Le déconsolé (1), le dernier « des romans vrais » d’Anne Brenon (2) raconte la vie de Guilhem Rafart, Bon Homme cathare de la montagne Noire, pour lequel on sent qu’elle éprouve un grand attachement, une grande tendresse même, qu’elle sait nous faire partager. Elle nous invite à suivre, son « odyssée » pourrait- on dire, au long du XIIIesiècle (en gros de 1230 à 1280) ; et travers lui, c’est la vie du petit peuple du Midi qu’elle nous donne à voir. Ce n’est pas une chanson de geste évoquant les glorieux faits d’armes d’un héros légendaire, ni un roman historique comme ceux de Jean d’Aillon (Guilhem d’Ussel) ou de Francis Pornon (La fille d’Occitanie), – fort agréables à lire au demeurant-, mais le roman vrai de la vie d’un simple garçon vacher, élevé dans « la foi bonne chrétienne » de ses parents, devenu passeur d’hérétiques, puis hérétique lui-même « après un noviciat de quarante années », avant de tomber dans les griffes de l’Inquisition.
Anne Brenon narre avec une belle verve des petites histoires profondément humaines inspirées directement par la grande Histoire, puisées directement à la source même de celle-ci dans les archives et les documents qu’elle a consultés au cours de ses nombreuses recherches. Loin de celles des puissants, elle tisse celles de ces petites gens qui font la trame de la « grande humanité » (Nazim Hikmet), en l’occurrence celle du petit peuple du Midi, ce Midi noir dont parlait René Nelli, qui a donné sa foi à une Église cachée: celle des Bons Hommes et des Bonnes Femmes de l’Église cathare, dont certains historiens mal informés osent dire aujourd’hui qu’ils n’ont jamais existé ! Il est vrai que cette histoire est mal connue du grand public, et que le héros n’en est pas un preux chevalier ni une belle dame de la noblesse, mais un pauvre garçon vacher. Quelle hérésie !
Et ce petit peuple qui poursuivait obstinément son idéal chrétien, tout en fuyant le Malheur, comme il appelait alors l’Inquisition qui multipliait les bûchers, est celui qui nous a précédé sur cette belle terre d’Occitanie; et dont nous descendons pour certains d’entre nous.
Contre le Malheur, règne de la peur et de la violence, certains croyants, tels Guilhem Rafart, sont rentrés dans « la grande forêt de la clandestinité » comme l’écrit Anne Brenon, sont rentrés en résistance, ont dévoués entièrement leur vie à la protection de ces saints Hommes et de ces saintes Femmes, au péril de celle-ci; il n’est pas étonnant qu’on trouve en la lisant des résonnances sept siècles plus tard, avec les Partisans, comme on dit en Italie, qui se sont dressés contre l’ordre fasciste et nazi utilisant les mêmes procédés que les chiens de Dieux, Domini Canes.
C’est en effet une plongée dans la machine répressive parfaite de l’Église de Rome (espionnage, délation, hypocrisie, double langage, torture physique et morale, bûcher etc.) de l’époque. Anne Brenon parle de la traque à l’hérétique comme d’une « chasse au blaireau », cette pratique cruelle et obscène que l’Etat français vient de légitimer : cet animal non nuisible, mais au contraire utile à l’écosystème, nullement agressif, dont la chair n’est même pas comestible, acculé au fond de son terrier par un roquet est déterré avec des pelles, mis en pièces avec des pinces et donné en pâture aux chiens des chasseurs ! « L’enfer sous terre » !
Après la torture de Jean Paul Laurens
On trouve donc dans l’évocation de cette triste époque des échos de la situation dans notre pays sous l’occupation allemande et le régime de Vichy, les croix jaunes font penser aux sinistres étoiles jaunes, les caches des villages perdus aux maquis nombreux dans notre région, les passeurs de croyants aux passeurs de Résistants, juifs ou aviateurs alliés par delà les Alpes ou les Pyrénées, qui prenaient des risques incroyables. Comme mon ami Freddy Favet de Poubeau, au-dessus de Luchon, qui avait reçu une rafale de mitrailleuse d’un milicien dans les reins en faisant passer deux aviateurs alliés en Espagne et se déplaçait dans une voiture aménagée pour nous guider sur les routes du spectacle vivant quand j’avais vingt ans.
Les inquisiteurs et les agents du roi, au delà d’une prétendue hérésie (qui n’était qu’une christianisme primitif), cherchaient à éradiquer toute velléité de résistance à l’oppression, en bons fonctionnaires de l’ordre royal établi par la force, la peur et la violence. En cela, ils représentaient déjà « la banalité du mal » telle que l’a définie Hannah Arendt quelques siècles plus tard à propos d’Adolf Eichmann.
À lire Anne Brenon on ne peut qu’être pris d’empathie pour ces pauvres de Dieu qui avait la spiritualité chrétienne chevillée au corps et à l’âme, de cette Église en résistance qui affirmaient que « Dieu n’a rien de lui en ce monde, que nos âmes » et « que l’argent est la rouille de l’âme » ; comme messire Guilhem de Corneilhan, on se sent « de la même compagnie, celle des amis du Bien ». Et comme Pèire Lafont de Vaychis d’Ariège en 1321, on a envie de dire : « Etant donné que les hérétiques ne font pas de mal à rien ni a personne, je pense que c’est un péché de leur faire du mal ».
Déjà à l’époque des voix, y compris dans l’Église de Rome, se sont élevées contre le sort réservé à ceux que l’on appelaient les Albigeois, comme celle de Bernard Délicieux, franciscain : le peintre toulousain Jean-Paul Laurens, a représenté la scène de façon très expressive dans « L’agitateur du Languedoc » que l’on peut voir au Musée des Augustins. (3)
Ce roman vrai nous conte donc une histoire profondément humaine, faite de petites histoires ou se mêlent et s’entremêlent, amours, amitiés, passions, haines, jalousées, rancunes, bassesse, héroïsme etc., tout ce qui fait la chair de l’humaine nature qui perdure par delà les siècles, les cultures, les civilisations. Et cela peu importe l’évolution des mentalités, les progrès ou disons les évolutions techniques.
La belle écriture d’Anne Brenon nous donne à voir les couleurs de la nature et de la vie, à sentir les odeurs et les parfums, à ressentir la joie comme la peur. Elle touche souvent à la prose poétique comme celle d’Albert Camus dans Noces à Tipasa, ou de Xavier Grall dans La marche au soleil d’Arthur Rimbaud : avec des images fortes comme « le front des très hautes montagnes, coiffées de blanc comme des femmes » ou comme « notre cœur tape comme marteau sur l’enclume ».
Rappelons qu’Anne Brenon est d’abord l’une des plus éminentes spécialistes de l’histoire du catharisme occitan dans la lignée de Jean Duvernoy ou de René Nelli. Cette chartiste diplômée de l’École des Hautes Etudes en Science religieuses a consulté une somme considérable de documents pour ses ouvrages historiques sur les Cathares occitans qui font autorité. Mais elle écrit aussi des « romans vrais » qui permettent « un peu de couleur de vie » comme le dit elle- même.
La forme de son roman vrai m’a évoqué le « récit réel » de Javier Cercas intitulé Les Soldats de Salamine, au départ sur l’idéologue de la Phalange mais surtout sur un héros oublié de la 2e Guerre mondiale : « un récit tramé par la réalité ; c’est comme un roman sauf qu’au lieu que tout soit faux, tout est vrai, c’est une histoire avec des faits et des personnages réels ».
Et ce roman vrai m’a profondément touché.
Adolescent, lors de mes lectures passionnées à la Bibliothèque d’Études et du Patrimoine de Toulouse, j’ai bien compris que je n’aurais pu être un Cathare, un Parfait, que je n’aurai pas supporté leur discipline, ni le jeune, ni l’abstinence.
Mais je crois que tout le monde a droit à sa différence. Qu’on ne pourchasse pas les gens, de quelque origine que ce soit, qu’on ne les torture pas, qu’on ne les viole pas, qu’on ne les brûle pas, qu’on ne les spolie pas de leurs biens, au prétexte de leur différence. Qu’elle soit religieuse, sexuelle ou sociale. Que la différence et le partage enrichissent. Et que la résistance à l’oppression est un devoir, à quelque époque que ce soit.
D’autre part, je n’avais pas besoin d’être croyant en un autre monde pour me rendre compte que celui où nous vivons est souvent le royaume du Diable, et que souvent le seul moyen de s’en évader, c’est d’avoir la tête dans les étoiles.
Je suis persuadé que si j’avais vécu au XIIIe siècle, j’aurais voulu être un troubadour, héraut d’une Poésie et d’une Musique sans frontières, amoureux des belles Dames, chantre d’une société plus juste et plus tolérante. C’est pour cela que je suis aujourd’hui un jongleur de mots, un saltimbanque, un colporteur ambulant de rimes et de chansons.
Au delà du simple bonheur de lire, le roman vrai d’Anne Brenon m’a conforté dans ces convictions.
Et ce n’est pas un hasard si dans notre concert poétique « Liberté, j’écris ton nom », je dis sur scène (entre autres) Violonaire d’Infern, Ménétrier de l’Enfer, de la poétesse occitane non-voyante Louisa Paulin (1888-1944) (4):
Violonaire d’infern, ès tornat sus la terra
Ménétrier de l’enfer, tu es revenu sur terre
Cantar ton cant d‘azir sus un aire d’amor,
Chanter ton chant de haine sur un air d’amour,
Emplenant nostres cors d’una fola combor
Emplissant nos cœurs d’une folle ardeur
E, los sèt fèls virats, nos botar dins la guèrra.
Et, voués à toi, démon, nous jeter dans la guerre.
Cant, te reconeisèm : entre Roze e Garona
Chant, nous te reconnaissons : entre Rhône et Garonne,
Nos portères, un cop, la roïna et la mort ;
Tu nous portas une fois la ruine et la mort ;
T’escanèrem, o cant ! dins la gorga ferona
Nous t’étranglames, ô chant ! dans la gorge féroce
Del Cat-fèr que, per temps, s’apelaba Monfort.
Du Diable qui, en ce temps-là, s’appelait Montfort.
Montsegur, l’as auzit, l’aule cant d’azirensa,
Montségur, tu l’as entendu, le mauvais chant de haine,
Maretlas tas parets de sa rabia d’infèrn,
Marteler ton mur de la rage d’enfer,
Roncar dins los lenhèrs, cremados d’esperansa,
Souffler dans les bûchers, destructeurs d’espérance,
Jitant nostre païs dins l’eternal ibèrn.
Jetant notre pays dans l’éternel hiver.
Trobaires, levem nos coma un ost aparaire
Poètes, levons-nous comme une armée protectrice
De l’ama encadenada e del cor enclavat,
De l’âme enchainée et du cœur en détresse
E sus las nostras mans arborem lo cantaire,
Et sur nos mains dressons le chanteur,
Lo fraire de belor que sab lo cant mannat.
Le frère de beauté qui sait le chant parfait.
Aquel cant de claror, lo cant d’espertadura,
Ce chant de clarté, le chant du réveil,
Totis les cantarem en immensa clamor ;
Tous nous le chanterons dans une immense clameur ;
Atam escantirem lo cant de la Sornura
Ainsi nous étoufferons le chant de l’Ombre
Del escur Aucibèl, jos la nostra fervor
Du sombre Démon, sous notre ferveur.
Pour en savoir plus :
1) Le déconsolé et L’impénitente, qui l’a précédé sont disponibles auprès de LA LOUVE ÉDITIONS ; Les fils du malheur et Les cités sarrasines auprès de L’Hydre éditions mais sont épuisés.
2) Anne Brenon bibliographie : https://www.babelio.com/auteur/Anne-Brenon/13802
3) Personnage principal de l’œuvre, Bernard Délicieux est un moine franciscain originaire de Montpellier, né en 1260. Il fut l’un des plus virulents opposants à l’Inquisition, lors de la répression menée contre l’hérésie cathare de la fin du XIIesiècle au XIVesiècle. Cette œuvre fait partie d’une série de toiles exécutées autour de la figure de ce personnage, et intervient comme une suite à deux autres tableaux : La Délivrance des emmurés de Carcassonne et L’interrogatoire. Jean-Paul Laurens devait conclure son cycle sur Bernard Délicieux par la représentation de sa défaite dans Le Torturé ou Après la question. Jean-Paul Laurenss’inspira, pour cette série de peintures, d’un texte de l’historien Bernard Hauréau, « Bernard Délicieux et l’Inquisition albigeoise », publié sous forme d’articles dans la Revue des Deux-Mondes en 1868 et repris sous forme de livre en 1877. Jean-Paul Laurens choisit de représenter ici la scène du jugement : au premier rang au centre, face à Bernard Délicieux, le grand inquisiteur est entouré de deux religieux ; derrière eux siègent les représentants de l’Église, cardinaux et évêques. Le moine, vêtu de la bure franciscaine, lève un bras vengeur vers ceux qui l’accusent, et dont les visages momifiés, réprobateurs ou indifférents, apparaissent comme l’incarnation même de la répression bornée. Cette attitude est soulignée de manière plus explicite encore par l’attitude des deux moines aux visages dissimulés, alors que l’inquisiteur, revêtu d’hermine, paraît scandalisé par le propos du franciscain. Originaire du Languedoc, Jean-Paul Laurens, attaché à ses racines provinciales, ne pouvait qu’être particulièrement intéressé par cet épisode dramatique de l’histoire de son pays. À cet intérêt s’ajoutait un anticléricalisme républicain, qui trouvait dans la lutte de Bernard Délicieux contre le fanatisme de l’Inquisition un support tout naturel à ses propres convictions. © Musée des Augustins.
4) Louisa Paulin : http://www.louisa-paulin.org/Vie.php