« Josep » est le premier long-métrage du dessinateur Aurel, écrit avec Jean-Louis Milesi, produit par Les Films d’ici Méditerranée, avec le soutien du Mémorial du Camp de Rivesaltes (1) et de la Région Occitanie, en Sélection officielle au Festival de Cannes 2020 (2).
Actuellement sur les écrans, ce beau film raconte l’histoire du républicain José Bartolí, dit Josep, (1910-1995), grâce à l’animation de ses dessins. De Barcelone à New York, l’histoire vraie de ce combattant antifranquiste et artiste remarquable, à travers ses rencontres avec en particulier un gendarme bienveillant et la flamboyante plasticienne Frida Kalho (1907-1954), en passant par son séjour au Camp de Concentration de Rivesaltes de sinistre mémoire, est profondément émouvante, aussi bien par sa vie exceptionnelle que par la force de ses dessins ; et même la beauté de certains, en particulier des paysages.
Ce Catalan a commencé très jeune à travailler comme dessinateur de presse, sur des sujets politiques dans La Veu de Catalunya, L’Esquella de la Torratxa, La Humanitat, Papitu, Icària, Solidaridad Obrera, La Rambla, L’Opinió, El Noticiero Universal, Última Hora et d’autres revues catalanes. Disciple du peintre et metteur en scène Salvador Alarma Tastas, il a présenté à Barcelone, entre 1933 et 1934, une exposition de ses dessins.En 1936, il n’a que 26 ans lorsqu’il fonde le syndicat des dessinateurs.
Pendant la Guerre d’Espagne, il est devenu commissaire politique du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), et en 1937, il s’est battu sur le front de l’Aragon. À 30 ans, il a rencontré à Barcelone l’amour de sa vie : l’Andalouse Maria Valdés; en janvier 1939, alors que Barcelone va tomber aux mains des troupes franquistes, elle est enceinte et doit se réfugier en France, leur séparation sur le quai de la gare fut un déchirement, car elle ne voulait pas quitter Josep. Bombardé par l’armée allemande, son train n’arrivera jamais en France, des années plus tard, il la cherchera en vain.
Après l’effondrement de la République et la Retirada, Josep est incarcéré dans sept camps en France où il a continué à dessiner, dont l’ancien hôpital militaire de Perpignan, ce « terrible » hôpital, – selon ses dires -, où il dort sur la paille à même le sol et contracte le typhus ». Après s’être évadé du camp de Bram, il a été arrêté par la Gestapo et envoyé vers Dachau, mais il est parvenu à sauter du train et à échapper à une mort programmée. Après 1943, il a réussi à partir au Mexique où il est devenu l’ami de Frida Kahlo, avant de s’installer aux États-Unis où il a fréquenté Rothko, Charles Pollock, Kline et De Kooning, dessiné dans la revue Holliday, dans le supplément Reporter du Saturday Evening Post. Egalement peintre et créateur de collages, il a fait des décors pour des films historiques de Hollywood et a illustré de nombreux ouvrages pour le Club français du livre.
Il a raconté son expérience dans un livre au Editions Actes Sud BD et reste un symbole de la Résistance par l’Art, une preuve vivante que « si le meilleur n’est jamais assuré, le pire n’est jamais inéluctable ».
En effet, en février 1939, la fin de la guerre d’Espagne marqua aussi la fin des perspectives artistiques de toute une génération d’artistes qui, dans sa grande majorité, a choisi l’exil comme réponse à son opposition au nouveau régime vainqueur en Espagne. Dans un premier temps, cet exode massif alla vers la France, et de là se dispersa vers d’autres pays européens et latino-américains.
La plupart des artistes espagnols qui passèrent la frontière en 1939 se retrouvèrent dans les camps de concentration du Midi de la France. Les conditions d’accueil dans les différents pays où ils se réfugièrent ont varié en fonction des circonstances politiques, mais en général, il faut souligner, qu’à l’exception de la France de Vichy, elles furent assez généreuses pour leur permettre de survivre et s’adapter.
Il faut aussi rappeler que, lors de leur internement, nombreux furent ces artistes qui continuèrent à créer, comme Josep Bartoli, derrière les barbelés, où la communauté espagnole a essayé, y compris dans les pires conditions possibles, « d’établir une continuité culturelle, en préservant et en conservant ses propres traditions et l’héritage idéologique ». Et que l’organisation dans les camps de concerts et d’expositions d’art : peintures à l’huile, aquarelles, dessins sur la vie quotidienne: portraits, caricatures, illustrations, cartes postales etc.), sculptures, dont les formes et techniques d’expression rappelaient celle de l’Art Brut, réalisées dans des matériaux rudimentaires comme le savon, des bouts d’épaves en bois, toutes sortes de détritus comme des boîtes de conserve, des cartons, des coquillages et même le fil de fer des clôtures… Tout un trésor d’art populaire, naïf, inventif et spontané, créé par autant d’artistes amateurs que de créateurs professionnels.
Il faut enfin souligner que Toulouse, capitale de la République espagnole en exil, en a recueilli bon nombre, dont l’un des plus célèbres est le peintre Carlos Pradal, et qu’en son sein, de nombreux musiciens de la deuxième et troisième génération continuent à faire vivre leur héritage, de Bruno Ruiz et Vicente Pradal à Serge Lopez et Servane Solana, en passant par Kiko Ruiz, Equidad Barès, Bernardo Sandoval, El Comunero ou Guilhem Lopez …
L’expérience des camps de Josep Bartoli a accru sa rage de dessiner pour en montrer la triste réalité. Il se devait de le faire pour ceux qui ne pouvaient s’exprimer. Il a alors dessiné sur tous les supports papiers qu’il a pu se procurer et les a camouflés sous le sable des camps. Ses camarades le soutenaient et le cachaient : à leurs yeux, avec ses dessins, il participait à la création de la mémoire collective, et devenait celui qui allait révéler au grand jour leur enfer quotidien.
Josep Bartoli a surtout réalisé des dessins satiriques dans les camps pour dénoncer les conditions de vie des exilés. Deux groupes de personnes sont caricaturés : les gendarmes et les réfugiés. Pour les premiers, il a utilisé le zoomorphisme, ils sont en effet représentés sous les traits de chiens, de cochons, de chauves-souris pour souligner leur caractère inhumain ; il a créé aussi des personnages hybrides, mi-hommes mi-animaux, énormément poilus et pourvus d’une queue de chien. Il dessinait la nature humaine dans sa monstruosité la plus abjecte: de nombreux gendarmes se comportaient en effet de façon violente et sadique vis-à-vis des internés, mais fort heureusement tous n’ont pas eu un tel comportement. Les réfugiés, quant à eux, perdaient peu à peu leur aspect humain, leurs corps malades devennt plus frêles, pour attirer la compassion d’autrui. Les dessins de Bartolí n’ont absolument rien d’objectif, car ils ont été réalisés sur le vif, il a voulu nous faire comprendre et partager les traumatismes, les souffrances, les dégradations physiques, l’inanition, de ces exilés dont il faisait partie et qu’il a connus (3).
Son témoignage a pris une valeur historique qui ne cesse de s’accroitre à l’heure où certains révisionnistes voudraient « faire effacer de nos manuels d’histoire tout ce qui touche à la Guerre d’Espagne, à la Deuxième Guerre Mondiale et à la Résistance, pour ne pas encombrer inutilement l’esprit des jeunes ».
« Le crayon de Josep était une arme » répond la Fondation Antonio Machado de Collioure (4).
Dans Les Soldats de Salamine, un roman vrai de Javier Cercas, l’auteur commence par raconter comment Rafael Sanchez Mazas, l’un des fondateurs de la Phalange, et principal théoricien du mouvement d’extrême droite, a survécu par miracle après avoir été fait prisonnier par les Républicains.
Mais le véritable « héros » du roman, un vieux républicain catalan, rescapé de toutes les combats pour la Libération de l’Europe, raconte ainsi son arrivée en France « patrie des droits de l’homme », lors de la Retirada début février 1939, avec 450 000 autres espagnols : « de l’autre côté de la frontière, nous attendait le camp d’Argelès, une immense plage nue clôturée par un double fil de fer barbelé, sans baraques, sans le moindre abri contre le froid féroce de février, avec une hygiène désastreuse. Dans ces conditions de vie inhumaines, quatre vingt mille fugitifs espagnols (dont des femmes, des vieillards et des enfants qui dormaient sur le sable en partie couvert de neige et de givre, et des hommes qui erraient hallucinés par le poids du désespoir et de la rancœur de la défaite) y attendaient la fin de l’enfer.
Et il ajoute : on les appelait camps de concentration ; mais ce n’était que des mouroirs organisés » (5).
Ceux qui se sont battus contre cette idéologie dictatoriale, qui ont survécu et réussi à quitter l’Espagne franquiste, dont Josep Bartoli, s’y sont retrouvés parqués comme des bêtes de l’autre côté des Pyrénées.
Sur ces lieux chargés de mémoires, sous les carcasses des baraquements du Camp de Rivesaltes, le Conseil régional d’Occitanie a édifié un mémorial enterré, où sont évoquées les différentes populations internées ici dans des conditions de précarité et d’insalubrité sordides, qui a été inauguré en octobre 2015 : républicains espagnols, juifs, et harkis algériens. En le visitant, on ne peut qu’éprouver de l’empathie pour toutes les personnes qui ont été contraintes d’y séjourner. Mais aussi une profonde honte pour la politique des différents gouvernements de la France qui se sont succédés et qui n’ont rien changé à la façon de traiter les réfugiés, les proscrits, les laissés pour compte et les sacrifiés de l’Histoire.
Le Mémorial présente actuellement une exposition qui rappelle que, 23 ans après les républicains, les juifs, les tziganes et les résistants, ce furent les harkis, – ces supplétifs algériens abandonnés par l’armée française quand elle a perdu la Guerre d’Algérie -, dont certains sont encore nombreux dans la région comme les espagnols, qui y furent parqués, dans des conditions similaires !
A l’occasion de la sortie du film, la Région Occitanie renforce les collections du Mémorial du camp de Rivesaltes grâce à la donation d’une partie des œuvres de Josep Bartoli (collection new-yorkaise).
C’est la veuve de Josep, Bernice Bromberg, et sa famille, qui ont choisi de faire cette donation. Le Mémorial va donc recevoir des œuvres et carnets de dessins de cet artiste qui y seront bientôt présentées au public en 2021.
Juste retour des choses pour celui qui, envers et contre tout, et même aux pires moments, en particulier dans cet enfer des camps, a continué son « œuvre de résistance ».
Comme l’affirmait Lucie Aubrac, « Créer, c’est Résister, Résister, c’est créer ».
PS. Il vous reste jusqu’au 31 décembre 2020 pour aller voir ou revoir la remarquable exposition de Germaine Chaumel « La vie quotidienne à Toulouse (1938-1944) » qui est un témoignage exceptionnel de cette période tragique.
52, allée des Demoiselles 31400 Toulouse
Pour en savoir plus :
2) Association pour la Mémoire du Camp d’Agde
4) Fragments sur les temps présents
5) Rencontre avec Aurel, réalisateur du film « Josep » / Entretien avec Carine Trenteun