Raymond Azibert, Carcassonnais, psychiatre de profession et collectionneur avéré s’est fait connaître du grand public grâce à l’exposition de quelques-unes de ses oeuvres aux Abattoirs de Toulouse en 2015. Connu plus largement à travers le monde pour son imposante collection d’art contemporain, africain et océanien, il a longtemps alimenté les fantasmes comme les idées reçues, sans que personne ou presque ne connaisse réellement les motivations et le parcours de ce fin connaisseur, derrière l’impertinente désinvolture.
Il nous ouvre les portes de son appartement cossu du coeur de Toulouse, où certaines de ses acquisitions vivent aux côtés du maître. Entretien sans langue de bois.
Vivre plus de trente-cinq ans au rythme des oeuvres qui vous entourent peuvent changer un homme et à tout jamais une existence. Si Raymond Azibert s’excuserait presque d’avoir accumulé autant, sans y laisser son patrimoine, mais pour son bon plaisir, il n’en reste pas moins un collectionneur sur qui l’on doit compter, parce qu’à défaut de soutenir tel ou tel artiste, il en a mis en lumière beaucoup.
Sous le grincement du parquet en chêne, une oeuvre du plasticien français d’origine arménienne Sarkis nous accueille tandis qu’à sa gauche, une toile de Djamel Tatah représente l’artiste Vincent Corpet. Le ton est donné : l’éclectisme se mêle au baroque comme au minimalisme le plus absolu. Oeuvres contemporaines et anciennes se côtoient et dialoguent sans détours selon l’inspiration. Face à l’entrée, des masques du théâtre No. Près de Tatah, des piles de livres se dressent à l’angle d’un long couloir, habillé d’une série de photographies d’Urs Lüthi dont on ne distingue pas la fin. Les oeuvres ici sont reines, leur disposition a été pensée dans une logique où s’entremêlent l’affect et la pertinence, voire l’insolence du sujet. « La garde rapprochée » de Raymond Azibert recouvre ainsi la totalité des murs de son appartement haussmanien de 220 m2 et ne représente qu’un tiers de sa collection. Elle est à l’image de sa vie : « quand on me demande quelle est ma ligne en parlant de ma collection, je réponds toujours : la mienne ». Ainsi en va-t-il d’un « Emballage d’air » de Christo daté 1966 ou d’une Composition rouge, jaune, verte, grand format de Bertrand Lavier dans le salon, du Barcélo près d’une grande oeuvre de Karel Appel face à un Cheri Samba dans le bureau arrière. Chez l’homme, outre sa grande culture littéraire et artistique, c’est le psychiatre qui souvent s’interroge sur les notions d’identité, la controverse l’amuse et le politiquement incorrect qui faisait débat dans les années 1980 semble toujours d’actualité. Que ce soit chez le collectif russe A.E.S ou chez Oleg Kulik avec la représentation de jeunes danseurs et danseuses en tutus blancs dans la salle à manger, ou la question du genre en devenant le regardeur regardé dans le portrait d’«Alexandra » d’Andres Serrano, acheté chez Brice Fauché. A chaque pièce son lot d’objets uniques ou rares, d’artistes vivants ou morts, ornant la moindre parcelle de murs, ne laissant au regard aucun répit.
Raymond Azibert connaît bien les interviews : « Je suis labellisé art contemporain, dit-il, car je dispose d’une collection de 350 oeuvres d’art plastique, à la fois en quantité, qualité, prix », le reste concernant l’Afrique, l’Asie et l’Océanie.
« J’ai commencé à collectionner dans les années 1980 et toujours acheté de l’art contemporain et de l’art premier dans le même temps, même si la prévalence allait à l’art contemporain qui m’intéressait davantage. Quand j’ai débuté, j’étais partiellement perméable aux conseils que des marchands d’art voulaient m’apporter, puis rapidement, j’ai pu me faire ma propre opinion et aller vers des choix artistiques qui me correspondaient, comme dit Olivier Michelon, ancien directeur du Musée des Abattoirs de Toulouse, « sans oreille, ni conseiller ». Il ajoute : « Je viens d’un milieu bourgeois et à Carcassonne existait un petit vivier de collectionneurs d’un assez bon niveau. Il y avait essentiellement des médecins et tout a débuté là, mais j’ai commencé à acheter à Paris dès le départ. »
Plus d’offres, plus d’experts, plus de choix. Ce sont des problèmes d’abords et de connaissance du marché. « Au-delà de la question des prix forcément plus intéressants à Paris, la qualité et le choix sont importants. Comme j’ai toujours lu des revues d’art, des magazines spécialisés, j’avais envie de découvrir et de rencontrer ces oeuvres en direct, via la FIAC (Foire Internationale d’Art Contemporain), les autres foires et les galeries. J’ai acheté Bernard Frize à l’époque où il était débutant, évidemment Combas, mais aussi Opalka, Buren et d’autres …
En 1995, l’exposition Passions privées présentée au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris invitaient 92 collectionneurs dont 30 spécialisés en art contemporain, 3 dans le Grand Sud dont Raymond Azibert. C’est là qu’il rencontre Bernard Frize, artiste français majeur à ses yeux, « méthodique et sincère », devenu une notoriété internationale. « Moi je n’achète pas que des noms connus mais de bons artistes qui font avancer les choses, avec lesquels ça peut durer. » Preuve en est sa collection forgée avec de petits noms devenus de grands artistes, forcément cotés. Voilà aussi pourquoi une collection doit être pensée comme beaucoup de collectionneurs le confirment.
« Ce qui m’avait intéressé chez Bernard Frize, c’est qu’il avait l’air lunaire comme certains grands peintres abstraits américains alors qu’il est très stratège, enfin parce que je suis psy, j’ai une autre approche de l’art et je trouvais ça très intéressant d’intégrer des éléments contingents… ». Une idée de l’art psychanalytique en somme.
« Une galerie toulousaine qui marche, c’est une galerie qui part à Paris »
A Toulouse, Raymond Azibert acquiert une centaine d’oeuvres dans les années 1980-1990, beaucoup à la galerie Sollertis : plusieurs oeuvres de Fabrice Hybert, François Morellet, Sophie Calle, Bertrand Lavier, Otto Muehl, Jürgen klauke, Armleder… « Lorsque la galerie a rencontré des problèmes, poursuit-il, et que j’ai été sollicité en tant que collectionneur, je n’allais pas acheter les mêmes artistes dont j’avais déjà plusieurs pièces. Je voulais voir autre chose et faire avancer la collection tout simplement, même si Brice Fauché a fait à mon sens un travail extraordinaire. » Il estime qu’en ayant une collection qui excède l’espace dont on dispose, beaucoup de collectionneurs parisiens se fréquentent et se respectent, y compris entre galeristes, mais « à Toulouse, chacun a son pré carré, et les rares collectionneurs ne se rencontrent plus, c’est dommage. Une galerie toulousaine qui marche pour moi, c’est une galerie qui part à Paris. »
« Il y a besoin de plus d’ambition ici que d’ouvrir une galerie pour avoir sa danseuse. » Soulignant son intérêt pour la ligne poético-provinciale de Jacques Roubert ou la galerie de Jean-Paul Barres « dans une perspective post Support-Surfaces », Raymond Azibert ajoute : «c’est aimable et de bon goût mais ce n’est pas un format qui m’intéresse vraiment même si c’est adapté peut-être à Toulouse. » Il se souvient des galeries marquantes : « Toutes les galeries toulousaines qui avaient de l’ambition ont fermé. Il y avait la galerie de Pierre-Jean Meurisse, fermée en 2003 et qui en 1988 s’était offert une pub intitulée en pleine page La galerie qui déménage dans Beaux-arts, c’était novateur. La galerie Le Garage est restée ouverte 2-3 ans, j’y avait acheté un grand Velikovic et Erwin Olaf, puis elle a fermé juste avant GHP et EXPRMTL. Eric Dupont est parti aussi comme la galerie Protée qui s’est établie rue de Seine à Paris. Mon amie Siham Derradji (galerie Traits Noirs) est également partie à St-Germain-des-Prés en 2016, donc finalement aujourd’hui, je me rends à Paris entre une semaine et 10 jours par mois. Après, j’ai mes enfants ici et bien plus d’espace. »
Des oeuvres muséales
En électron libre, se jouant des codes, Raymond Azibert a beau se sentir un peu seul à Toulouse, le père de famille pense aussi à la suite. « Je dois trouver une oeuvre qui m’intéresse, je ne vais pas acheter pour acheter. Ce n’est pas mon rôle de sponsoriser les galeries. Tout ce qui est ici est ma garde rapprochée. La collection ne tourne pratiquement pas. Tout est réfléchi. Placé à un endroit précis. »
Issues d’une collection mi-française, mi-internationale, les oeuvres de Raymond Azibert ont longtemps voyagé, comme cette toute petite huile, Real Illusions de David Hodges, datée de 1990 qui a fait le tour du monde, se retrouvant notamment au Whitney Museum de New York. Les oeuvres de Sophie Calle ont été exposées à Genève quand celles d’Annette Messager (Lion d’Or de la Biennale de Venise en 2005) partaient à Chicago et d’autres à St Pertersbourg.
« Sur les 350 pièces de ma collection en arts plastiques, je n’ai revendu que 5 à 6 oeuvres de second marché quasiment, pour m’en acheter d’autres évidemment, donc le fantasme de la défiscalisation a fait son temps. J’ai aujourd’hui une collection à faire vivre et un patrimoine à gérer auprès de mes deux enfants à qui j’ai donné depuis leur majorité. Christie’s me sollicite pour vendre mais je ne veux pas. J’ai par ailleurs des oeuvres de dimension muséale, donc j’ai donné au Musée des Abattoirs un grand Raphaël Zarka et un Jimmie Durhan. J’envisage de leur donner aussi une installation de Thomas Hirschhorn et de Morgane Tschiember. Dans la région, le MOCO m’intéresse.
« L’art est un truchement, mais l’artiste reste authentique »
Il est néanmoins un artiste toulousain découvert récemment que Raymond Azibert se plaît à évoquer. Roméo Mivekannin, artiste montant de l’art contemporain exposé chez Eric Dupont à Paris et Cécile Fakhoury à Dakar et Abidjan l’an passé, lui avait présenté son travail il y a environ trois ans. Architecte de profession, trente ans à peine, l’artiste d’origine béninoise est l’arrière-petit-fils du roi du Dahomey. Ses oeuvres font écho à l’histoire familiale, ses origines, « dans une grande sensibilité plastique, à la croisée des cultures africaines et occidentales ». Ainsi, le rôle d’un collectionneur n’est-il pas de révéler des talents ? « Je ne défends aucun artiste, préviens le collectionneur. Certains à Toulouse s’imaginent que tout est truqué. Plus qu’un trucage, l’art est un truchement où l’artiste reste authentique ». A condition que l’authenticité passe par une mise à nu de son auteur. Il est vrai que l’art contemporain n’a pas bonne presse en ce moment, comme en témoigne Benjamin Olivennes dans son dernier livre L’Autre Art contemporain paru aux éditions Grasset. Et Raymond Azibert de citer l’écrivain portugais Fernando Pessoa : « La sincérité est le grand obstacle que l’artiste doit vaincre. »
Au moment de quitter les lieux, notre regard se penche sur une citation de l’artiste niçois Ben. Comme un dernier clin d’oeil, il est écrit Je n’ai pas assez de temps pour le passer à ramper. L’art n’attend pas.