Dans le contexte si particulier dans lequel nous vivons aujourd’hui, nous avons demandé à Kader Belarbi comment se passe la gestion de la Compagnie pendant ce temps de confinement.
Kader Belarbi : Cette injonction est arrivée dans un moment très fourni. Nous étions en fin de tournée de Giselle en janvier-février, on enchaînait avec A nos amours, dans un format musique de chambre, en ayant scindé la Compagnie en deux : 15 danseurs avec les étoiles et les solistes pour les spectacles en extérieur et le reste de la Compagnie travaillant sur le ballet de Platée. Et nous avons décidé, le 14 mars avec tous les artistes sur scène et tous les personnels d’arrêter les répétitions, et au même moment nous avons décidé de l’annulation du spectacle de la tournée. Ça a été un coup d’arrêt assez brutal pour tout le monde, mais une décision commune de sécurité.
Ensuite ça a été très rapide, j’avais prévu des cours à huit-dix danseurs avec les gestes barrières, mais finalement en l’espace de deux ou trois jours cela s’est finalement annulé. Ce qui veut dire que l’on a perdu aussi la possibilité de l’entraînement, que tous les spectacles ont été annulés. Cela fait beaucoup de choses en même temps, mais il faut être réaliste et penser à la protection de nous-même et celle des autres. Ce miroir de ce qui nous arrive aujourd’hui nous permet de relativiser, de voir quelles sont les priorités, quelles sont aussi les utilités. On peut dire que nous ne sommes pas, et là je vais y mettre tout le monde culturel, une priorité aujourd’hui, c’est flagrant. Mais, en même temps, je pense que nous ne sommes pas accessoires. Nous avons l’importance de porter l’émotion, le rêve, pour donner du parfum et du sentiment à la vie. Et j’espère que, si aujourd’hui nous sommes accessoires, cet éphémère reviendra très vite pour laisser à chacun et à tous ses propres empreintes. La vie sans la culture, sans l’art serait totalement vide.
ClassicToulouse : Mais on voit bien qu’en ces temps de confinement les lieux de l’Art reçoivent pléthore de visites virtuelles : le Louvre, les musées, les théâtres, les ballets retransmis grâce aux nouvelles technologies attirent un monde fou… Les échanges sont décuplés. Il apparaît donc un besoin important de culture, et cela sera peut-être un révélateur pour beaucoup.
Kader Belarbi : C’est très juste et la première question qui m’est venue en tant que directeur c’est comment garder le lien avec l’ensemble des danseurs et de mes équipes, dispatchés, isolés chez eux, et comment permettre, si le télétravail n’est pas une solution, comment leur donner leur entraînement quotidien. Ce que j’ai donc fait, dans les quarante-huit heures, c’est créer une barre sur ma terrasse avec Laure (Muret, ancienne danseuse de l’Opéra de Paris ), j’ai récupéré les musiques de Raúl (Rodriguez, pianiste du ballet). Nous avons créé une barre avec explication de chaque exercice, du côté droit puis du côté gauche. C’est une chose que j’ai d’abord eu l’idée d’envoyer aux danseurs, mais en même temps, je me suis dit qu’il fallait l’ouvrir à d’autres professionnels qui souhaiteraient aussi pratiquer une barre. Je l’ai donc laissé public, et je l’ai donné également à l’ensemble de Ballets du Monde, qui regroupe, dans l’application WhatsApp, une centaine de directeurs de ballet qui sont réunis en conversation constante, permanente pour partager la vie de chacun, échanger les idées, et essayer de voir quelles seraient les meilleures solutions, le meilleur avenir. J’ai également créé un groupe similaire avec les danseurs. Pendant ces quarante-huit heures là, je suis resté en lien direct par mail avec mes danseurs et les équipes, pour les tenir au courant de la situation, avec le théâtre car je ne suis pas seul, nous sommes une direction collégiale. Nous sommes un relais d’informations pour donner les directives du gouvernement de la ville, du théâtre, des directeurs. Une chaîne immédiatement mise en place pour l’information mais aussi pour toute demande. Car on sait que dans ce moment de confinement il y a des réactions, des états, des attitudes tout à fait différents chez chacun. Je me retrouve avec des danseurs de 14 nationalités différentes, certains ne parlent pas bien français, sont isolés dans 20 mètres carrés, et c’est donc une grande difficulté de se retrouver tout à coup totalement seul. Il y a eu quelques permissions juste avant le confinement pour quelques danseurs. Davit Galstyan est retourné en Arménie car son père était très malade. J’ai autorisé Katy Stevens à se rendre à Londres dans une famille d’accueil : elle a 19 ans, américaine, ne parle pas français, et était totalement désespérée.
Ensuite avec le logiciel Zoom, que tout le monde utilise en ce moment, j’ai voulu proposer aux danseurs de se retrouver dans un cours en direct. Avec Minh Pham et Stéphane Dalle (maîtres de ballet de la Compagnie) nous avons mis en place un planning du lundi au vendredi, pour laisser quand même aux danseurs un espace personnel de 2 jours. Donc du lundi au vendredi, tous les jours à 11h, nous avons mis en place un cours avec Minh, qui est un cours tout à fait traditionnel. Nous avons réussi à obtenir par les moyens technologiques que le pianiste soit en direct. Stéphane Dalle fait, quant à lui, une barre à terre. J’ai également fait une demande à la direction technique pour donner à chaque danseur un morceau de lino pour pouvoir retrouver la vraie sensation du studio. Une majorité de danseurs, et moi également, est venue ainsi récupérer ce matériel dans les ateliers en respectant rigoureusement la distanciation sanitaire. Ils ont ainsi retrouvé le sol, ce qui leur appartient, ce qui est un intermédiaire pour eux. Quand on est sur du parquet ou du carrelage, ce n’est pas du tout la même sensation.
: Avec les risques de blessures que cela présente, également.
K. B. : Ce qui est formidable, sur WhatsApp, c’est leur attitude absolument heureuse de retrouver le physique, mais aussi d’échanger, de se voir. Car la danse est un lien artistique bien sûr mais aussi un lien social et humain. Le phénomène de retrouver ensembles et de se voir, les réconforte. Psychologiquement, moralement c’est une aide assez précieuse. J’ai également fait quelques petites animations en leur proposant des énigmes. Et dès le départ je leur ai demandé de construire eux-mêmes des montages de ce qu’ils souhaitaient, à travers la danse, ou pas. Il y a également les cours qui sont donnés un peu partout dans le monde, mais qui demandent une sélection, parce qu’il y a tout et rien.
: Et comment envisagez-vous l’après confinement ?
K. B. : Après le discours du Président, je travaille sur une perspective de déconfinement et je vais faire une proposition à la direction avec un planning sur mai, juin et juillet, puisque nous savons que tout est annulé jusqu’à fin juin, pour pouvoir aborder la prochaine saison sereinement. J’ai donc préparé une reprise d’activité progressive en mettant en priorité les cours. Les cours seront entièrement dispatchés dans l’espace, c’est-à-dire que je fais une mise à distance d’au minimum cinq mètres entre chaque danseur, avec évidemment les masques, une désinfection complète personnelle, vestimentaire dans les vestiaires, le gel hydroalcoolique, et tout ça avec un maximum de neuf danseurs ensemble avec le professeur et le pianiste. Je fais une formule de quatre cours tous les matins.
: Une organisation des plus rigoureuses !!
K. B. : Nous y sommes obligés, il faut rester absolument dans la sécurité. C’est donc ma proposition, qui n’est pas encore confirmée, cela dépendra des conditions sanitaires qui seront exigées. Mais c’est une idée de départ, pour permettre, si c’est possible, après le report de la création de Toulouse Lautrec, de grapiller quelques temps de répétition en cette fin de saison. En effet, à la rentrée certains danseurs seront sur un opéra, nous avons également une tournée qui repart. Alors ces répétitions de Toulouse Lautrec ne rassembleront pas la totalité des danseurs, mais surtout ce qui concerne les solos, les duos et peut-être les quatuors et les quintettes, mais toujours en travaillant en distance. Les solos, bien sûr, les duos, s’ils sont dépistés… C’est un peu toutes ces propositions que je mets à plat et on verra si les exigences sanitaires le permettent. Et si c’est le cas on pourrait peut-être avoir progressivement en juin un cours avec une dizaine de danseurs et en juillet avec l’ensemble de la Compagnie. Mais pour l’heure c’est encore le grand flou, mais on essaie de prévoir, d’anticiper ce qui pourrait se mettre en place.
: C’est un confinement très occupé, très actif !
K. B. : Je pense qu’il est essentiel de garder ce lien avec les danseurs, de comprendre que, même s’il y a une distance, on est tous présents, ensemble, que chacun est responsable de lui-même. C’est peut-être difficile à entendre, mais ce ne sont pas des vacances. Une lettre du directeur général de la ville a signalé également que nous sommes réquisitionnables, sur la base du volontariat et en cas d’urgence. Il faut une prise de conscience de la responsabilité de chacun, car à un moment donné on va se retrouver, et je ne parle pas que de la danse, en reprise d’activité, et nous devons être opérationnels. Ensuite, c’est tellement extra-ordinaire, qu’il y a à prendre en compte le contexte de cette reprise. Dans tous les cas, ça ne peut pas être une histoire de vacances. Ce serait une erreur pour la personne, et pour la suite de la saison. Cela demande un effort, une discipline, en tout cas pour les danseurs qui la connaissent parfaitement, de se maintenir, de se tenir dans cette rigueur qu’ils connaissent de par leur métier. Et cela a fait l’objet d’une note écrite de ma part, pour que chacun soit responsable, sinon cela ferait défaut pour lui-même et pour les autres.
: C’est pour vous, un travail de tous les instants !
K. B. : En fait je n’ai pas un instant à moi dans ce confinement. Avec le théâtre et avec Antoine de Froberville qui travaille avec moi sur les tournées, nous sommes en train de remettre à plat toutes les annulations, tous les reports de spectacles. Les gens sont très solidaires, c’est un moment exceptionnel, et c’est très important. Nous avons réussi à remettre en situation la saison prochaine. Nous avons également discuté avec le directeur de la saison 2021/2022, en imaginant des projections sur des difficultés assez durables, car le secteur culturel est en train de souffrir et va souffrir. Nous sommes au travail, et il y a de choses assez étonnantes dans ce moment si particulier : de vraies volontés de report de spectacles dans la région. Ce qui a été annulé, par exemple, ou ce qui était en pourparlers est en train de se mettre en place. Et c’est admirable de voir la fidélité, la solidarité à travers les échanges actuels qui sont beaucoup plus… humains tout simplement.
: Et c’est peut-être ce qui souligne l’importance du secteur culturel. Même dans ces circonstances extra-ordinaires, comme vous l’avez dit, on a quand même le sentiment que le culturel est absolument nécessaire. Et j’espère que l’on s’en souviendra le ‘jour d’après’ » !
K. B. : Oui, c’est ça. Le monde « d’après », le jour « d’après », j’espère qu’il y aura, comme vous le dites si justement, la conservation de cette solidarité, et que ce n’est pas qu’une question de moyens. Et c’est ce que je trouve de formidable dans la danse, il y a sans doute des choses à changer, à penser, à réinventer, mais en définitive le corps n’a besoin de qui ? Que de lui-même…
Annie Rodriguez
une chronique de ClassicToulouse