Madame Germaine Chaumel (1898-1982) (1) avait de nombreuses cordes à son arc (chanteuse d’opérette etc.), mais sa vie publique se confond surtout avec sa démarche de plasticienne de l’image : elle a exploré toute la palette à sa disposition (natures mortes, nus, photos de modes…) et fut à la fois portraitiste et photoreportrice.
Autodidacte, elle s’était abonnée à la « Revue française de Photographie », et au « Photographe (Art, technique, innovation) » sous forme de rouleaux ; et elle s’est formée à la photographie en étudiant les travaux de Man Ray (1890-1976) et Brassai (1899-1984), ses références. Au début des années 1930, elle s’est inscrite au Photo Club de Toulouse, qui est devenu trop classique à son goût, et du coup, avec d’autres photographes, elle a créé dès 1936 le Cercle photographique des XII dont elle était la seule femme et fut l’animatrice infatigable.
En 1935, sa passion pour la photographie est devenue exclusive. Elle en a fait réellement son métier en 1937, mettant ses qualités de photoreportrice au service de la presse régionale et internationale ; elle s’est engagée à plein temps chez Paris Soir et La Garonne, comme correspondante du New York Times, de France Presse, Keystone, ainsi que de nombreux journaux régionaux (L’Indépendant, La Petite Gironde, La Dépêche…).
Dans son appartement du 21 de la rue Saint Etienne (aujourd’hui rue Croix-Baragnon), elle a par ailleurs, pour assurer son quotidien et celui de ses enfants, son mari étant prisonnier en Allemagne, transformé le cabinet de toilette en chambre noire, aménagé la grande salle à manger en studio et le salon est devenu la salle d’attente : « Toute la bonne société toulousaine doit se faire photographier par Madame Chaumel » disait-on à l’époque.
Armée de son Rolleiflex, elle a immortalisé la vie quotidienne des toulousains, du banal à l’exceptionnel, les personnalités politiques, sportives, artistiques ou religieuses. Elle a par exemple photographié le peintre Henri Martin restaurant ses « Berges de la Garonne » que l’on peut toujours voir dans la salle qui lui est consacrée en allant visiter la Salle des Illustres à la Mairie de Toulouse.
Passionnée par la vie et le mouvement, elle savait capter des événements de la vie courante. Parmi les premières femmes faisant des reportages (Gerda Taro, Gisèle Freund etc.), elle est même devenue photographe sportive, des rencontres de rugby par exemple, dans la gadoue et « au ras de la mêlée » si nécessaire: elle livrait ses photos à la mi-temps pour la vente du journal à la fin du match !
Elle a couvert les plus grands événements de l’époque, de l’exil des républicains espagnols à l’exode des milliers de réfugiés du Nord de la France et de la Belgique (elle a d’ailleurs recueilli une famille belge juive désemparée). Les allemands arrivant en zone libre, elle a même fait une « photo volée » place du Capitole afin de témoigner de l’événement, malgré l’interdiction formelle de les photographier, le Rolleiflex dissimulé sous son grand manteau !
Germaine Chaumel est souvent comparée à Lee Miller, célèbre photographe américaine qui comme elle à photographié la Seconde Guerre Mondiale, l’une à travers les combats, l’autre à travers la vie quotidienne sous l’occupation et la libération à Toulouse et dans la région : voir par exemple son guérillero espagnol FFI de la division du Colonel Serge Ravanel réglant la circulation place Esquirol le 18 août 1944 !
Elle est l’une des seules à avoir immortalisé Toulouse dans cette période exceptionnelle pour répondre à la demandes des journaux, allant même jusqu’à prendre des risques après le couvre-feu, au grand dam de sa fille Paqui (Paquerette); parfois l’angoisse latente est palpable, et l’on voit bien les drames qui se jouaient derrière certaines scènes, les visites de Pétain ou les défilés de la Milice… En tout cas, elle témoigne toujours des conditions de vie épouvantables du moment : restrictions, rationnement, hiver glacial.
Il est émouvant de reconnaître au fil de ses photos des lieux familiers de Toulouse, de se souvenir du sacrifice de ceux et celles grâce à qui nous vivons encore aujourd’hui en liberté, et dont les noms émaillent nos rues et nos avenues.
Artiste dans l’âme, l’ensemble de son œuvre, d’une exceptionnelle sensibilité, porte un regard chaleureux, d’une émouvante proximité, sur le quotidien des Toulousains. Son humanisme reste constamment présent dans ses reportages et jamais elle n’a photographié la mort ou la souffrance, mais l’on sent toujours sa profonde empathie pour les gens simples.
Ayant travaillé dans un milieu exclusivement masculin, cette grande Dame de la photographie s’est affirmée, envers et contre tout, mais en douceur, sans avoir l’air d’y toucher, à une époque où les Femmes étaient encore sous la tutelle patriarcale, et en particulier celles qui étaient de véritables artistes mais ne pouvaient s’exprimer librement, comme la sculptrice Camille Claudel morte de faim en octobre 1943 dans un asile psychiatrique.
Après un premier mariage convenu et raté, elle a divorcé en 1922, avec la garde de son fils, et a conquis son indépendance par son travail. Avec sa fille, dans les années 1950, elle a fait un voyage culturel en Espagne : « deux femmes seules conduisant une voiture dans un pays dévasté sous le joug de l’ordre moral franquiste ! », comme le rappelle sa petite-fille.
Germaine Chaumel avait une fibre sociale et humaniste, et surtout l’amour de l’Art, qu’elle a transmis à sa fille, sculptrice, et à travers elle à sa petite fille, Pilar Martinez-Chaumel, qui se consacre à sa mémoire et à la transmission de son œuvre : cette femme de tête au caractère bien trempé « n’avait pas du tout d’égo : très discrète, observatrice, empathique, ne se vantant jamais, elle n’attendait pas de reconnaissance, ne cherchait pas à briller en société, et ne monopolisait jamais la parole ou l’attention » dit celle-ci.
Si elle faisait poser ses personnages, c’était de façon naturelle, jamais de manière artificielle comme c’est le cas dans la mode actuelle. Au contraire, (sauf pour les photos de studio), si elle les faisait participer, elle les saisissait au vol, ce qui explique sans doute la fraicheur de ses œuvres.
Elle avait beaucoup de compassion pour les petites gens, les gitans, les réfugiés ou les migrants. Les photos au rolleifleix lui convenaient très bien, car la technique de prise de vue, l’appareil tenu à deux mains sur le ventre, lui conférait une attitude de prière ; très respectueuse de ses sujets, elle demandait toujours leur autorisation et n’oubliait pas de laisser de petits cadeaux au plus démunis. En effet, elle avait de l’admiration pour les défavorisés et leur combat permanent pour s’en sortir, « leur espoir à pleurer de rage d’un monde meilleur pour tous » comme disait le grand poète turc Nazim Hikmet.
Passionnée mais très pudique par ailleurs, elle aimait rire et son sourire des yeux illumine ses autoportraits.
Après celles des Olivetains de Saint Bertrand de Comminges et de l’Hospice de France sur l’exil républicain espagnol, j’ai eu la chance de voir la remarquable exposition présentée au Musée départemental de la Résistance et de la Déportation, jusqu’en décembre 2020, « La vie quotidienne à Toulouse (1938-1944) » (2).
Au hasard de ma déambulation, je me suis arrêté plus longuement devant ces enfants réfugiés de la guerre d’Espagne à la gare Matabiau en février 1939, et le départ pour le Service du Travail Obligatoire. Mais aussi devant ces musiciens de rue vers 1938, et ces bohémiennes avec un singe ou celles rue Saint Etienne (Croix-Baragon) avec leurs ours (qui m’a fait penser à celui d’Edmond Rostand dans ses « Musardises », pauvre ours Martin):
Ou encore le cardinal Saliège, (dont j’ai évoqué le souvenir de la résistance dans une précédente chronique), dans la cour de l’évêché rue Perchepinte ; et Louis Jouvet, metteur en scène et directeur de théâtre renommé, avec ses comédiens : j’ai eu une pensée émue pour Charlotte Delbo (1913-1985), son assistante, qui a refusé de le suivre dans son exil en Amérique latine pour entrer en résistance, et a écrit un poème déchirant, « Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants », au retour de sa déportation.
Enfin, ce beau portrait de Joséphine Baker en tournée en zone libre: grande artiste mais aussi résistante, à laquelle la prochaine exposition au musée départemental de la Résistance sera consacrée à partir de janvier 2021.
En quittant le Musée, je garde dans mes yeux l’image du Balcon des écrivains (ou Les intellectuels au balcon), en novembre 1944, de Paul Eluard à Louis Aragon en passant par Jean Cassou (1897-1986), auteur, entre autres, des magnifiques « 33 sonnets composés au secret », (écrits de tête lors de son incarcération dans la prison Furgole à Toulouse), dont le XXIIIe pour lequel j’ai une tendresse particulière, allusion à la Commune de Paris :
La plaie que, depuis le temps des cerises
je garde en mon cœur s’ouvre chaque jour.
En vain les lilas, les soleils, les brises
viennent caresser les murs des faubourgs.
Pays des toits bleus et des chansons grises
qui saigne sans cesse en robe d’amour
explique pourquoi ma vie s’est éprise
du sanglot rouillé de tes vieilles cours.
Aux fées rencontrées le long du chemin
je vais racontant Fantine et Cosette.
L’arbre de l’école, à son tour, répète
une belle histoire où l’on dit : demain…
Ah ! jaillisse enfin le matin de fête
où sur les fusils s’abattront les poings !
Jusqu’au 29 août 2020, la galerie 3.1, située au centre de Toulouse, propose également une exposition inédite de cette photographe d’exception, intitulée « L’art du portrait, les insolites », réunissant plus de 40 photographies dévoilant son art du portrait. Saisis sur le vif ou mis rapidement en scène, ces instants de vie intemporels sont empreints de beauté, d’humanisme et de facétie, de tendresse pour les enfants et les jeunes filles, les artistes ; et même pour les animaux en particulier les chats (dont certains habitent toujours sa verte thébaïde blagnacaise).
J’aime désormais le noir et blanc lumineux de Germaine Chaumel qui me fait bien sûr penser à ceux de Doisneau, Willy Ronis ou Dora Maar, mais la toulousaine a une originalité propre, en particulier dans le choix de ses sujets, évitant les scènes de violence pour des moments plus intimes : comme Sheriff Curtis photographiant les derniers Amérindiens en voie de génocide, elle n’a jamais volé l’âme de ses sujets, elle leur a donné un peu de la sienne.
« Il y a cinquante ans, Germaine Chaumel était bien une femme d’aujourd’hui », comme l’a dit Pierre de Nicola dans le film qu’il lui a consacré. Femme d’avant-garde, son œuvre et sa personnalité m’émeuvent profondément, et en pensant à ses éclats de vie fixés pour l’éternité me reviennent les vers de Madame Anna de Noailles (1876-1933) :
J’écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l’air et le plaisir m’ont plus,
Et que mon livre porte à la foule future
Comme j’aimais la vie et l’heureuse Nature.
…J’ai dit ce que j’ai vu et ce que j’ai senti,
D’un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi,
Et j’ai eu cette ardeur, par l’amour intimée,
Pour être, après la mort, parfois encore aimée,
Et qu’un jeune homme, alors, lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles.
PS. Merci à Madame Pilar Martinez-Chaumel pour son accueil chaleureux et ses éclats de vie.
PHOTOS : © Photographie Germaine Chaumel-Fonds Martinez-Chaumel
Pour en savoir plus :
1) Germaine Chaumel, photographe d’hier, femme d’aujourd’hui, film de Pierre de Nicola (Mairie de Toulouse)
2) Musée de la Résistance et de la Déportation 52, allée des Demoiselles 31400 Toulouse Téléphone : 05 34 33 17 40
3) Galerie 3.1, 7 Rue Jules Chalande 31000 Toulouse, Téléphone : 05 34 45 58 30
Accès soumis aux consignes sanitaires en vigueur : ouvert du mardi au vendredi de 13h30 à 17h et le samedi de 13h30 à 18h. Jauges limitées, port du masque obligatoire. Visites commentées tous les jeudis après-midi sur inscription : contact.dav@cd31.fr