Directeur artistique du Théâtre du Capitole depuis la saison 18/19, Christophe Ghristi doit affronter avec ses équipes l’une des pires périodes de la tricentenaire institution lyrique toulousaine. Comment l’ancien dramaturge maison sous la direction de Nicolas Joel (1995-2009) s’est-il transformé en capitaine courageux d’un navire de 400 membres d’équipage pris dans une tourmente inédite, sans jamais imaginer une seconde sombrer comme un vaisseau…fantôme ?
Classictoulouse : Il n’est pas impossible que nous soyons à la veille d’un premier bilan « culturel » de cette épidémie qui frappe le monde depuis plus d’un an. Comment vos personnels, autant administratifs que techniques et artistiques passent-ils ce moment aussi inédit que douloureux ?
Christophe Ghristi : Ce moment, c’est un long moment… Chacun a été forcé de puiser dans ses ressources les plus profondes. Mais le cap a été gardé, avec tous les mauvais moments que l’on peut imaginer. La continuité du travail a été organisée, avec une évolution permanente des protocoles. Ainsi le chœur et le ballet ont-ils pu continuer à répéter. Nous sommes en avril 2021. Imaginez que nos jeunes danseurs du Ballet du Capitole n’ont pas donné de spectacle depuis Casse-Noisette en décembre 2019 ! Les ateliers n’ont pas cessé de travailler, préparant des productions que nous n’avons pas données mais qui sont prêtes et reportées. Et l’administration a dû faire face à une situation inédite et a dû s’adapter à toute vitesse. La billetterie a dû rembourser des milliers de places… Donc, comme je vous le disais, nous avons gardé le cap. Le vaisseau est solide et l’équipage extrêmement consciencieux et motivé.
CT : Les saisons 19/20 et 20/21 ont été durement impactées. A ce jour quel est le bilan de votre activité ?
CGh : Pour l’instant, nous n’avons pu donner aucune production prévue depuis mars 2020. En septembre 2020, par miracle, nous avons fait 7 représentations d’un Cosi fan tutte, lui-même imprévu, mais que nous avons monté en toute hâte avec la distribution prévue pour un autre ouvrage (NDLR : Il était prévu Les Pêcheurs de perles). C’était une merveilleuse aventure, montrant bien notre capacité d’adaptation. L’avant-dernière représentation a été donnée avec piano et piano forte, après une multiplication des cas contact dans l’orchestre. Et la dernière avec les cordes seulement. Tout cela grâce au haut niveau de notre équipe musicale et à l’enthousiasme communicatif de la merveilleuse cheffe d’orchestre Speranza Scappucci. Aujourd’hui, l’interrogation reste entière pour La Force du destin en mai et, en juin, Les Saltimbanques et Elektra. Toutes les productions annulées, toutes le fruit d’un long travail, sont reportées aux saisons suivantes. Dans le même temps, j’étais heureux que l’Orchestre national du Capitole puisse continuer une activité. Un concert assis est plus facile à gérer en ce moment qu’un spectacle joué et dansé. En même temps, rien ne nous arrête jamais… Et, comme les établissements scolaires ne pouvaient pas venir à nous, nous sommes allés à eux, à Toulouse, Tournefeuille, Montrabe, Albi, Graulhet, Baraqueville, Bagnères de Luchon, etc… J’ai visité un grand nombre de classes, en compagnie de deux merveilleuses chanteuses, pour faire entendre une voix d’opéra et de la belle musique aux élèves. Partout, l’accueil a été formidable et de nombreux élèves ont ressenti un choc en entendant la puissance sonore et émotionnelle d’une voix d’opéra.
CT : Contrairement à d’autres structures lyriques, françaises ou pas, vous avez pris l’option de ne pas, ou quasiment pas, recourir au streaming ? Pourquoi ?
CGh : Un théâtre, ce n’est pas une boite de production audiovisuelle. Les fonctionnements et les économies ne sont pas les mêmes. Le streaming, c’est un peu un sucre rapide. Ça fait plaisir à tout le monde, certes, mais ça vous coute de l’argent, donc ça alourdit encore une situation très compliquée. Et surtout ça rend d’avance caduc la reprise du spectacle avec la même équipe. Or la finalité d’une production d’opéra ou de ballet, c’est bien la scène et l’alchimie avec le public. C’est aussi, pardonnez-moi, une billetterie qui vous rembourse une partie des frais engagés ! Le streaming payant ne fonctionne pas encore. En tout cas, il est loin d’être rentable. L’autre solution est le mécénat, mais là encore les recettes dans un théâtre de région ne sont pas suffisantes. Et puis fallait-il filmer Eugène Onéguine dans les conditions où nous pouvions le faire alors, c’est à dire sans le chœur sur scène mais statique dans les loges d’avant-scène ? Et une orchestration réduite ? Pour quel besoin d’exister ? Le choix du report, que nous avons fait avec Claire Roserot de Melin, notre administratrice, est un choix peut être pas glamour mais raisonnable et responsable par rapport à la nature de notre institution. Quant à la frustration des artistes et la nôtre, elle est bien réelle mais il faut faire avec. D’autres maisons ont pu faire d’autres choix, notamment celles où s’opère un changement de direction. Ce n’est pas le cas ici et nous pouvons regarder loin.
CT : D’après vous, le modèle économique du spectacle vivant vient-il d’être bouleversé définitivement ?
CGh : Celui qui vous dirait oui serait bien opportuniste. Tant que nous nous appelons théâtre, le modèle économique peut évoluer mais sa nature reste la même. Chaque modèle économique est un tissage virtuose et on ne le renverse pas comme ça, surtout quand vous pensez que la maison Capitole, c’est plus de 400 personnes. Je suis toujours stupéfait de voir ce manque de recul face au numérique. Nous savons tous que voir un spectacle en salle et sur écran n’a rien à voir. Pour les artistes également, enregistrer avec ou sans public n’a rien à voir. Par ailleurs, nous savons tous que les écrans ont déjà pris trop de place dans nos vies. Et il faudrait malgré tout être zélé et penser que le tout numérique, c’est la panacée ? La captation est un formidable complément à notre activité, mais c’est un complément.
CT : Vous allez bientôt nous présenter la saison 2021/2022, du moins nous l’espérons, avec toutes les précautions d’usage bien sûr. Comment avez-vous finalisé cette future programmation, ainsi que la saison suivante (2022/2023) ? Les rapports entre vous et les agents/artistes ont-ils évolué ?
CGh : Une grande partie de la saison 2021-2022 existait avant la crise sanitaire. Mais bien sûr, nous avons opéré quelques changements et cette saison verra de premiers reports d’opéras et de ballets. Je dois dire que nous avons toujours trouvé des solutions avec les agents d’artistes. Je veux saluer leur travail et leur bonne volonté car tous se sont montrés vraiment professionnels. Il y a eu évidemment des désaccords et des discussions mais indéniablement nous sommes tous dans le même bateau.
CT : Pouvons-nous lever un coin de voile sur les lendemains du vaisseau amiral de la culture toulousaine ?
CGh : D’abord je dois dire que, dans cette période difficile, nous sommes soutenus de manière exemplaire par Toulouse Métropole. A l’heure où certaines villes françaises semblent se défier de leurs grandes institutions, mettent en doute leur légitimité (mais dans quel monde vivons-nous?), Toulouse Métropole a pleinement conscience de ce que représente notre institution et de son rôle moteur pour toute la vie culturelle de la ville. Sans même parler évidemment de son rayonnement. Notre gestion est rigoureuse et nous dialoguons à ce sujet en toute transparence avec la collectivité. Après, très simplement : j’espère que nous rouvrirons rapidement, et ce serait tellement fabuleux de le faire avec La Force du destin, titre prémonitoire s’il en est. Notre saison prochaine sera flamboyante et j’espère qu’elle transportera notre public. Il y aura de grands ouvrages du 18e siècle jusqu’à aujourd’hui, de grands chefs, metteurs en scène et chorégraphes. De merveilleux chanteurs aussi, dont beaucoup viendront faire des prises de rôle, qu’ils soient confirmés ou débutants. Vous verrez, la liste est impressionnante et témoigne bien de la vitalité de notre scène. Ici on rêve et on crée, on cherche, on invente, on prend des risques. Mais avant cela, pendant le mois de juillet, nous préparons une surprise à notre public et j’espère que nous pourrons tirer le feu d’artifice musical dont nous avons bien besoin après ces mois de galère. Amis du Capitole et amis mélomanes, ne vous éloignez pas trop au mois de juillet !
Propos recueillis par Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse
Théâtre du Capitole