Les Berbères (1) s’appellent eux-mêmes Imazighen (sing. : Amazigh), qui qualifie les hommes libres ou les hommes nobles. Deux adjectifs qui vous convenaient parfaitement, Monsieur Idir.
Comme Brassens, Francis Bébey ou Gian Maria Testa, vous ne couriez pas après la célébrité, mais vous étiez un chanteur populaire qui remplissait de grandes salles. Comme eux, une fois que l’on vous avait rencontré, on ne ratait pas les rendez-vous que vous nous donniez. J’ai toujours aimé cette ambiance conviviale où le public « de n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur » comme chante Lavilliers, communiait aux belles vibrations musicales que vous donniez si généreusement : c’était le petit miracle que vous réalisiez à chaque concert ; d’autant que vous veniez d’un pays qui a tant souffert de ses différences, pourtant une richesse.
Citoyen du monde, vous étiez chez vous partout que ce soit à l’Estivada de Rodez, à Rio Loco de Toulouse ou au Festival interceltique de Lorient, à Londres ou au Canada, dans les banlieues de Paris ou de Marseille etc. Les youyous jaillissaient comme des vagues de bonheur, de sourire, de tendresse, dont le phare était la scène et ce monsieur tout simple, qui nous enchantait de ses petites chansons, douces « comme quand on berce un enfant, qu’on le console et qu’on lui donne la force d’affronter l’avenir », comme un vent de printemps qui apporte un souffle de liberté et de fraternité.
Isefra, Adrar Inu, Cfigh, Mlyi, Vava Inouva, Tizi Ouzou, Sans ma fille, Uffigh, Azwaw, Tamac, Zwit RWit, Ay Al Xir Inu : le public connaissait par cœur toutes vos chansons, pleines de douceurs ; issues de mélodies traditionnelles, elles semblaient si simples qu’on pouvait les fredonner avec vous.
Même si la révolte y affleurait parfois, elles étaient pleines de votre tendresse.
Le sociologue Pierre Bourdieu, qui a longtemps travaillé sur la Kabylie, disait de vous : « Ce n’est pas un chanteur comme les autres. C’est un membre de chaque famille. ».
Jusqu’au bout, vous avez semé des poussières de rêves dans nos cœurs, de quelque rive de la Méditerranée, de quelque pays que l’on soit.
De votre vrai nom Hamid Cheriet, vous êtes né en 1949 à Aït Lahcène, à 35 km de Tizi-Ouzou, capitale de la Grande-Kabylie, et votre pseudonyme signifiait « Il vivra » en Berbère ; toute votre vie, vous avez rendu hommage aux racines de votre enfance.
Fils de berger et de poétesse, vous vous destiniez au métier d’ingénieur géologue, mais vous êtes devenu célèbre en tant que musicien, presque malgré vous, en interprétant à Radio Alger une berceuse (Rsed A Yidess qui signifie « Que vienne le sommeil »).
Vous avez d’abord appris à jouer de la flûte de roseau, votre instrument de prédilection, celle des petits bergers du monde entier, qu’ils soient des montagnes de Kabylie, il n’y a pas si longtemps encore, ou de Gascogne au siècle dernier, puis ensuite les bendirs et darboukas traditionnels; mais vous n’avez pas hésité à y adjoindre des instruments électriques comme la guitare, tel Dan ar Braz ou Malicorne chez les Bretons, Nadau ou Marti chez les Occitans.
Vous vous étiez senti minoritaire dès le départ, comme votre Maman, comme les femmes dans de nombreuses parties du monde ; car vous avez vu comment elle subissait la loi d’un milieu d’hommes, et cela vous a marqué profondément : vous lui avez dédié, et à toutes les femmes et à toutes les mamans, la magnifique Ssendu que vous introduisiez en racontant sa souffrance, leur souffrance :
Calebasse entre mes mains, c’est toi ma confidente On connaît la faim mais le chant adoucit la misère Calebasse toi au moins tu entends les sanglots du cœur Ma calebasse Donne-nous la motte de beurre espérée Pour la vieille et pour les petits.
Minoritaire comme votre peuple berbère.
Imprégnée de cette tradition, votre chanson A vava Inouva est devenu un succès planétaire, diffusé dans 77 pays et traduit en 15 langues. Cette chanson kabyle, est considérée comme le premier grand « tube » venu directement du Maghreb, l’Afrique du Nord ; il représentait l’affirmation d’une certaine identité, le retour à des racines ancrées très profondément dans l’histoire de l’Algérie, et réprimées par les conquérants successifs.
Vous n’avez jamais oublié que : « N’importe quel pays sous l’emprise de l’idéologie ne laisse plus de place à l’aventure, l’imagination, l’émotionnel. Quand des dogmes rigides s’installent, vous ne pouvez que vous soumettre ou rompre. Les notions de bonheur, de démocratie, d’égalitarisme, tout cela devient superflu quand il n’y a qu’un impératif : la survie ».
Grâce à vous, ils sont nombreux parmi ceux qui venaient vous écouter qui avaient « moins froid à leur pays ». Car vous chantiez la diversité culturelle, l’amour, la liberté et l’exil (que vous connaissiez puisqu’installé dans la région parisienne depuis 1975).
Ils sont nombreux les artistes que vous avec invités sur scène et sur disque, de Jean-Jacques Goldman à Grand Corps Malade, d’Hakim et Mouss à Gilles Servat, de Charles Aznavour à Lavilliers, de Dan Ar Braz à Manu Chao etc.
Comme sur Tizi Ouzou, avec votre ami Maxime Le Forestier, vous chantiez en écho la même maison bleue, où des rêves de liberté et de fraternité se répondent de San Francisco à Tizi Ouzou, de Californie en pays berbère.
Vous avez donné 4 janvier 2018 (pour le nouvel an berbère) à la Coupole d’Alger, après une absence de 38 ans, un concert qui a marqué votre retour sur scène en Algérie, et a du faire chaud au cœur d’Albert Camus et de tous ceux, comme moi, qui ont rêvé d’une Algérie indépendante sans déchirements ; et de ceux qui rêvent encore de fraternité entre les différentes communautés de votre pays natal.
« Même si c’est du sable chaud ou de la neige cassante C’est mon pays Pays des hommes libres Ni à vendre ni à louer ». (Isefra)
De ceux qui aspirent à plus de démocratie, ici ou ailleurs.
Vous chantiez depuis vos débuts « Je t’en prie mon petit père ouvre-moi la porte O fille Ghriba fais tinter tes bracelets Je crains l’ogre de la forêt ».
Vous ajoutiez « c’est encore loin la liberté ? », vous ne ménagiez pas votre soutien aux prisonniers politiques, enregistrant la célèbre chanson « Sacco e Vanzetti » composée par Ennio Morricone, en kabyle bien sûr ; et vous n’avez jamais oublié de rendre hommage votre ami Matoub Lounès, assassiné en 1998.
Mais vous n’hésitiez pas à dire que votre pays c’était aussi la France : « On se rassemble, on se ressemble, c’est l’unité de toute nos couleurs, c’est un ballet de toutes les couleurs ; France de mon enfance, c’est l’union qui fait la France et peut importe la danse tant qu’on vibre a la même cadence ». (Zwit Rwit)
Je vous avais vu pour la première fois au New Morning à Paris en 1992. La dernière, c’était il y a 2 ans au Phare de Tournefeuille, vous nous aviez fait danser, femmes et hommes, toutes origines confondues ; avec vos musiciens, et votre fille,Tanina, vous nous aviez emportés dans un tourbillon de sensations colorées et parfumées.
Vous nous avez expliqué en concert qu’« on ne meurt pas, on ne disparait pas, on s’absente, on devient invisible… et on revient voir les personnes que l’on aime », ce que vous ferez avec vos chansons.
Votre étoile brillera toujours au firmament de la Musique du Monde
Vos chansons, que j’ai transmises à mes enfants, m’ont toujours accompagné, que je sois gai ou triste.
Et elles m’accompagneront jusqu’à la fin.
Merci beaucoup Monsieur Idir.
Pour en savoir plus :
1) Les Berbères sont les membres d’un groupe ethnique autochtone d’Afrique du Nord ; connus dans l’Antiquité sous le nom de Libyens, ils ont porté différents noms durant l’histoire.
Les Kabyles sont un ensemble de populations berbères habitant ou issues de la Kabylie, une région berbérophone d’Algérie à dominante montagneuse.