Brice Fauché a dirigé la galerie d’art Sollertis à Toulouse de 1987 à 2012 et en a fait une galerie régionale de premier plan. Beaucoup de fidèles, notamment toulousains, voient en lui un révélateur de talents et la source de leurs premiers pas de collectionneurs. De Sophie Calle à François Morellet, en passant par Fabrice Hybert mais aussi Alain Josseau, Brice Fauché a toujours pris des risques pour défendre ses artistes et entretenir avec les plus grands collectionneurs, un lien sans faille. Entretien d’art avec un homme généreux.
Grâce à lui, les arts plastiques à Toulouse auront connu leurs années de gloire. Pendant 25 ans, Brice Fauché a non seulement scalpé le rôle du marchand d’art, en refusant la moindre distanciation avec ses artistes et ses clients collectionneurs, quitte à ne pas toujours penser business, mais il a aussi pris des risques pour révéler des peintres, des photographes, des plasticiens qui depuis, sont devenus des figures internationales du marché de l’art contemporain.
Du haut de ses 66 ans, le crâne rasé, les sourcils broussailleux, portant beau le jean/T-shirt et les baskets de rigueur, Brice Fauché a l’oeil qui pétille comme un enfant lorsqu’on lui rappelle Sollertis, du nom latin Solus Ars (entièrement fait de la main de l’homme). Professeur de Philosophie à Toulouse au lycée Pierre de Fermat, il a baigné dans la peinture et les arts visuels dès son plus jeune âge : un père artiste peintre dans les années 1950 (Jacques Fauché), devenu professeur aux Beaux-arts de Toulouse et une mère professeur à l’Ecole d’architecture. Forcément, cela aide à se forger un esprit critique et un certain regard.
Jeune journaliste à Toulouse pour la revue Flash où il tenait une page sur les galeries, il côtoie le marchand Jacques Girard, assiste à tous les vernissages des galeries toulousaines de l’époque telles que Chappe Lautier où exposait son père, et se lie d’amitié à 18 ans à peine avec Madame Laurence Izern qui lui laisse manipuler les oeuvres de Soulages qu’elle reçoit chez elle, à la galerie Protée. Mais dès les années 1970, c’est à Paris que l’on peut parfaire son éducation artistique et entrer en contact avec les plus grands. En parallèle de la philosophie où Brice Fauché découvre les oeuvres de Lyotard et Deleuze, il creuse son sillon artistique et visuel avec Bacon, Pollock ou Cy Twombly et se revendique plus de l’Expressionisme abstrait que de Support/Surfaces.
Son premier achat sera une ardoise gravée de Raoul Ubac chez Chappe Lautier, car « Protée était évidemment bien trop cher pour moi », dit-il.
Brice Fauché voyage, va souvent à Paris. La décentralisation est au goût du jour, les FRAC commencent à exporter des artistes régionaux dès 1982. Le pli prend un peu partout en France mais à Toulouse, pas grand-chose n’en sort : « Au début de la décentralisation en 1982, chaque région a voulu exposer ses artistes, ça n’a pas fonctionné à Toulouse, contrairement à Bordeaux ou Nantes, d’où viennent Fabrice Hybert et Philippe Cognée que j’ai ensuite exposés »
François Morellet : le déclencheur artistique
Alors que Brice Fauché rentre de New York en 1987, un ami artiste lui propose de créer une galerie aux Carmes. Lui serait le galeriste et Dimitry Orlac, sa première exposition, sous l’impulsion d’Olivier Mosset, autre plasticien suisse renommé, qui faisait le lien entre la France et les Etats-Unis.
Avec 100 000 francs en poche (15000 euros), Brice Fauché se lance dans l’aventure sans vraiment connaître le métier qu’il apprendra sur le tas avec un entregent peu commun. Il fait confiance aux artistes avec lesquels il tisse un lien, et réciproquement : « lorsque vous avez la confiance d’un artiste avec une certaine exigence, puis d’un autre, les choses peuvent aller très vite, car on vous accorde aussi une crédibilité. ».
Le premier choc visuel lui vient pourtant à l’âge de 9 ans, lorsqu’il regarde avec ses parents à la télévision, une retransmission en noir et blanc de la Biennale de Paris. François Morellet y présente l’art optique à travers l’une de ses oeuvres, une sphère métallique, « un objet énigmatique qui me fascinait ».
Nouveau choc au Printemps 1988 lorsque le même François Morellet, proposé par Olivier Mosset, vient lui rendre visite à la galerie Sollertis et lui propose 6 mois après l’ouverture, son exposition personnelle.
Cette rencontre fut déterminante pour le galeriste et allait en décider beaucoup d’autres, comme Armleder, Bertrand Lavier, Olivier Mosset…
Lorsqu’on collectionne pour son plaisir et qu’on en a la possibilité, « c’est un métier à temps plein ». Son métier à lui était de vendre, il n’avait souvent pas les moyens de garder des toiles, fussent-elles invendues après une exposition.
Ainsi, Brice Fauché ne s’est jamais considéré comme un collectionneur mais comme un galeriste amoureux des oeuvres dont il avait la charge : « Je n’ai jamais pu collectionner. Très vite, mon problème à Toulouse était de réaliser des ventes, les galeries vivaient difficilement. Jacques Girard, Eric Dupont qui s’est créé après moi et s’est rapidement installé à Paris… Sollertis a tenu dès le départ grâce à un grand collectionneur lillois, Michel Poitevin, qui est devenu un ami. Il a une connaissance de l’art que je n’aurai jamais. »
Brice Fauché a su mailler un lien très fort entre tous les protagonistes, chose peu fréquente chez les marchands d’art, en impliquant directement les collectionneurs auprès des artistes, en créant des ponts et une amitié qui ne s’est jamais démentie au fil du temps : « En 1988, Michel Poitevin découvre l’affiche de Morellet au Musée Ingres de Montauban et passe me voir. Je lui présente l’artiste qu’il connaissait évidemment à l’occasion d’un déjeuner. A partir de là, nous avons eu une relation amicale très forte. C’est lui au départ qui m’a le plus soutenu, avant les autres. Raymond Azibert est arrivé vers 1991, mais il est venu chaque samedi pendant 18 ans ! »
Michel Poitevin, Raymond Azibert, Mimette Drommelschlager – quatre collectionneurs avec des rapports très différents – et d’autres, comme Claude Bonan, actuel Président des Amis du MOCO de Montpellier, tous étaient partie prenante de l’aventure.
Pour collectionner, l’oeuvre doit dépasser l’agrément
Son intérêt pour l’art contemporain et pour certaines peintures en particulier ne tient pas tant à l’émotionnel qui s’en dégage qu’à sa nature plastique et la vibration qu’elle génère : « Le rapport à l’image m’a toujours fasciné. D’où le lien avec les collectionneurs : pourquoi choisir une oeuvre plutôt qu’une autre ? L’aspect émotionnel ne me satisfaisait pas. A l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) où j’étudiais, j’étais sur la signification des oeuvres d’art. J’avais quitté la philosophie, déçu du discours des philosophes comme des historiens de l’art, l’historiographie ne m’intéressait pas. La sensibilité de l’oeuvre me rattache à mon histoire. Sa signification, si on parle d’émotion, se joue au niveau de la sensibilité, la vibration qui émane d’un tableau, au moment où l’oeuvre vient troubler mon rapport au regard.
Prenez cette photographie de Roland Fischer (un grand portrait recouvrant un mur du salon): Comment représenter défigure ? comment la photo peut-elle parvenir à cette perception sensible qui joue sur l’abstraction figuration ? »
Aujourd’hui, hormis les Abattoirs et le Printemps de Septembre, les rares galeries toulousaines ne suffisent pas à étancher la soif des plasticiens qui souvent partent exposer ailleurs. A défaut de montrer les arts plastiques en région, les maires s’entichent du Street art avec plus ou moins de succès. Certes, Tilt ou Der, pour ne citer qu’eux, représentent des figures immédiatement identifiables de l’époque de la True School à Toulouse et le Street art, par son approche populaire et revendicative rassure d’une certaine manière le grand public. « Dans les oeuvres de Jean-Michel Basquiat, ou Keith Haring – que j’ai eu la chance de rencontrer par une amie commune – poursuit Brice Fauché, existait une invention graphique et pas seulement une simplicité idéologique et formelle. Pour collectionner, l’oeuvre doit dépasser l’agrément. Et là, avec le Street art, je ne vois pas de créativité plastique qui m’apporterait davantage. Ernest Pignon-Ernest a toujours fait partie des artistes que j’admirais. C’est du vrai Street art avec une écriture plastique, une invention graphique et artistique. »
Des expositions internationales
Plus galeriste que collectionneur, Brice Fauché possède quelques dizaines d’oeuvres, avec la collection de son père qu’il a également exposé chez Sollertis. Pour lui, « le galeriste est un collectionneur par défaut ».
Il avoue avoir rencontré des êtres d’exception, touché du doigt l’Histoire de l’art au sens noble du terme : « Ces gens me permettaient de faire des choses que personne ne fait ». A l’instar du galeriste parisien Durand-Dessert, « un homme adorable, confie Brice Fauché, avec lequel j’ai réalisé une exposition de Giuseppe Penone, grand plasticien italien du mouvement Arte Povera ou Barry Flanagan, célèbre sculpteur britannique. » Du jamais vu à l’époque en région.
En 1991, il rencontre Sophie Calle au détour d’une soirée parisienne. Autre rencontre marquante qui ravive sa mémoire : « J’avais passé des heures dans l’exposition de Sophie Calle au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. J’étais là pour le WE, mon annuaire Flash Art sous le bras. Tout le monde se baladait avec ça, il y avait les numéros de toutes les galeries et de leurs artistes. Je marchais boulevard St Michel, je rentre dans une cabine téléphonique et j’appelle Sophie Calle. Elle m’invite à son brunch le lendemain midi. Brice Fauché lui propose d’exposer chez lui au moment du départ. « Vous avez essayé de faire une exposition avec Boltansky ? » me demande-t-elle. « Non, bon alors on fait l’expo ensemble. » Voilà comment Sophie Calle entamera une longue collaboration avec Brice Fauché.
Il donnait aussi sa chance à ceux qui venaient lui présenter des projets. Le plasticien Alain Josseau avait une idée de peinture sur la fabrique du paysage. D’un air amusé, il ajoute : « Alain voulait relier la Méditerranée à l’Atlantique par une installation sonore ! » Avec Brice Fauché, l’impossible au fond n’était jamais sûr. Il avait cette capacité d’écoute, cette générosité et cette empathie naturelle dont parlent encore ceux qui l’ont côtoyé.
Avec la notoriété vient le temps des foires internationales. La Fiac (Foire Internationale d’Art contemporain) bien sûr mais surtout la foire de Bâle qui lui permet de ne plus être seulement catalogué comme une petite galerie de province où les marchands ne voulaient pas voir les artistes perdre leur temps. Quel combat fallait-il mener pour se montrer sous son meilleur angle et ne pas courber l’échine, abandonner tout simplement. Avec des amis galeristes, Brice Fauché participe à la fronde des galeries provinciales refusées par la FIAC et co-fonde en 1995 Art Forum Berlin, qui connaîtra un certain succès pendant une dizaine d’années. « Nous avions une vision égalitaire. Contrairement à la FIAC où tout est très hiérarchisé, on tirait au sort l’emplacement des galeries, de sorte qu’une petite structure pouvait se retrouver à côté d’un monstre historique. Une fois, je me suis retrouvé à côté de la galerie Springer, réputée à l’époque et qui était la toute première galerie allemande d’art contemporain à avoir ouvert en 1945 dans un Berlin en ruines ! et de l’autre côté, on découvrait une jeune galerie californienne hyper pointue. ». Pour Brice Fauché, Paris tournait en boucle et continue à être dans l’entre-soi. Certes, tous les collectionneurs passent par Paris comme ils vont faire leur marché dans les capitales européennes, mais Brice Fauché de reconnaître qu’il y a eu « des moments où j’étais le seul galeriste, dit-il, à vendre certains artistes qui pendant un temps ne marchaient plus ailleurs. » Sollertis n’avait pas pour objectif d’être la succursale d’une galerie parisienne, mais bien de donner à voir des artistes peu connus comme renommés.
Un manque de synergies publiques-privées au plan culturel
Quid d’une vraie politique culturelle à Toulouse et de cet attrait des villes régionales pour le Street art au détriment des arts plastiques ? Brice Fauché estime que la ville n’a jamais réussi à trouver la personne qui incarne l’art contemporain à Toulouse et qui soit déjà ancré historiquement dans la ville. « La Culture à Toulouse a vraiment raté Nicole Belloubet (rectrice de l’académie de Toulouse en 2008 devenue Ministre de la Justice et Garde des Sceaux sous le gouvernement Edouard Philippe en 2017 ndlr), qui était une excellente interlocutrice. Côté Musées, j’ai beaucoup aimé l’ancien directeur des Abattoirs Olivier Michelon, mais il était parisien. Les Abattoirs souffrent d’une complexité administrative folle… Le FRAC a recommencé à faire des achats d’artistes locaux à Toulouse mais à l’époque, les Abattoirs ne venaient pas. A Toulouse, le vrai problème est qu’il n’y a jamais eu de synergies publiques-privées. Les institutions sont généralement davantage tournées vers l’extérieur que vers leur propre territoire. ».
Et de poursuivre : « Si les relations ne sont pas fluides entre galeries, collectionneurs, institutions culturelles et critiques, ça ne peut pas fonctionner. La galerie marque un rapport à l’argent parce qu’elle doit financer des actions, or la création a des difficultés à s’exprimer sans argent. Les institutions financent des projets mais ne laissent plus la même liberté de création qu’avant et les plasticiens ne peuvent produire sans argent. Ce lien argent/artistes est vital et les plasticiens toulousains tournent en rond dans un système qui ne leur permet jamais de s’exprimer sans finances. Le collectionneur peut financer mais a besoin d’une dimension critique qui se fonde à plusieurs. Qu’est-ce qui va permettre d’évaluer la valeur d’une oeuvre d’art ? Qu’est-ce qu’un artiste qui ne créé pas ? »
Ressources philosophiques
Lorsque l’aventure a tourné court en 2012, faute de moyens suffisants, de ventes suffisantes, de présence parisienne aussi, le rapport professionnel aux foires où gravitent la sphère très cloisonnée du marché de l’art contemporain s’est avéré douloureux pour Brice Fauché.
Après Sollertis, il a donc fallu se décharger d’un poids mais aussi lâcher prise sur un milieu artistique auquel l’homme avait tout donné, sans prendre ni le temps ni le recul.
« Mon rapport aux oeuvres a beaucoup changé. Avant Sollertis, je fréquentais beaucoup les musées. Pendant ma vie de galeriste, j’avais beau voyager partout, je n’avais le temps de rien et je me suis surpris à revoir certains lieux différemment, à découvrir des musées que je n’avais jamais visités, alors que j’exposais sur place plusieurs années de suite ! »
Faisant des journées de 20h, Brice Fauché aura exposé 9 fois à Art Forum Berlin, réalisant entre 1988 et 2002 environ 10 expositions par an, dont 3 mois en foires internationales qui pouvaient parfois durer jusqu’à 3 semaines d’affilée.
La faillite de la galerie a marqué un nouveau départ et des retrouvailles avec la philosophie, la découverte d’Hannah Arendt, Didi-Huberman ou Peter Sloterdijk, philosophe et essayiste allemand qui l’interpelle, car « en tant que professeur aux Beaux-arts de Stuttgart, il s’adresse à de futurs artistes à travers une approche philosophique ». Encore aujourd’hui, alors qu’il termine sa dernière année d’enseignant et se dit « très heureux de partir », il se réjouit d’avoir rencontré des élèves extraordinaires : « il ne s’est pas passé une année sans que je tombe sur un étudiant hors du commun, quelqu’un qui me surprend par son propre plaisir à rencontrer des idées et à y participer : « Vous sentez que ce jeune a rencontré Platon et que cela va transformer son existence » D’une rencontre, l’autre. Sa prochaine évasion culturelle sera Berlin. Aujourd’hui et pour demain, le vrai plaisir est de s’intéresser à tout et plus uniquement aux artistes qu’il aurait exposé avec Sollertis.
Lui, l’éclaireur de talents est aujourd’hui un homme apaisé qui s’autorise à aimer l’art librement. A travers son vécu artistique, Brice Fauché a reçu autant qu’il a pu donner à l’art contemporain de son travail et de son temps. Cette collection de rencontres inédites et de partages n’a pas de prix. C’est une transmission orale autant que visuelle, dont lui seul garde le secret.