Chaque année, le Syndicat Français de la Critique de Cinéma décerne les Prix SFCC de la Critique, et ce lundi 8 mars 2021 (tout le Palmarès ici), le film Adoration de Fabrice du Welz vient de remporter le Prix du Film Singulier francophone 2020. À cette occasion, j’ai pu m’entretenir avec Fabrice du Welz pour évoquer l’importance de ce prix, mais aussi son prochain film Inexorable avec Benoît Poelvoorde, et son amour pour le cinéma populaire.
Un grand merci à la SFCC de m’avoir permis cet entretien, au nom de la rédaction de Culture 31.
Félicitations pour ton prix, je suis très contente pour toi !
C’est vraiment cool, recevoir ce prix me fait fort plaisir ! Venant de la presse, de la critique en plus, j’ai été assez surpris, car Dieu sait si j’ai des relations difficiles avec elle, qu’elle n’a jamais été très tendre avec moi. Pas tout le monde, bien sûr, mais il y a certaines chapelles en France qui ont toujours été un peu dures avec mon travail. Ça fait partie du jeu, et puis je leur rends bien, et ce n’est pas si grave.
Le cinéma, c’est toute ma vie, c’est mon obédience. Je vois que les efforts, la continuité, la détermination, « l’enthousiasme ! », comme dirait Bartel, finissent par un peu payer. Il y a un chemin qui se dessine, brique par brique, je vais quelque part. Je ne suis pas juste un faiseur. Ça commence à émerger un peu que je ne suis pas un amateur.
Et je vois bien aussi qu’il y a des critiques très attentifs à mes films, et ça me suffit pour continuer à travailler mes projets avec la même foi et la même détermination. Je suis vraiment très content de choper avec Adoration le Prix du Film Singulier francophone du SFCC !
Comme tu parles de tes projets : tu es actuellement sur le mixage de ton prochain film, Inexorable, que Benoît Poelvoorde a cité comme son tournage le plus agréable.
Ça s’est bien passé. Je crois que lui et moi, ça commence à être une belle histoire. Je le connais depuis très longtemps, avant C’est arrivé près de chez vous. Adolescent, il m’électrisait, et il m’électrise encore entièrement. Je pense que je suis amoureux de Benoît : je n’ai aucune attraction sexuelle par rapport à lui, mais j’ai toujours nourri pour lui beaucoup, beaucoup d’admiration. Et de paradoxe ! Il peut me rendre fou comme il peut me fasciner complètement ; je peux être béat d’admiration et dans la même seconde parfois le détester.
J’ai eu beaucoup de bonheur à travailler avec lui sur Inexorable, où je pense qu’un vrai équilibre a été atteint. Autant sur Adoration, c’était parfois un peu compliqué, alors qu’avec Inexorable, il est de tous les plans, il est central. Je crois qu’il me fait totalement confiance, il s’abandonne à moi, et moi, je dois simplement le prendre tel qu’il est, avec ses très hauts et ses très bas. Je dois le modeler, et c’est parfois très compliqué de le modeler sur un plateau parce qu’il est hyper kinétique, il a une énergie folle. Souvent avec Benoît, j’ai l’impression de m’affronter moi-même, de l’autre côté du miroir. C’est assez paradoxal, et en même temps absolument fascinant. Sur Inexorable, avec le concours bien sûr de tous les autres acteurs et de toute l’équipe du film, il va vraiment surprendre beaucoup de monde, parce que je trouve qu’il n’a jamais été aussi tourmenté, aussi sensible, aussi cru, aussi pathétique, aussi veule. Tout le monde sait bien que Benoît a du génie, mais là, il touche quelque chose qu’il n’avait pas encore montré. Il est totalement à poil, il va très loin. Il est fascinant dans le film. J’ai vraiment hâte que les gens le découvrent ainsi.
Synopsis d’Inexorable, le prochain film de Fabrice du Welz : À la mort de son père, éditeur célèbre, Jeanne Drahi (Mélanie Doutey) emménage dans la demeure familiale en compagnie de son mari, Marcel Bellmer (Benoît Poelvoorde), écrivain ayant connu un succès retentissant pour son premier roman Inexorable, et de leur fille (Janaïna Halloy). Mais une étrange jeune fille, Gloria (Alba Gaia Bellugi), va s’immiscer dans la vie de la famille et bouleverser l’ordre des choses…
Le confinement a décalé le tournage initialement prévu au printemps 2020 à l’été dernier. Y a-t-il eu des scènes que tu n’as pas pu tourner à cause des conditions sanitaires ?
Non. On a été en effet empêché au printemps, ce qui m’a profondément pris la tête, puis se sont rajoutées plein de complications. Mais quand on est sorti du premier confinement, il y a eu une espèce de folie, de fièvre de tourner. Et c’était beaucoup moins encadré que ne le sont les tournages aujourd’hui. J’ai pu avoir énormément de latitude et comme le film est très physique, viscéral, sexué, les scènes de sexe ont pu être tournées telles que je les voulais sans aucun problème.
J’ai vu que sur Inexorable, tu avais changé de producteur en notant l’absence de Vincent Tavier avec Panique ! Peux-tu en parler ?
Oui, bien sûr ! Vincent a envie de se consacrer davantage à l’animation. Je crois que le monde du cinéma et des producteurs autour de la fiction est devenu problématique pour lui. Je pense que c’est vraiment un choix personnel de Vincent. On en a beaucoup parlé. Il reste mon ami proche, il a évidemment vu les différentes étapes de montage d’Inexorable, et il m’accompagne toujours d’une autre manière. Je connais depuis longtemps Jean-Yves Roubin, qui m’a fait pas mal d’appels du pied. Sa boîte de production Frakas est devenue importante, elle a pignon sur rue, en tout cas en Belgique, et fait énormément de co-productions. Jean-Yves est quelqu’un avec qui je m’entends très très bien. Ce qui ne veut pas dire que je ne travaillerai plus avec Vincent, au contraire, mais là, je vais pas mal travailler avec Jean-Yves.
Et les deux nouveaux scénaristes ?
J’ai commencé à travailler avec Aurélien Molas. Ça a été un peu problématique entre nous. Et puis après, j’ai beaucoup travaillé avec Joséphine Darcy Hopkins avec qui j’ai de très nombreuses connexions. En fait, la première version d’Inexorable a été écrite avant le tournage d’Adoration. C’est toujours la même chose : je pars d’une idée, et après ce sont des choses qui se développent. Il a fallu pas mal de temps avant d’arriver jusqu’à Benoît, et une fois qu’il est entré dans la boucle, le script a encore pas mal maturé.
Joséphine qui m’a accompagné, et qui continue de m’accompagner, m’a beaucoup aidé pour avoir un regard plus aiguisé sur le personnage de ma nouvelle Gloria, interprétée par Alba Gaia Bellugi. L’apport de Joséphine a vraiment été signifiant. Avec Inexorable, on est véritablement sur un film noir, moins errant qu’Adoration, et avec une dramaturgie beaucoup plus rigoureuse. Je joue avec les codes très marqués du thriller érotique, et je voulais absolument créer une vraie tension, moins provoquer les gens au début mais les attraper, et doucement glisser vers une immersion, et que, doucement encore, l’étau se resserre autour du spectateur et tendre le film jusqu’à un dénouement paroxystique on va dire. Après, on jugera sur pièce à sa sortie. Je suis très en paix avec ce film, et j’ai vraiment très hâte de le montrer, même si le contexte sanitaire me fait prendre conscience qu’il va falloir être patient, sauf si j’ai de la chance dans les mois qui viennent avec les festivals, ça va se jouer là.
Pour poursuivre sur cette idée, tu dis dans un entretien « ça me préoccupe de ne pas pouvoir accoucher d’un film populaire, moi j’aime profondément le cinéma populaire ». J’aimerais connaître ta définition du cinéma populaire.
La rencontre avec le public, c’est ma marotte, mon obsession. Le cinéma populaire est un cinéma intelligent et chaleureux. Même dans la veine singulière que je creuse, je pense qu’il y a tout à fait moyen de rencontrer le public. J’ai fait des sorties de route assez spectaculaires parce que je suis en quête de public. Je vois et je vis un peu difficilement le rejet d’Adoration par exemple ou le rejet d’autres de mes films. Donc j’essaie toujours de mûrir, en tant qu’homme et en tant que cinéaste, pour à un moment donné dans le cinéma que je pratique, arriver à toucher les gens dans ce qu’ils ont de plus personnel, et en même temps, dans l’amour et la jouissance que le cinéma peut provoquer. C’est ça pour moi le cinéma populaire. Je vois bien que je ne ferai jamais du cinéma comme Gérard Oury, bien sûr, et j’ai beaucoup de plaisir à regarder ses films. J’ai pris conscience que je devais développer ma particularité, tout en développant aussi des arches dramaturgiques qui permettent un meilleur accès à mon cinéma, en étant moins direct, au début en tout cas.
Après, je suis un cinéphile un peu pathologique, j’aime tellement de genres de cinéma. C’est sûr que mon goût du cinéma pour la provocation est très particulier. J’aime bien être démonté, être provoqué au cinéma, et je vois bien que ce n’est plus à la mode aujourd’hui, que ce n’est pas du tout ce que les gens recherchent en salles. Il y a un consensus mou, paresseux, crétinisant, moche qui s’infiltre un peu partout dans les salles. Je pense qu’il a concrètement moyen de résister.
Quand je te parle de cinéma populaire, en tout cas dans ce qui me concerne, je sais bien que je ne ferai jamais 10 millions d’entrées. Tu provoques peut-être un peu moins de réactions aussi clivantes ou aussi épidermiques, et en même temps, c’est ce que je cherche aussi. Je suis toujours dans ce paradoxe-là. Avec le temps et le fait que je fasse des films, j’apprends, je deviens plus expérimenté et j’espère habile, et j’essaie de développer tout ça vers quelque chose qui permette un meilleur accès à mon cinéma, l’ouvrir pour que les gens s’y retrouvent plus.
Pour moi « populaire », c’est très noble. Il y a eu des âges d’or absolument incroyables, comme les années 50, ou les années 70 et même les années 90 d’ailleurs, où il y avait des grands films qui étaient complètement populaires. Aujourd’hui, ce qui est populaire, c’est Les Tuche, ou les films de Dany Boon. On sait bien que ce n’est pas du cinéma, et je dis ça absolument sans aucun mépris, c’est du divertissement un peu paresseux. Je pense que Dany Boon est sincère, mais, je ne crois pas qu’il se pense cinéaste. Pour moi, un cinéaste est quelqu’un qui accouche d’une vision. Même avec des cinéastes de commande, comme Wyler, ou d’autres, qui faisaient des films très différents, mais qui étaient des cinéastes, qui avaient une dextérité et une vision sur ce qu’ils racontaient, et un accès au public. Le Robert Wise de La Maison du Diable n’est pas du tout le Robert Wise de La Mélodie du bonheur par exemple, et ce sont deux grands films, qui accouchent d’une vision et d’une atmosphère. J’ai une idée haute du cinéma, c’est la mienne et je ne dis pas que c’est la bonne. J’ai l’impression que le cinéma parfois nous échappe, que plus personne ne comprend véritablement ce que c’est le cinéma.
On est rentré dans une telle crétinisation du cinéma populaire qu’il y a eu un dérèglement. Dany Boon et Gérard Oury, c’est l’eau et le feu. Encore une fois, c’est sans aucun jugement, et je n’ai rien contre Dany Boon, mais je ne suis pas sûr que dans vingt ans, les gamins regarderont Rien à déclarer comme ils regarderont La Grande vadrouille, qui est quand même un sommet de la comédie populaire, qui est écrite, mise en scène, incarnée. Rien à déclarer, je suis un peu plus mitigé, comme pour Bienvenue chez les Ch’tis. Encore une fois, ce n’est que subjectif, et je n’ai pas la vérité. Mais il y a quelque chose qui s’est déréglé dans le cinéma populaire français, probablement par l’avènement de la télévision, par le financement des chaînes, ce n’est pas nouveau. Il est moins exigeant, moins mis en scène, moins pensé, plus paresseux, on fait plus de chiffres, on tourne plus rapidement. Le cinéma doit être investi d’une vision. Prenons par exemple Claude Sautet : César et Rosalie, Les Choses de la vie, c’est du cinéma populaire, ça n’en reste pas moins des grands films. Melville, c’est pareil. Il y a plein qui sont populaires et qui ont réussi à développer leur cinéma. Cette idée de cinéma populaire est plus compliquée actuellement. Le monde s’est scindé en deux : on a soit Marvel, soit Bruno Dumont. C’est incompatible.
Dans le cinéma actuel, tu mets donc les films d’Albert Dupontel dans cette catégorie de cinéma populaire ?
Absolument ! J’aime beaucoup Dupontel. Je pense que c’est quelqu’un qui s’est battu pour son cinéma, qui a créé une famille, et il a une vraie popularité avec ses deux derniers films. Il a réussi à développer un univers très personnel et singulier et depuis Bernie, il s’est imposé comme cinéaste avec un style qui n’appartient qu’à lui, et je trouve ça absolument formidable.
Delépine et Kervern font eux aussi du cinéma populaire, en étant des cinéastes très singuliers, tout en ayant des gros succès. Entre leurs films et les Marvel, il y a une béance qui n’existait pas il y a vingt ans, et cette dichotomie se creuse de plus en plus. C’est comme le monde où les classes moyennes n’existent plus. Ils sont à côté, mais ils continuent à faire des films tous les deux ans, ils proposent un cinéma alternatif, généreux, très populaire, et qui plaît aux gens, à certaines personnes en tout cas. Delépine et Kervern, comme Dupontel et d’autres, ont créé leur propre modèle, et je trouve que c’est très admirable.
Prix SFCC de la Critique 2020 : Prix du Film Singulier francophone pour Adoration de Fabrice du Welz.
Digipack contenant le DVD et le Blu-Ray en vente sur la boutique de The Jokers.
L’intégralité du Palmarès des Prix du SFCC 2020 est à lire ici.
À lire aussi autour des films de Fabrice du Welz :
– La chronique du film Adoration de Fabrice du Welz.
– La rencontre avec Vincent Tavier, co-scénariste et co-producteur du film Adoration de Fabrice du Welz.
– La rencontre avec Vincent Tavier, co-scénariste et co-producteur du film Alléluia de Fabrice du Welz.
– La rencontre avec Lola Dueñas, actrice du film Alléluia de Fabrice du Welz.