Le dernier débat auquel j’ai pu assister dans un cinéma était le dimanche 25 octobre 2020, 5 jours avant la seconde fermeture des salles, à l’issue de la projection du documentaire Un pays qui se tient sage réalisé par David Dufresne.
Je mesure mes chances 1 – d’avoir pu voir ce film en salles avec du public, et 2 – d’avoir pu assister à un débat d’une telle qualité. En termes de violences policières, Toulouse a été aux premières loges ces derniers mois avant le Covid, et ses rues sont naturellement très présentes dans le documentaire. Et il y a même la salle de commandement de la police depuis laquelle on voit le Capitole. Et donc 3 – d’avoir pu m’entretenir avec le réalisateur David Dufresne.
Avant ma rencontre avec David Dufresne, je remets la présentation d’Un pays qui se tient sage qu’avait faite Arnaud Clappier, directeur du cinéma Utopia Borderouge, puisque je partage entièrement son point de vue :
« Mettre un film en une de gazette peut parfois faire débat au sein des équipes, mais pour Un pays qui se tient sage, c’était une évidence pour Utopia Borderouge, ainsi que dans tous les autres Utopia. C’est un des documentaires les plus importants de ces dernières années. Au delà du ressort politique très fort, il interroge ses spectateurs et réellement ses intervenants autour de la question des violences policières et de l’usage légitime de la force. Très souvent, les documentaires s’arrêtent à dénoncer un agissement en donnant la parole aux victimes, et la grande intelligence de David Dufresne est de croiser des paroles très différentes, comme celles des victimes, des syndicalistes policiers des plus modérés aux plus extrêmes, afin de permettre aux spectateurs une meilleure compréhension de la situation. D’un film qui aurait pu être très chiant et très théorique, il fait un documentaire complètement passionnant, lumineux et assez enthousiasmant. C’est un film important a fortiori dans le contexte actuel où les problématiques d’usage de la loi pour restreindre des libertés ont rarement été aussi présentes dans le débat publique. »
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J’ai vu le film avec des spectateurs ; nous sommes sortis de la salle en silence et sans pouvoir nous quitter dans le hall. Puis, nous avons partagé nos ressentis : nous n’avions pas la grosse patate, et étonnamment, et c’est tant mieux, ni l’envie de tout casser…
C’est en fait très compliqué, parce que… (silence). Une des premières questions de Bertrand Faivre, mon producteur, était « qu’est-ce que tu veux que les gens pensent ou ressentent après le film ? ». Le but était que chacun se réapproprie cette question sur la légitimité de la violence policière, mais pas de dire ce que chacun doit en penser. On a tout fait avec cette idée-là en tête. Après les gens réagissent très différemment, et même selon leur humeur, puisqu’il y a des spectateurs qui ont vu ce film plusieurs fois et qui ne ressentent pas la même chose. Et ensuite, depuis août où je fais des débats, la situation sociale, sanitaire, policière, politique changent de semaine en semaine, et donc le même film n’est pas vu de la même manière. Rien que le titre, Un pays qui se tient sage, nous ne pensions pas au masque ni au Covid quand nous le réalisions, alors que maintenant, certains spectateurs pensent forcément aux directives gouvernementales. Des gens sortent avec la haine, avec la rage, avec l’abattement, avec la sidération, avec l’envie d’en découdre, avec l’envie de réfléchir. Ce n’est pas mon premier documentaire, mais c’est mon premier film au cinéma, et je mesure l’effet du cinéma.
J’aimerais connaître votre définition, personnelle, de journaliste et de documentariste.
J’ai été longtemps journaliste, dans des endroits bizarres, géniaux, difficiles, actuels, Mediapart, Libération. Je ne me considère plus du tout journaliste depuis très longtemps, même si j’ai encore quelques connexions. Si on prend informer au sens étymologique, c’est mettre en forme, je pense qu’on peut passer du journalisme au documentaire. Ce passage est assez naturel en fait. C’est une question de volonté. Je ne suis du tout dans la guerre les journalistes contre les documentaristes ou les documentaristes contre les journalistes, je trouve cela complètement artificiel. En revanche, je trouve que ce sont deux registres bien différents. Je ne me reconnais absolument pas du tout dans le journalisme tel qu’il est aujourd’hui.
Mais quelles sont vos définitions de journaliste et de documentariste ?
Le journaliste, c’est celui qui raconte le monde, et le documentariste, c’est celui qui raconte le monde avec une vision. Finalement, on permet au documentariste d’avoir un parti pris affiché, affirmé, alors que les journalistes n’auront, a priori, pas de parti pris. En réalité, les journalistes ont un parti pris, mais ils le cachent, alors que le documentariste ne le cache pas.
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Parlons de l’écriture : à partir de toutes les vidéos dont vous disposiez, comment s’est fait le choix de celles retenues ?
C’est un peu le choix qu’il y a en face de nous. Ici, à l’Utopia Borderouge, se trouvent toutes les gazettes dans des boites d’archives. Avec Florent Mangeot le monteur du film, nous avons travaillé comme des archivistes, c’est-à-dire qu’on a ouvert chaque boîte, on a regardé chaque gazette/vidéo, et on a cherché celle ayant une valeur historique, une valeur d’archive. Dans le documentaire, en tout cas celui-là, nous l’avons écrit vraiment dans le présent, mais nous l’avons écrit aussi pour le futur. C’est pour cette raison que le film se finit sur une question très ouverte, sur la démocratie, son avenir etc. Il fallait donc choisir des vidéos qui ont un sens historique. Pour prendre un exemple tout bête : cela ne servait à rien de mettre dix éborgnements. Si nous avions fait ce choix, nous serions tombés dans la pornographie. Dans le film, il y a deux éborgnements. Des mains arrachées, il y aurait pu en avoir cinq et il y en a deux. Parce que comme un archiviste de la bibliothèque nationale, il ne peut pas tout garder, et donc il essaie de se demander « qu’est-ce qui peut avoir valeur historique ? ». Ça a été le premier point. Second point : privilégier les plans-séquences plutôt que le zapping. C’est pour cette raison que la vidéo au Burger King est en entier, du début à la fin, telle qu’elle a été filmée et parce qu’elle dure plusieurs dizaines de secondes. La vidéo de Mantes-la-Jolie est courte, mais c’est aussi un plan-séquence.
Je reviendrai sur la scène de Mantes-la-Jolie plus tard, mais pour poursuivre sur cette idée : une fois que vous aviez sélectionné vos séquences selon ces deux critères, avez-vous dû en écarter certaines pour une raison de mauvaise résolution sur grand écran ?
Oui, précisément avec des images de Toulouse, et j’en suis très triste. Quand j’avais sorti mon roman, j’avais une collection de vidéos de chaque ville où je me rendais. C’était comme un jeu de pistes où j’essayais de retrouver là où l’action avait été filmée. Boulevard d’Arcole, boulevard de Strasbourg. À Toulouse, il y avait aussi une scène dans une petite rue pavée commerçante du centre-ville avec un frère et une sœur, le garçon se fait taper et sa sœur hurle. C’est filmé la nuit et typiquement, ça ne passait pas sur grand écran, on était au delà du point de rupture. Toulouse est peut-être la ville qui a le plus pâtit de ça. Et j’ai été en ça aidé par des collectifs comme Camé.
La vidéo du fameux croche-patte s’est aussi déroulée à Toulouse, et vous ne l’avez pas mise dans votre film…
Je suis tout à fait d’accord avec la victime qui m’a écrit plusieurs fois et qui ne voulait pas parler : le croche-patte est une façon d’euphémiser la violence policière. C’est un mauvais geste, on est bien d’accord, c’est gratuit, c’est condamnable, mais ça ne porte pas à conséquence. L’avantage de ce geste-là, si je suis dire, c’est que tout le monde peut comprendre qu’il y a une faute. Mais en fait, c’est une faute de cour de récréation, ce n’est pas une faute d’éborgnement, ce n’est pas une faute d’arme de guerre, et ce n’est pas pour rien que c’est cette violence que la télévision s’est permise enfin de montrer au Premier Ministre, en lui demandant « mais qu’est-ce que vous en pensez ? ». Et derrière, vous avez tout un discours du Premier Ministre et de Castaner (NDLR : Ministre de l’Intérieur) « pas de croche-pied à l’éthique ». Cette forme d’euphémisation.
#Violences #Policières – Les vidéos chocs se multiplient, que disent les chiffres ?
Analyses et réponses de Jennifer Knock dans #LesIndispensables#24hPujadas #LCI #La26 ⤵️ pic.twitter.com/QbGpIy3phw— 24h Pujadas (@24hPujadas) January 14, 2020
Exemple de mise en scène du non-journalisme
Je parlais de pixellisation, mais y a-t-il eu aussi des vidéos sélectionnées et finalement rejetées pour des problèmes de son ?
Le son est primordial. Rares sont les gens comme vous qui en parlent alors qu’en fait, c’est essentiel. Paradoxalement, à l’étape de la post-production, on a passé plus de temps sur le son que sur les images, parce qu’en fait, l’œil peut s’habituer à une mauvaise image. L’oreille non. Il y a une expression « l’oreille n’a pas de paupière », sous-entendu : on peut plisser l’œil, et d’ailleurs on s’est tous habitués à une image pixelisée. En revanche, si vous devez tendre l’oreille, c’est fini : vous sortez de l’immersion. On a vraiment prêté une attention particulière au son, et on a dû procéder à un gros travail de nettoyage du son, parce que, en plus, sur les réseaux internet, c’est le son qui morfle le plus dans la compression. Est-ce qu’on a écarté des vidéos à cause du son ? Non. En revanche, je pense qu’il y a des vidéos qui valent beaucoup par le son.
À partir d’archives qui sont historiques, en privilégiant les plans-séquences, et en écartant celles pixelisées ou inutilisables, vous arrivez alors à quelle durée ?
Je ne sais pas, mais je suis parti de 6 téraoctets d’archives de manifestations qui représentent des centaines d’heures de manifestations qui ne sont pas des centaines d’heures de violences policières, mais qui regroupent des moments calmes, des moments de tension et des moments extrêmes. Sur ces 6 téraoctets, 2 étaient des images tounées à Toulouse.
Dans le dossier de presse, vous dites « Ma grande fierté est que 95 % des images « brutes » du film sont sourcées, datées, créditées et dûment payées. J’ai retrouvé 95 % des auteures et auteurs, parfois au prix de longs mois. ». Parlez-moi de ces 5% non-sourcées.
On en revient à Toulouse : par exemple la vidéo de la salle de commandement depuis laquelle on voit le Capitole et où on entend des policiers dire qu’il faudrait deux-trois bastos sur la foule, sa source est peu identifiable. Elle ne le sera probablement jamais parce que c’est forcément un policier qui a filmé. Or, il n’a pas tout à fait le droit de filmer une salle de commandement, et de la diffuser. Cela dit, si l’ayant droit vient, c’est provisionné. Et on a la même chose avec la vidéo de Mantes-la-Jolie, et avec la vidéo où des policiers chargent l’Arc de Triomphe : ce sont des images tournées par des policiers, mais en réalité, pour l’instant, les policiers ont le droit de tourner uniquement ce qui peut rentrer dans une procédure ; et ce qui rentre dans une procédure ne peut pas être diffusé.
Dans ces 5%, ce sont principalement des images policières, et quelques-unes mais très rares de manifestants, d’observateurs. Nous avons mis tous les crédits à la fin : 55 sources dûment créditées, datées, situées et rémunérées.
L’identité de la personne qui filme les élèves à Mantes-la-Jolie et se gargarise d’un « voilà une classe qui se tient sage » n’est pas connue ?
On sait que c’est un policier, mais il ne peut pas réclamer de droit. Moi, je ne sais pas qui il est, mais en revanche, l’enquête IGPN l’a identifié, mais son nom n’est pas sorti.
Je reprends la construction : vous avez sélectionné vos vidéos-archives, comment avez-vous choisi les intervenants ? Aviez-vous comme un cahier des charges « un psychologue, un artiste etc » ? Comment avez-vous formé les couples ?
Je ne travaille pas du tout ainsi. La seule chose qui pourrait rappeler un cahier de charges était que je tenais à ce qu’il y ait le plus de femmes possible, que ce ne soit pas que un film de mecs, de garçons qui parlent de violence. Tout simplement, je ne voulais pas que ce soit un film de testostérone. Dans le film que vous avez vu, il y a une dizaine de femmes sur vingt-quatre protagonistes. Après, il y a le tournage. Les historiennes apparaissent peu parce qu’on a trappé la partie historique car elle alourdissait le propos, ou elle le rendait plus conventionnel « alors maintenant, on va vous faire la page d’Histoire ». Or, il se trouve que ce sont deux femmes, Vanessa Codaccioni et Mathilde Larrère qu’on voit peu dans le film. Si un jour il y a un DVD, peut-être qu’on les verra davantage dans les bonus (NDLR : dans les bonus du DVD, elles parlent durant 7 minutes sur « une volonté de stigmatiser et de dépolitiser »). Il n’y a pas de préférence genrée une fois que les gens sont là : on garde ce qui est utile au film, sans se demander si c’est un homme ou une femme qui le dit.
Après, tous les protagonistes ont un dénominateur commun : l’envie de dialoguer. On n’est pas dans le clash, dans la réplique cinglante, pas dans le BFM etc. Je ne me suis pas dit qu’il fallait un artiste. Alain Damasio est dans le film car l’été d’avant, nous avons fait une sorte de présentation commune. Je passais justement des sons des violences policières pendant qu’il lisait un texte, et j’ai trouvé le mec super. Je lui ai proposé de participer au film, il a accepté. Par contre, je repense à votre question du début sur journaliste/documentariste : là, c’est la liberté du documentariste ; alors que le journaliste ne va parler qu’à des flics et à des experts et il va s’arrêter là, parce qu’il a peu de temps de parole à donner.
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Prenons la scène de Mantes-la-Jolie. En tant que réalisateur, vous avez deux choix : soit l’intégrer telle quelle dans le film, soit la projeter devant les deux personnes qui vont la commenter. Dans votre film, ce sont deux mères qui la commentent. Avez-vous pensé à faire venir des élèves ou des policiers de Mantes-la-Jolie ?
Oui bien sûr pour les élèves. Pour les policiers, c’était exclu puisqu’on savait déjà que la tête refusait de participer au projet. Sur les 151 lycéens, très peu acceptent encore d’en parler. Beaucoup sont passés à autre chose. Certains sont encore meurtris, marqués par ces événements. Et par ailleurs, la plupart des lycéens étaient mineurs, avec la difficulté du droit à l’image etc, et c’est aussi une responsabilité : vous prenez un gamin de 16 ans pour le mettre dans un film qui sera là toute sa vie. Il n’a pas forcément choisi à 16 ans s’il veut parler. Je pourrai aussi vous défendre l’inverse, mais c’est ce qui a primé à ce moment-là. Et donc, ce sont deux mères de famille qui ont accepté de venir parler : elles sont absolument magnifiques dans leur façon de parler, ce qu’elles disent.
C’est le cas de tous vos intervenants : leurs paroles sont toujours posées, leur discours intelligents et audibles.
Je crois que cela est dû au dispositif. Il n’y a même pas eu de pré-entretiens. Je connais bien la moitié des intervenants, l’autre pas du tout ou très très peu. Nous avions fait un débat avec les mères de Mantes-la-Jolie ensemble, mais elle ne sont pas des amies si vous voulez. Fabien Jobard, le sociologue, je le connais depuis très longtemps, donc je sais un peu ce qu’il va dire. Mais pour Alain Damasio, je ne le sais pas. Mélanie d’Amiens-Nord, je la découvre au tournage. En fait, elle vient pour accompagner son amie Vanessa. Je sais qu’elle sera devant la caméra, elle le sait aussi mais pas vraiment. Mais il n’y a pas eu de pré-entretien, et elle sort ce qu’elle sort. Et ça, c’est le dispositif du documentaire, avec l’idée qu’on va laisser tourner la caméra. On n’est pas là pour faire des sonores, – c’est le terme journalistique pour dire « j’ai besoin que vous me disiez ça car mon montage est déjà fait »-, pour des images qui doivent être diffusées dans deux jours, donc en réalité tout est déjà écrit à l’avance. Nous étions dans tout à fait autre chose. Et ce qui me plaît énormément là-dedans, c’est la conviction que tout se partage, de la valeur des mots : de bien parler, de bien construire ses phrases. J’avoue que c’est quelque chose qui me touche.
Je reste sur le tournage. Vous projetez une vidéo, des personnes la commentent. Est-ce qu’il y a des fois où ça n’a pas marché ?
Oui, plein de fois !
Dans ces cas-là, on refait : l’image est gardée, mais on tente avec deux autres personnes ; ou on projette une autre image devant le même duo ? Ou on arrête ?
On ne refait pas jamais les mêmes personnes devant la même image. On passe à autre chose. On fait une autre image. Pour la vidéo de Mantes-la-Jolie, je savais que ce serait le titre du film, l’importance que ça aurait dans le film. C’est une scène qu’on a montrée à différents protagonistes : aux policiers de la CGT, à William Bourdon l’avocat, à Fabien Jobart et Alain Damasio, aux deux mères. Mais nous l’avons aussi montrée à d’autres gens qui n’ont pas dit grand-chose, et je ne leur ai pas demandé de reformuler. On passe à autre chose, ce n’est pas grave. On considère que de la première à la quatre-vingt-sixième minute tout est justifié. Donc si parfois l’image est plein écran, sans intervenants, on a considéré que c’était plus intéressant ainsi que de montrer une silhouette devant en train de parler. Cela dépend complètement de l’effet qu’on veut produire.
🔴🔴🔴🔴 ALERTA VIOLENCES POLICIÈRES
DES POLICIERS TABASSENT ET GAZENT TOUT LE MONDE PLACE CONTREESCARPE !!
FAITES TOURNER IL FAUT QUE TOUT LE MONDE VOIT !!#ViolencesPolicieres #1erMai pic.twitter.com/Dabr6HHwyJ— Taha Bouhafs 🔻 (@T_Bouhafs) May 1, 2018
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Toujours sur cette séquence de Mantes-la-Jolie, avez-vous pensé à la faire commenter par un psy ou autre professionnel pour expliquer comment un policier en exercice se croit dans son droit de filmer ainsi des lycéens, et s’enorgueillisse ?
Ça nous aurait un peu écarté. Le film n’est pas tant les violences policières que comment l’État s’accommode de ces violences-là. Il aurait plutôt fallu faire la psychanalyse du pouvoir. Ça ne s’est pas présenté. Mais c’est sûr, on aurait pu ouvrir le champ des protagonistes. Par exemple, je me demande si ce n’est pas à Toulouse qu’on m’a fait remarquer qu’il n’y avait pas de patron, et c’est vrai que cela aurait été intéressant d’avoir quelqu’un qui représente le Capitalisme, les finances.
Toujours dans le dossier de presse, vous déclarez : « Le film met en scène des binômes de personnalités qui conversent entre elles, je suis hors champ, je regarde, j’écoute, et de temps en temps, dans l’ombre, je suggérais des pistes de discussion ». Comment faites-vous pour suggérer une piste, en évitant un guidage des réponses, ou qu’elles prennent mal que vous interveniez, genre « euh, là, ce n’est pas super » ?
Cela m’est arrivé de prendre en rigolant comme là vous le faîtes « là, ça s’embaume les gars ». C’est l’inverse de ce que vous et moi sommes en train de faire : de laisser complètement la pensée déambuler, plutôt que de vouloir des réponses aux questions.
Et je ne compte pas vous présenter d’excuses pour cela (gros éclat de rire).
Non non, et vous faîtes bien (rires aussi). Je ne dis pas que l’un est mieux que l’autre, mais c’est tout à fait autre chose. Et vous avez raison, ce n’était pas toujours évident car parfois je voyais bien que j’étais l’intrus : je pouvais dire ce que je voulais, ils continuaient sans m’écouter. Et ce n’est pas grave. L’astuce était de faire lire des choses.
Dans le film, il y a trois papiers qui sont lus. Pourquoi un papier qu’on ouvre et pas une question projetée sur l’écran ?
Parce que c’est beau. Le bruit du papier, c’est beau. Une main qui déplie une feuille, c’est joli. Et puis c’est aussi dire que les mots sont importants. Le film ne parle que de ça. On a mis Emmanuel Macron au début sur « ces mots sont inacceptables dans un État de droit » c’est bien parce qu’on ne va parler que de ça justement. J’avais préparé en effet trois papiers : la définition de l’État avec la violence légitime de Max Weber, la Déclaration des Droits de l’Homme avec son article 12 et les trois de violences d’Helder Câmara. Peut-être qu’il y en avait d’autres, mais on ne les a pas gardés… mais je ne suis même pas sûr qu’il y en ait eu d’autres. Le papier avec Max Weber a servi à toutes les rencontres parce que c’était le cadre du film. Le papier avec Helder Câmara a servi deux fois, et peut-être un peu plus pour celui de la Déclaration des Droits de l’Homme.
Hors génériques, vous commencez votre film sur Gwendal, la personne qui a perdu son œil, et vous finissez sur Sébastien qui vient d’avoir la main arrachée. À l’écriture du film, vous saviez ce début et cette fin ? Je n’avais jamais vues ces images avant votre film…
C’est assez étrange, un jour dans un débat quelqu’un m’a dit que ça débutait par des soins et que ça finissait par des soins. C’est rigolo. Il y a des gens qui voient des street medics se précipitant sur Gwendal, et de la même manière, une street medic fait un garrot à Sébastien.
Les images de Sébastien n’ont jamais été diffusées telles quelles. Si vous floutez la main arrachée, vous arrachez en réalité une seconde fois la main. Pour répondre à votre question sur l’écriture du film, c’est très simple : c’est deux pages, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune écriture. C’est grâce à Bertrand Faivre qui a fait confiance. Ces deux scènes-là ont bougé lors du montage. La vidéo de Gwendal… (silence). Quand on a commencé à dérusher, je mettais la scène de Gwendal au début. Puis on l’a mise ailleurs. Et quelques jours avant la fin du montage, on l’a remise au début, parce que le cri de Gwendal m’a marqué à vie. La déclaration de sa mère à l’hôpital m’a marqué à vie. Mais vraiment, quand je les ai vues en janvier 2019, ça m’a marqué à vie. Donc je savais que c’était important. La main de Sébastien à la fin… (silence). C’est difficile de vous dire pourquoi je fais ça.
Entre vous, un producteur, un distributeur, il faut oser une telle fin.
Vous allez voir si vous venez au débat, les spectateurs, en règle général, respectent le silence. C’est incroyable. Je pense qu’on a besoin de ce silence parce qu’on a eu cette scène avant.
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Une autre question sur vos choix. Je n’ai plus la télévision depuis 2013, mais j’ai reconnu les « journalistes » que vous montrez : David Pujadas et Yves Calvi, qui sont hallucinés qu’on puisse parler de violences policières. Pourquoi ne pas avoir montré, à l’exception de Taha Bouhafs dont on voit les images et qui est intervenant, des journalistes de plateau qui…
Parce qu’en fait, ce ne sont pas des journalistes que je montre d’une part. Ce sont des hommes-troncs. Je montre le pouvoir, c’est la proue du pouvoir médiatique. Ce sont les vedettes. Outre le clin d’œil au film Les Nouveaux chiens de garde, le rouleau compresseur, c’est ces gens-là. Évidemment qu’il y a des journalistes qui font leur boulot, mais sur la question des violences policières, ils sont ultra-minoritaires. En ne montrant quasiment que eux, on est très juste. Je l’ai vécu en compilant les violences policières, je voyais bien qu’ils n’en parlaient pas. C’est même pour ça que j’ai commencé à le faire, parce que j’étais sidéré du silence médiatique. Donc deux années après, je n’ai pas oublié.
Vu ce silence médiatique assourdissant, pensez-vous qu’un journaliste qui fait bien son travail et qui donc traite des violences policières, est un journaliste qui prend un risque ?
J’ai démarré le journalisme dans les années 80, j’ai arrêté en 2008, après l’affaire dite de Tarnac, sur laquelle j’ai fait un gros bouquin qui était un peu mon deuil justement au journalisme. Mon deuil à l’actualité, en réalité. Je repense à votre question du début journaliste/documentariste : la grande différence est que le documentariste n’a pas l’actualité en ligne de mire, il s’en fout de l’actualité. Le film-là n’est pas du tout un film d’actualité. C’est un film de philosophie. Il a un cadre, mais il n’a pas une chronologie telle date/tel jour/tel machin. Il n’y a rien de tout ça. Le journaliste a un journal, c’est quotidien, c’est daté, c’est écrit dessus. Tout ça pour dire que si la France recule dans le classement de Reporters Sans Frontière sur la liberté de la presse, ce n’est pas pour rien. Aujourd’hui, en 2020, la France est 34e, ce qui n’est quand même pas génial (NDLR : 33e en 2018, 32e en 2019).
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C’est devenu très difficile : il y a des menaces, une judiciarisation à outrance, avec des procès à répétition. Mais des procès-bâillon, c’est-à-dire des procès qui sont là pour décourager les enquêteurs, que ce soit Vincent Bolloré qui attaque (NDLR : article en 2018 dans Le Monde, par Frantz Durupt Bolloré contre les médias : de nombreuses procédures, peu de victoires ; article en 2019 dans Libération par Renaud Lecadre Bolloré abuse contre la presse, et c’est la justice qui le dit ), il y a une quantité de types qui font ça. Après, c’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles le journalisme est de moins en moins un contre-pouvoir. C’est pour cette raison que j’ai quitté le journalisme : j’étais venu à lui car il incarnait un contre-pouvoir, quel que soit le pouvoir. S’il est dans l’accompagnement, je ne trouve pas ça intéressant : c’est de la com’. Par exemple, les journalistes politiques ne sont pas du tout des journalistes, ce sont vraiment des représentants de commerce, du pouvoir. Donc, oui, je pense qu’il y a une difficulté plus grande à exercer le métier de journaliste aujourd’hui qu’il y a 15 ou 20 ans, ça c’est clair.
Qu’est-ce qui a été le plus dur sur ce film ?
C’est de revoir ces images et de savoir les trajectoires brisées qui se cachent derrière ces images. Patrice était camionneur, il ne peut plus l’être puisqu’en perdant un œil, il a perdu son permis poids-lourds
Qu’est-ce qui vous a procuré le plus de plaisir ?
Avoir pu rendre hommage à tous les gens qui ont filmé, en les citant, en les rémunérant, je suis très heureux de ça. Évidemment que je suis heureux et surpris du retentissement avec presque 90.000 entrées au moment du Covid, c’est absolument dingue. Ça veut aussi dire qu’on a touché du doigt un vrai problème sur la place de la police. Les spectateurs viennent pour le film, bien sûr, mais ils viennent aussi pour le sujet du film. Je ne m’attendais pas en fait que la foule se déplace, franchement pas du tout.
Merci au Cinéma Utopia d’avoir permis cette rencontre.
Le dossier de presse est consultable ici.
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Pour aller un peu plus loin :
En tant que chroniqueuse, quand en octobre je demande et reviens à la charge avec mes p’tits sabots pour savoir la définition, et donc la différence entre journaliste et documentariste, c’est bien parce que j’étais persuadée que ce que David Dufresne avait réussi comme réalisateur avec Un Pays qui se tient sage, il pourrait aussi le réussir comme journaliste, dans un média, certes pas encore né. Et puis fin février 2021, bim ! Voilà Blast, lancé par Denis Robert.
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Et pour continuer d’entendre la parole de David Dufresne, allez sur son site https://www.davduf.net, avec toutes ses émissions pour Blast, et que s’apelorio AU POSTE.
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Pour en revenir sur le film Un pays qui se tient sage, il est disponible à la vente dans un coffret double DVD édité par Jour2Fête comprenant :
– Le DVD du film
* les sous-titres anglais
* les sous-titres pour sourds et malentendants
* la piste audiodescription, qui m’a permis une autre réception du film : voir les images et entendre cette voix off les décrire, je vous assure que c’est quelque chose. Tentez-la, vous comprendrez.
– Le DVD de bonus :
* les scènes complémentaires avec Arié Halimi & Bertrand Cavalier, Myriam Ayad & Rachida Sriti, Ludivine Bantigny & Patrice Ribeiro, Monique Chemillier-Gendreau, Vanessa Codaccioni, & Mathilde Larrère, Alain Damasio & Fabien Jobard, Flaure Diessé, Michel Forst & Romain Huët, Alexandre Langlois & Manon Retourné (1h).
* une conversation avec David Dufresne, menée par Philippe Mangeot (16 min).
* l’avant-première au cinéma les 7 parnassiens à Paris (13 min).
* la bande-annonce et les teasers.
– le livret (44 pages) Sur les routes d’un pays (qui se tient sage), carnet de bord d’avant-premières et de rencontres en temps de corona par David Dufresne.
Jour2Fête a aussi depuis peu sa plateforme VOD où Un pays qui se tient sage est disponible à la location.
Bon film, bonnes discussions !