La pandémie que traverse le monde actuellement frappe fort et sans frontières d’aucune sorte. La Culture ne pouvait donc passer au travers des mailles d’un virus terriblement agressif. Des mesures drastiques ont été prises sur la planète entière, mettant ainsi en veilleuse depuis plus d’un an l’ensemble du monde culturel. Comment un secteur d’activité tel que celui de la musique classique encaisse pareil choc. Nous nous sommes tournés vers Thierry D’Argoubet, Délégué général de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, afin qu’il nous fasse part de l’état des lieux de la prestigieuse phalange musicale toulousaine, forte de 125 musiciens, et dont il gère depuis plus de vingt ans la destinée.
Classictoulouse : La question est dans tous les esprits, comment les musiciens de L’Orchestre national du Capitole de Toulouse (ONCT) traversent-ils la crise actuelle, professionnellement et personnellement ?
Thierry D’Argoubet : Dès que nous en avons eu l’occasion, nous avons décidé de lancer la saison sur un mode digital. Les salles étaient certes fermées, mais il nous semblait essentiel de permettre aux concerts programmés d’avoir lieu, pour les musiciens de l’Orchestre, pour les artistes invités… et pour notre public, qui traverse une crise sans précédent. Depuis octobre, nous avons capté 19 concerts à destination des réseaux sociaux, de Mezzo, Medici.tv, France Télévision, France Musique et Radio Classique. Et quand nous avons pris le pari de ces diffusions en streaming, peu d’orchestres s’étaient lancés dans une telle aventure. Pour les musiciens de l’Orchestre, c’est donc une immense fierté que d’avoir tenu un tel défi ! J’ajoute que toutes ces diffusions ont été réalisées grâce aux équipes techniques de la Halle aux grains et de notre service communication, deux services très motivés par cette aventure collective au service de nos publics. Nous avons par ailleurs bénéficié du soutien permanent de la part de Toulouse Métropole qui a toujours cherché à relayer cette initiative notamment au travers de ses propres réseaux et sites.
CT : Sous réserve d’une réouverture en présentiel de la Halle aux grains à la mi-mai 2021, quel est le bilan de cette pandémie à ce jour pour l’ONCT ?
TDA : Incontestablement, l’année a été difficile, ne nous leurrons pas sur ce point. Dans le même temps, les concerts retransmis ont été une aventure hors du commun. Certaines équipes qui n’avaient pas l’occasion de travailler ensemble (je pense aux équipes techniques et à la communication, par exemple) ont tissé des liens forts. À tous les niveaux de l’Orchestre, qu’il s’agisse des musiciens ou des équipes, de la direction ou des jeunes professionnels, nous avons eu le sentiment de nous serrer les coudes pour continuer « malgré tout ». Dans cette tempête sans fin qu’essuie la culture depuis plus d’un an, nous avons tenu le cap. Chaque membre de l’équipe a trouvé en lui des compétences qu’il ignorait. Honnêtement, nous avons le sentiment de nous être collectivement transcendés.
CT : Cela dit, nous avons quand même l’impression d’une formation passée allégrement au format 2.0. Expliquez-nous ?
TDA : D’un point de vue artistique, cette saison vécue sur un mode digital a permis à l’Orchestre de poursuivre son sillon. Mais là encore, ne faisons pas fausse route : sans le public, il manque l’essentiel aux concerts. Ce que nous a appris cette pandémie, c’est aussi qu’un concert n’est rien sans son public, que la relation entre une salle et une scène est tout sauf à sens unique. Jouer semaine après semaine dans une Halle aux grains vide a été extraordinairement difficile. Le format 2.0 oui, mais pas de façon pérenne, donc !
CT : Le web peut-il s’inscrire dans un modèle économique ?
TDA : Pour l’instant, le format économique n’est pas clair. Nous avons travaillé avec les GAFAM, Facebook et Youtube en tête. Mais ces diffusions ont été totalement gratuites. Aussi, le modèle économique n’est pas viable pour l’Orchestre. En revanche, sur le plan du rayonnement, nous avons pu constater que ces diffusions permettaient à l’Orchestre de capter un nouveau public, d’élargir sa communauté et d’explorer des échanges inédits (notamment par les fils de discussion, par exemple). À cet endroit, il me semble qu’il y a là quelque chose à explorer, à moyen terme, lorsque les salles auront rouvert.
CT : Du côté des étudiants, il n’est pas rare d’entendre évoquer une génération sacrifiée ? Qu’en est-il des jeunes musiciens ?
TDA : Une génération sacrifiée : c’est le moins que l’on puisse dire ! Tous les jeunes musiciens qui sortent des grandes écoles et commencent par construire un réseau professionnel en accédant au régime de l’intermittence se trouvent aujourd’hui dans une situation dramatique. Pour nous, l’objectif a été de faire travailler les musiciens permanents de la formation, mais nous avons conscience qu’une génération encaisse actuellement et en direct les conséquences de la crise. Il n’y a pas qu’eux : pour tous les solistes qui ne s’appuient pas forcément – car ils ne font pas assez d’heures, par exemple – sur l’intermittence, quel soutien ? Là encore, la crise est en première ligne.
Sur un plan artistique, cette crise pose aussi très concrètement un vrai souci : l’Orchestre du Capitole a toujours été un espace de découverte et d’émergence des jeunes chefs. Comment les repérer actuellement, comment aller les entendre ? Cet élément de complexité me semble assez préoccupant.
CT : Comment avez-vous préparé la saison 21/22 de l’ONCT ?
TDA : Comme chaque année, en travaillant avec notre directeur musical Tugan Sokhiev. Nous avons privilégié deux axes : l’un qui fait sens dans notre époque « empêchée » : les voyages. Cette saison sera une invitation aux voyages imaginaires. Elle nous permettra à rêver de l’Italie, de l’Allemagne, de tous ces lieux qui nous manquent tant ! Ensuite, nous avons placé au centre de notre projet musical le répertoire du XXe siècle. En 2020-2021, nous avions fait une large place au grand répertoire symphonique. Nous avons souhaité faire battre cette nouvelle saison au rythme de la modernité. Qu’elle soit, en somme, une invitation à la découverte et à la curiosité.
CT : L’ONCT a participé à l’enregistrement d’une œuvre rarissime de Camille Saint-Saëns, La Princesse jaune, sous la direction artistique du Palazetto Bru-Zane. Avez-vous d’autres projets avec cette fondation ?
TDA : Oui. Nous sommes très heureux de ce magnifique partenariat initié avec Alexandre Dratwicki, directeur artistique de la Fondation Bru-Zane. L’enthousiasme a été réciproque, je crois, et se prolongera dès juin par un grand portrait consacré à Camille Saint-Saëns, un compositeur que nous croyons connaître mais qui réserve bien des surprises ! Ensuite, l’année prochaine, il y aura d’autres aventures dont je ne vous dis pas plus pour l’instant mais que vous découvrirez vite…
Propos recueillis par Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse