Ivo Pogorelich est sans conteste l’une des légendes du piano sur ces dernières dizaines d’années. Plus de vingt ans passés, il retrouve la Halle aux Grains pour ce récital programmé par le Festival Piano aux Jacobins, mardi 22 septembre à 20h, soirée soumise à toutes les contraintes que nous connaissons si bien maintenant. Chopin et Ravel sont au menu.
Artiste à la personnalité unique, l’art d’Ivo Pogorelich affirme une réflexion sans compromissions sur la sonorité de l’instrument, sur la signification de chaque note, capable d’un contrôle de la sonorité surnaturel, art qui ne peut que détonner dans un monde pianistique guetté par une certaine uniformité. À son sujet, techniquement, d’aucuns écrivent, admiratifs : « C’est monstrueux. » Le pianiste croate vient mettre en parallèle Chopin et Ravel dont il sculptera à l’évidence chaque feuille des partitions avec son acuité et sa minutie proverbiales, même après plusieurs décennies de carrière au plus haut niveau. Une rencontre à l’affiche avec un musicien assurément toujours à part depuis ses débuts fracassants il y a quarante ans et qui s’emploie avec ténacité à donner le temps au temps, enregistrant si peu car résistant avec opiniâtreté aux sirènes fallacieuses du marketing. « Un enregistrement n’est utile que s’il constitue un document. »
Au sujet de son art, l’artiste ne disait-il pas : « Il faut fuir les compromissions, rester soi-même et repousser toujours plus loin les limites du niveau artistique que l’on peut atteindre pour le donner aux autres, musicalement et techniquement. »
En même temps, et par son côté d’éternel insatisfait, Ivo Pogorelich nous rend optimiste. Ne dit-il pas : « Enfant, j’étais allergique au travail. Ces dernières années, ma relation à l’instrument est devenue bien plus proche, je peux lui demander de me donner bien plus – à travers mon travail, bien sûr. J’éprouve un plaisir renouvelé à travailler, et bien que le monde me semble violent, brutal et cacophonique, je suis rassuré quand je vois qu’il y a encore des gens qui entendent la musique. »
Et c’est pourquoi, l’artiste arrive, à trouver de nouvelles choses dans des partitions archi rabâchées, à prouver leur justesse en les jouant. Il ne cherche pas à être différent à tout prix. S’il sonne différent, c’est la conséquence de son travail, de ses recherches……et si vous l’apercevez encore au piano en entrant dans la salle, ce n’est pas pour s’échauffer les doigts, mais le piano !!En effet, vous dirait-il, « Si je laisse un accordeur y toucher avant que je ne joue, il gardera son empreinte, et cela faussera l’expérience du public. » Un public qu’il bouscule irrémédiablement.
Programme du récital :
Chopin
Prélude en do dièse mineur, op. 45
Sonate n°3 en si mineur, op.58
Barcarolle en fa dièse mineur, op.60
Ravel
Gaspard de la nuit
Ondine
Le Gibet
Scarbo
Frédéric Chopin
Ivo Pogorelich a mis à son programme la Sonate n°3 de Frédéric Chopin. C’est à la fin de l’automne 1844 que le compositeur met la touche finale à cet ouvrage, qu’il publie l’année suivante avec une dédicace à la comtesse Emilie de Perthuis, l’une de ses élèves-maîtresses. Chef-d’œuvre de la maturité, elle est en quatre mouvements et d’une durée de moins de trente minutes. Allegro maestoso – Sherzo (molto vivace) – Largo et enfin le Finale avec un Presto non tanto – Agitato.
Elle ne fut pas alors particulièrement acclamée et ce n’est véritablement qu’au XXè siècle qu’elle devint une pièce incontournable des concerts et prit sa juste place. On écrira même que dans cette Sonate, la musique de Chopin atteint son apogée, et que ses quatre mouvements contiennent certaines des meilleures musiques jamais écrites pour le piano. Elle est l’essence même de la musique romantique. Comme son analyse montre que les mouvements intermédiaires prennent la forme d’une danse avec trio et d’une chanson instrumentale à grande échelle, c’est bien un élément qui semble justifier les propos de Pogorelich. Ce dernier recommande vivement à tout musicien classique de suivre le conseil qui est, d’écouter la musique populaire, folklorique et orientale, car on y trouve une vie du phrasé et une variété du dessin infinies.
Maurice Ravel du temps de Gaspard de la nuit
Sur Gaspard de la nuit :
S’inspirant de l’œuvre éponyme en prose d’Aloysius Bertrand, d’ailleurs sous-titrée Poèmes pour piano, Maurice Ravel choisit trois de ces tableaux fantasmagoriques d’un Moyen Age rêvé, Ondine, la légende d’une nymphe éprise dangereusement d’un mortel, mais peut-être tout cela n’était qu’un songe, Le Gibet, macabre tableau d’un pendu traversé par le glas, une octave de si bémol répétée 153 fois sur environ sept minutes ! (on dit que tout va donc tenir à de légères irrégularités dans la frappe de ce si bémol et on cite certains pianistes qui ont obtenu vingt-huit manières de le toucher !!). Ravel demande : Très lent, sans presser ni ralentir jusqu’à la fin, et avec sourdine toute la pièce.
Et enfin Scarbo, le portrait d’un gnome démoniaque traduit sous la forme d’un véritable cauchemar pianistique, dune démoniaque sauvagerie. Par sa virtuosité diabolique, cette dernière pièce est aussi une manière pour le compositeur de dépasser l’Islamey de Mily Balakirev, membre du groupe des Cinq, pourtant déjà redoutable.
L’ensemble baigne dans une noirceur à laquelle n’est sans doute pas étrangère à l’angoisse stagnante qui règne dans l’appartement de Levallois-Perret d’où son père Joseph, affaibli par une attaque, ne sort plus. Nous sommes, été 1908, et Ravel est véritablement hanté par le spectacle de ce père prostré. Ce qui fera dire à un certain pianiste, grand spécialiste de Scarbo : « Ravel, c’est un mort qui regarde la vie. Il tend les bras désespérément vers elle, comme de l’autre côté d’une paroi de cristal. Mais il reste toujours seul ; il n’atteint jamais la possession… »
Scarbo : parmi les dernières mesures !!
Tandis que Ondine démontre avant tout le potentiel mélodique de Ravel et Le Gibet son potentiel harmonique, dans Scarbo, l’auteur donne avant tout la mesure de sa maîtrise rythmique dont le sommet sera à coup sûr son Boléro. Ce Scarbo, éblouissant morceau pianistique, est moins une œuvre à prétentions expressives qu’un compendium de la technique moderne de clavier et des possibilités de virtuose actuel.L’écriture des trois pièces donna beaucoup de mal à Ravel qui confia à son amie Ida Godebska, pianiste, égérie et mécène : « Après de trop longs mois de gestation, […] Gaspard a été le diable même à écrire, ce qui est logique puisqu’il est l’auteur des poèmes ».
Et malgré ses moyens pianistiques, Ravel reconnaissait lui-même être incapable de jouer sa propre pièce, et en confiera la création le 9 janvier 1909 à son ami Ricardo Viñes.
Billetterie en ligne du festival Piano aux Jacobins
Photos Ivo Pogorelich © Malcolm Crowthers