Voilà un peu plus d’une vingtaine d’années que Thierry d’Argoubet, Délégué général de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, tient d’une main assurée l’une des plus importantes formations musicales hexagonales. Pas une seconde du planning de cette phalange, comptant aujourd’hui 125 musiciens, ne lui échappe, pas plus que sa programmation et ses invités. C’est dire combien ses réflexions sur la situation actuelle et à venir ne peuvent qu’intéresser au plus haut point les mélomanes toulousains.
Thierry d’Argoubet © Pierre Beteille
La pandémie qui frappe de plein fouet la planète entière depuis le mois de mars a des répercussions dont il est difficile d’évaluer ce jour la véritable intensité et les conséquences à long terme sur le monde de la Culture. Le Gouvernement ayant décidé la fermeture de tous les lieux de rassemblement, voici la Halle aux Grains close et nombre d’évènements annulés. Quelles conséquences pour l’orchestre, pour son public, pour les projets de cette nouvelle saison placée sous le signe de « rêver, écouter, se retrouver » ?
Thierry d’Argoubet : Par rapport au printemps, la situation, quoique difficile, est très différente : le gouvernement a permis aux institutions culturelles de répéter et d’enregistrer des spectacles et des concerts. Comme de nombreux orchestres français, nous avons saisi cette occasion pour protéger le maximum d’événements en organisant leur diffusion via les réseaux sociaux et la chaîne YouTube de l’orchestre. Et le hasard fait parfois bien les choses : le premier concert a réuni le guitariste Thibaut Garcia et le chef anglais Kerem Hasan. Or, avec Thibaut, nous venions d’enregistrer et de sortir le Concerto d’Aranjuez chez Warner Classics. Après la diffusion de leur concert, les retours du public ont été extrêmement chaleureux.
Pour nous, actuellement, deux priorités dominent : d’abord permettre aux musiciens de l’orchestre de travailler. Le fait d’avoir été réduits au silence pendant le premier confinement a été particulièrement difficile pour eux, d’autant que l’ONCT est historiquement un effectif qui travaille énormément, entre la saison lyrique, la saison symphonique, les projets pédagogiques… Les musiciens sont des professionnels extrêmement investis et leur permettre de retrouver la scène était primordial, même dans des conditions complexes. Jouer, se retrouver (justement…), renouer avec des chefs, des artistes et avec leur public évidemment était un enjeu essentiel.
Notre deuxième mission est celle d’une solidarité avec l’écosystème musical français – mais pas seulement – : l’orchestre est solidaire de solistes, de chefs qui vivent exclusivement des saisons musicales. Permettre à la nôtre de se poursuivre, coûte que coûte, c’est aussi protéger à long terme le talent des scènes françaises, ne l’oublions pas.
Enfin, un troisième enjeu, spécifique à Toulouse, a renforcé notre conviction selon laquelle « The show must go on » : nous devons, à l’horizon de deux saisons, penser à la succession de Tugan Sokhiev. Dans cette perspective, il est capital de nouer de nouvelles collaborations et de donner leur chance à des chefs et à des cheffes qui nous permettent de penser le futur.
On imagine bien, mais peut-être pas clairement, le lourd déficit financier qu’entraînent ces annulations, en particulier en ces temps de restrictions budgétaires dont la Culture est particulièrement la cible. Quelles conséquences pour l’Orchestre du Capitole ?
Th d’A : N’oublions pas que l’ONCT est financé à plus de 80% par Toulouse Métropole, ce qui est un soutien absolument décisif pour nous. Cet engagement nous donne des responsabilités essentielles comme service public : appartenir à une collectivité territoriale nous engage d’autant plus à maintenir notre lien avec le public de Toulouse et de son territoire.
De façon plus conjoncturelle, l’essentiel, pour nous, est de travailler à budget constant, évidemment, et dans cette perspective notre collaboration avec l’administration générale du théâtre et de l’orchestre est décisive. Nous avons dû faire des choix et nous n’avons pu préserver toutes les semaines prévues. Ainsi, sur les cinq dernières semaines, trois semaines ont été maintenues (c’est déjà beaucoup !).
Il nous faut penser au-delà des frontières de l’orchestre. L’orchestre a pu maintenir une saison musicale car il n’est pas soumis aux mêmes éléments que le Théâtre du Capitole. Mais nous en demeurons indéfectiblement solidaires. Pour nous, le fait de conserver une activité musicale exigeante c’est aussi préserver l’avenir du théâtre : n’oublions pas que l’ONCT est un orchestre lyrique et symphonique. La prochaine production théâtrale sera donc magnifique, n’en doutons pas !
Arrêtés pour un temps aujourd’hui indéterminé, quelle est la situation des musiciens ? Comme tous les artistes, ils ont besoin de jouer, de pratiquer leur instrument afin d’entretenir leur talent. Leur avez-vous donné un planning de travail ?
Th d’A : Au fond, nous venons d’en parler. Les musiciens du Capitole ont un besoin impératif de jouer et nous œuvrons pied à pied pour le leur permettre. En revanche, parlons aussi des équipes : nous découvrons en ces temps compliqués combien celles-ci sont capables de se dépasser et de renouveler leurs propositions. À la Halle aux Grains, par exemple, le régisseur des captations qui a assuré et supervisé le premier concert du 31 octobre a fait un travail extraordinaire. Du côté du son et de la vidéo, les équipes sont incroyables. Nos propositions actuelles sont rendues possibles grâce à leur talent. Ainsi, le concert du 28 novembre prochain sera diffusé en différé sur Radio Classique. Et le directeur de Radio-Classique est extrêmement heureux de pouvoir s’appuyer sur le son des régisseurs de la Halle aux Grains. Cet engagement, cette énergie se ressentent à tous les niveaux : l’ensemble des plannings de l’orchestre a été remodelé en fonction des captations, les supports de communication également.
Le pianiste Bertrand Chamayou lors de son concert à la Halle aux grains de Toulouse le 26 juin 2020 (crédit Ville de Toulouse)
Comment Aïda se positionne-t-elle dans un tel contexte ?
Th d’A : En accompagnant l’orchestre dans le développement de son image et donc dans son rayonnement. J’ai d’ailleurs beaucoup de pensées, en ces temps difficiles, pour les entreprises de la région, touchées de plein fouet par la crise. L’orchestre, par son engagement, contribue à son échelle.
L’important pour l’Orchestre est également de ne pas se couper de son public…
Th d’A : Jamais, depuis de nombreuses saisons, je n’ai senti tant de ferveur de la part du public. Après le silence du printemps, un lien d’une qualité nouvelle est né. Toutes celles et ceux qui ont pu assister aux concerts du début de la saison ont remarqué une qualité d’écoute extraordinaire. Mais j’irais plus loin encore : dans ce désir, cette envie que je perçois de la part de notre public d’être avec « ses » musiciens, je lis une appropriation tout à fait incroyable. Il me semble que le public, peut-être parce qu’il a été privé de concerts ou que la crise sanitaire et économique que nous traversons incite à repenser des questions fondamentales de sens, est à nos côtés, et a compris que l’Orchestre du Capitole est, plus que jamais « son » orchestre.
Une fois cette pandémie terrassée, beaucoup prétendent que plus rien ne sera comme avant. Quelle est votre réflexion sur le devenir des institutions musicales et pas seulement toulousaines ?
Th d’A : Nous avons, à l’orchestre, à résoudre un double défi : d’une part, engager le processus de la succession de Tugan Sokhiev. De l’autre, évidemment, tirer les enseignements de cette crise. Il n’y a aucune réponse toute faite, évidente et simple. J’aurais simplement envie de proposer une collaboration accrue entre des institutions culturelles, à l’image du projet des Musicales franco-russes, lancé il y a plus de deux ans, et dont le modèle anticipe de nombreuses difficultés que nous traversons actuellement. Travailler tous ensemble, c’est accroître les possibilités d’adaptation et d’imagination. Je rajouterais enfin l’enjeu du territoire. Nous le savons depuis longtemps, celui-ci est la clé du sens des projets culturels. Mais la « reterritorialisation » des projets culturels que nous traversons actuellement est une chance à ne pas laisser passer.
Propos recueillis par Robert Pénavayre
ClassicToulouse