de pouvoir dans ce travail, face à de la masculinité toxique ? Ne le fais pas seul.e entre deux portes. Il faut prendre son courage à deux mains et convoquer une mise à plat dans un cadre professionnel, pour y énoncer ses limites et conditions. Je me permets de vous partager l’intelligent « mode d’emploi » que m’avait envoyé une amie comédienne, dans un moment où je me préparais à ce type de confrontation :
Si tu le peux, garde ton calme, canalise ton émotion (ce sera sûrement difficile mais ça vaut le coup) pour ne leur laisser aucune prise sur ce qu’ils peuvent identifier comme une fragilité : en bref, va à ce rendez-vous en imaginant que tu as une ÉNORME paire de couilles dans ton pantalon. Tu leur parles d’homme à homme, et si tu peux, n’entre pas dans le détail de ce que tu ressens mais restes-en aux faits : pragmatique et définitive sur ce que tu refuses catégoriquement. Sous peine de rentrer tranquillement chez toi : tu n’as pas besoin d’eux. C’est eux qui ont besoin de toi. Surtout rappelle-toi que tu es une amazone, ton regard a une puissance dont tu n’as peut-être pas idée. Et si c’est trop, tu te casses !
Alors… se casser, ça fait peur. Parce qu’on a besoin d’un salaire. Parce qu’on a besoin de manger. Parce qu’on craint aussi de ne plus se faire embaucher derrière, car on risque de se faire étiqueter comme féministe – parce que oui, bienvenue en 2021, manifestement c’est devenu une insulte ! Alors on se dit « je vais endurer, je vais faire mes heures, ça va aller, je vais tenir. » Je me suis longtemps persuadée de cela. On tient, mais dans quel état on en ressort… Aucun salaire, aucun travail, aucun film ne mérite d’être abîmée. Aucun. Non, mais vraiment, aucun. Casse-toi. BASTA. Parce que le prix à payer est trop grand, et puis surtout, parce que toute cette merde, ça suffit.
Pourquoi as-tu un agent ?
Ah bah tiens, pour avoir un bouclier supplémentaire contre ce genre de merde énoncée ci-dessus par exemple ! J’avais par le passé déjà tenté de démarcher des agents, en vain. Je confie souvent aux nouveaux sortants de l’ENSAV de ne peut-être pas perdre de temps à cela dans leurs démarrages, car de mon expérience, à moins d’avoir déjà ses entrées, il faut avoir fait « ses preuves » avant de pouvoir être pris en considération.
Mais récemment, la nécessité s’est réellement posée autour de ce projet de série télé en écriture avec Ingrid. C’est un projet très ambitieux, et venant toutes les deux du cinéma, et de plus encore jeunes en la matière, on nous a vivement conseillé d’être chacune épaulée par quelqu’un capable de nous représenter en tant qu’autrices pour se faire notre interprète auprès des producteurs et diffuseurs de télévision. Nous avions alors chacune des CV plus conséquents qu’à notre sortie de l’école, ainsi que des amis et collègues pour nous orienter, voire se porter garant. Cette année, en février, j’ai eu un beau coup de foudre humain et artistique avec François Tessier de l’Agence Aimant. Je ressens notre collaboration comme avoir soudain à mes côtés un soldat de plus rallié à ma cause, et moi à la sienne. Défendre des bonnes histoires, les plus libres et sincères possibles.
Peux-tu nous parler de ton premier long-métrage Good Bones ?
Ce projet est en plein chantier d’écriture ! Même le titre est potentiellement provisoire. J’ai envie de faire un pari insensé, au temps où les pays d’Europe ferment leurs frontières pour cause de Brexit, de réfugiés ou de pandémie. Je rêve de ramener tout le monde pour créer une alliance internationale dans la production de ce film. C’est risqué, probablement difficile, mais cela me paraît justement faire grand sens. J’en ai marre de ces frontières, de ces barrières, de ces limites : c’est elles qui me paraissent insensées ! Bref, ça pourrait être beau. Être le lierre dans le mur… Alors on verra, mais ce que je peux t’en dire, c’est qu’il y aura la brume de la Tamise de Londres, des bateaux, un personnage masculin naufragé de la vie, et un personnage féminin vulnérable, mais bien persuadée qu’elle va le sauver, ce monde.
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