Le quatrième concert du festival Les Franco-russes a célébré, ce 27 mars dernier, les retrouvailles entre les membres de l’Orchestre national du Capitole et leur directeur musical et initiateur de ces rencontres culturelles, Tugan Sokhiev. Pour cette manifestation, toujours organisée à huis clos mais largement diffusée sur les réseaux Internet, le chef de la formation symphonique toulousaine a choisi de renouer avec la grande œuvre de Dimitri Chostakovitch, un compositeur avec lequel il a noué des relations organiques et musicales particulièrement intenses.
Deux partitions fortes du compositeur soviétique constituent le programme de cette soirée mémorable à laquelle le signataire de cette chronique a eu la chance de pouvoir assister en « présentiel » : le Concerto pour violon et orchestre n° 2 et la Symphonie n° 5, probablement la plus jouée des quinze opus. Le Concerto bénéficie ce soir-là de la participation du grand violoniste israélien Vadim Gluzman, maître incontesté de ce répertoire et compagnon de route du chef d’orchestre et de la phalange toulousaine. Dédiée au grand David Oïstrakh, cette partition riche et complexe date de 1967. Le compositeur y assume le langage de son temps, sans les contraintes liées aux prescriptions d’un Jdanov, de sinistre mémoire, depuis longtemps disparu.
Dès les premières notes du Moderato, le jeu de Vadim Gluzman témoigne d’une ampleur sonore impressionnante, d’un timbre d’une richesse chaleureuse, d’un phrasé naturel et néanmoins subtil. Il sait en outre intégrer sa déclamation incantatoire dans un tissu orchestral admirablement soutenu par la direction de Tugan Sokhiev qui obtient des pupitres de cordes une incroyable intensité expressive. Le soliste réalise notamment de somptueux duo avec le cor solo, toujours impeccable de timbre et de dynamique, qui multiplie les interventions aussi redoutables que stratégiquement réussies, notamment dans l’émouvant Adagio. Le cri de souffrance que ce mouvement central laisse éclater résonne ici avec une profondeur et une force bouleversantes. Dans le final Allegro, le ton sarcastique, si courant chez Chostakovitch, reprend le dessus après un épisode d’une apparente légèreté. Soulignons l’extraordinaire implication du solistes dans l’exécution des nombreuses et redoutables cadences qui balisent toute l’œuvre. Digne héritier de David Oïstrakh, Vadim Gluzman maintient l’opulence d’un timbre somptueux dans les passages les plus complexes et les plus « polyphoniques » de la partition. Du grand art au service d’une expression profondément ressentie. Les applaudissements des musiciens, à défaut de ceux d’un public tristement absent, saluent légitimement la performance.
La Symphonie n°5 de Dimitri Chostakovitch, dont la tension émotionnelle fut perçue avec une acuité exceptionnelle par l’auditoire lors de sa création, le 21 novembre 1937 à Leningrad, en pleine période des purges staliniennes pendant lesquelles l’angoisse collective était à son apogée. Composée à la veille de la grande déflagration mondiale, cette œuvre fut officiellement publiée par Chostakovitch pour se repentir de l’échec de son opéra Lady Macbeth de Msensk, détesté et interdit par Staline ! Sous-titrée « Réponse d’un compositeur à de justes critiques », elle revêt, comme souvent chez ce compositeur une ambigüité qui joue sur les sous-entendus, les détournements expressifs. Les apparents « triomphes » s’avèrent parfois ironiques ou carrément désespérés. A propos de ses symphonies, Chostakovitch a écrit : « La plupart de mes symphonies sont des monuments funéraires. Trop de gens, chez nous, ont péri on ne sait où. Et nul ne sait où ils sont enterrés. Même leurs proches ne le savent pas. Où peut-on leur ériger un monument ? Seule la musique peut le faire. Je leur dédie donc toute ma musique ».
Les musiciens, stimulés par un Tugan Sokhiev aussi précis qu’inspiré, offrent le meilleur d’eux-mêmes. L’ouverture dramatique, par les cordes chauffées à blanc, du Moderato initial donne le vertige. L’angoisse étreint l’auditeur et ne le lâche plus. La magie du duo qui associe la flûte et le cor suivie de celle du solo de violon (Kristi Gjezi excellent comme toujours) conclut ce premier volet sur une sorte de point d’interrogation. L’ironie sarcastique de l’Allegretto, pleine de sous-entendus, passe par une maîtrise absolue des pizzicati des cordes, des interventions tonitruantes des cors dans des registres abyssaux, ainsi que celle, pleine d’humour, du hautbois solo.
Le poignant Largo culmine dans un cri de désespoir d’une intensité à peine soutenable sur laquelle le solo de hautbois et celui de la clarinette semblent mettre des mots. Quant au final, Allegro non troppo, il constitue l’exemple même du double langage. D’une apparente joie débordante, il déploie l’exaltation jusqu’au malaise. La conclusion fortissimo évoque en elle la dérision d’une situation dramatique ainsi que les stigmates du désespoir. L’orchestre porte tout ce mouvement à l’incandescence. La gorge se serre, la coda explosive donne des frissons. Précision, intensité, profondeur expressive caractérisent ce grand moment d’une musique avec laquelle Tugan Sokhiev semble respirer.
Suivant en cela une tradition fraternelle, la soirée s’achève sur l’hommage rendu par Tugan Sokhiev et l’ensemble des musiciens à leur collègue violoniste François Drouhin pour son départ à la retraite. Un hommage auquel nous nous associons bien évidemment.
Rappelons que la diffusion de ce concert reste disponible en streaming jusqu’au 10 mai prochain sur la chaîne YouTube de l’Orchestre national du Capitole.
A ne pas manquer non plus le dernier concert de cette série des Franco-russes qui a lieu le 1er avril prochain sous la direction de Tugan Sokhiev, avec la participation du grand pianiste toulousain Bertrand Chamayou. Le rendez-vous est pris.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse