En ce début de printemps 2020, où nous faisons l’apprentissage du « confinement », qui est l’équivalent d’une assignation à résidence (ou injonction coercitive faite à une personne de résider dans un lieu défini), je ne peux m’empêcher de penser au poète Charles d’Orléans (1394-1465) qui vécut 25 ans en exil, emprisonné dans la Tour de Londres
puis dans 8 châteaux différents sous la surveillance de seigneurs anglais dont il était l’otage, dans l’attente d’une hypothétique rançon.
Il avait quand même la possibilité de sortir dans un jardin ou d’aller en forêt, sous bonne escorte ; et il ne manquait de rien. Mais il se languissait:
«De balader j’ay beau loisir / Autres deduis me sont cassez.»
«J’ai bien le loisir de faire des ballades (des chansons) / Les autres plaisirs me sont interdits.»
C’était du temps où les Princes étaient aussi poètes.
Malgré l’abattement dû à la lassitude morale et physique du prisonnier qui désespère d’être enfin libéré un jour, ce Prince (1) a trouvé les mots pour faire de la ronde des idées noires le plus beau des passe-temps : «jouer avec sa pensée». A la fois pathétique et ironique, charmante et fragile, la poésie était chez lui le voile allégorique qui recouvrait son destin malheureux sinon tragique, les poèmes plus directement associés au thème de la captivité n’étant que la partie émergée : le poète était à l’écoute de son cœur et de son corps, de son âme «de larmes toute mouillée».
Dans un mouvement d’introspection, un dialogue s’ébauchait entre sa conscience modelée par la culture chevaleresque et sa sensibilité personnelle, blessée par la mauvaise Fortune. Celle-ci, semeuse de désordre, lui a fourni cependant l’occasion de poèmes dont la rigoureuse structure l’aidait à retrouver l’harmonie du monde et la paix de l’âme, faute de celle du monde.
Charles d’Orléans qui a vécu toute sa vie en poésie est le grand poète de la Nostalgie dans laquelle il a «trempé son encre». Lorsque la Tristesse d’être séparé de sa Gente Dame ou la Mélancolie en se souvenant du doux pays de France s’emparaient de lui, il s’efforçait de les chasser en faisant des vers, un rituel à partir des genres lyriques de la tradition courtoise où il laissait libre cours à son imaginaire.
Et c’est à cette longue captivité que nous devons la plus grande partie de ses poésies où se mêlent les influences des Troubadours et des Trouvères, de Guillaume de Machaut (1300-1377), de Pétrarque (1304-1374) et de Geoffrey Chaucer (1340-1400) : le poète a rassemblé des ballades, des complaintes, chansons et carols (chansons de Noël), formant son œuvre de jeunesse, et enrichi son livre, à partir de 1444, après sa libération, d’une trentaine de ballades et de nombreux rondeaux.
Voici le plus célèbre de ses poèmes que l’on apprenait encore à l’école, dans les années 50 du XXe siècle quand j’étais enfant :
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderies,
De soleil luisant, clair et beau.
Il n’y a bête ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie :
Le temps a laissé son manteau !
Rivière, fontaine et ruisseau
Portent, en livrée jolie,
Gouttes d’argent, d’orfèvrerie,
Chacun s’habille de nouveau :
Le temps a laissé son manteau.
(Modernisation du texte par Maurice des Ulis)
Il y a bien sûr toujours plus malheureux que nous, au XVesiècle comme aujourd’hui, mais la privation de liberté exacerbe la mélancolie et il se désespérait de voir jamais le bout de sa longue captivité :
En verrai ge jamais la fin,
De voz œuvres, Merancolie ?
Quand au soir de vous me deslie
Vous me ratachez au matin.
J’aimasse mieulx autre voisin
Que vous qui sy fort me guerrie ;
En verrai ge jamais la fin,
De voz oeuvres, Merancolie ?
Vers moy venez en larrecin
Et me robez Plaisance lie ;
Suis je destiné en ma vie
D’estre tousjours en tel hutin (*) ?
En verrai je jamais la fin ?
(*) querelle
Il rêvait à sa doulce Amie, comme l’on disait alors, et même s’il avait été particulièrement volage, dans la solitude de son bureau, ses maitresses ne faisaient plus qu’une seule et même image :
Ma seule amour, ma joye et ma maistresse,
Puisqu’il me fault loing de vous demorer,
Je n’ay plus riens, à me reconforter,
Qu’un souvenir pour retenir lyesse…
Ma seule amour que tant désire,
Mon réconfort, mon doux penser,
Belle nonpareille, sans per,
Il me déplaît de vous écrire.
Car j’aimasse mieux à le dire
De bouche, sans le vous mander,
Ma seule amour que tant désire,
Mon réconfort, mon doux penser !
Las ! or n’y puis-je contredire ;
Mais Espoir me fait endurer,
Qui m’a promis de retourner
En liesse, mon grief martyre,
Ma seule amour que tant désire !
Charles d’Orléans s’éteignit à l’âge de 70 ans, après «une vie de poésie toute enluminée» selon les mots de Claudi Galderisi (2). Pendant trois cents ans, ses poésies furent oubliées dans le fond d’une bibliothèque, et ce n’est que par hasard qu’un abbé, en feuilletant quelques livres poussiéreux, les découvrit à la fin du XVIIesiècle. Le manuscrit original (écrit et enluminé de sa main donc), du Livre de jeunesse, dont l’ordonnance thématique souligne la valeur de l’Amour, au Livre de vieillesse qui, après le retour d’exil, note au jour le jour le passage du temps,se trouve maintenant à la Bibliothèque nationale de France, mais des centaines d’impressions courent encore à travers le monde,séduisant toujours de nombreux lecteurs par une poésie du temps qui passe, de la jeunesse perdue dans une immobilité contrainte, et qui rêve. Et la Pléiade lui a rendu les honneurs qui lui étaient dus en 2015 à travers une belle édition et traduction de J. Cerquiglini-Toulet.
Jean Tardieu, auteur d’Oradour, un cri d’horreur et de colère contre la barbarie nazie, apparu en 1944 dans Les Lettres françaises (publications clandestines d’écrivains résistants durant la Seconde Guerre mondiale), se souviendra alors de celui qui lui apparaissait comme son ancêtre poétique dans « un défi lancé à l’atrocité du siècle ».
Et au tout début de sa carrière, Michel Polnareff a composé une belle mélodie sur quelques vers du Temps a laissé son manteau.
L’exemple de Charles d’Orléans devrait plus que jamais inspirer ceux qui aiment écrire, encore aujourd’hui au XXIe siècle alors que nous subissons la 1e Guerre bactériologique mondiale, et que nous sommes confinés plus ou moins sévèrement.
Prenez soin de vous et n’oubliez pas de donner de vos nouvelles à ceux que vous aimez, mais aussi de lutter contre l’ennui par l’écriture : nos anciens qui ont connu la Peste noire et la Grippe espagnole n’avaient pas internet pour communiquer, Charles d’Orléans n’avait que sa plume et son encrier.
Comme disaient les Résistants de la première heure, « si le meilleur n’est pas toujours assuré, le pire n’est jamais inéluctable »
Pour en savoir plus :
1) Petit-fils de Charles V, fils de Louis 1ed’Orléans et père de Louis XII, jamais hommene fut doué peut-être à un plus haut degré de l’instinct naturel du rythme. C’est à sa mère, Valentine de Milan, qu’il dut son goût pour les lettres ; cette princesse, pleine de grâce et d’esprit, avait reçu une éducation des plus distinguées. Charles fut le digne fils de sa mère. Bercé dans le goût des lettres et des arts, il avait devant lui le plus bel avenir, lorsque le malheur fondit tout à coup sur sa famille. À seize ans, il vit son père assassiné par le duc de Bourgogne, Jean sans Peur. Valentine, qui ne survécut pas un an à son époux, fit promettre en mourant, à ses enfants, de poursuivre le meurtrier de leur père. Le jeune Charles se ligua, dans ce but, avec les ducs de Berry et de Bourbon. Mais de nouveaux malheurs devaient lui faire oublier sa vengeance. Les Anglais envahirent la France et livrèrent aux Français la bataille d’Azincourt (1415). Charles y déploya inutilement la plus grande valeur. Blessé grièvement, il fut relevé parmi les morts, reconnu et amené prisonnier en Angleterre, où il demeura vingt-cinq ans.
À son retour en France, après sa captivité, il continua à cultiver les lettres ; il ouvrit, dans son château de Blois, un cercle académique qui devint le rendez-vous de tous les beaux esprits du voisinage. Dans cette arène poétique se livraient des tournois littéraires, auxquels il participait, et où les rivaux luttaient d’habileté pour remporter le prix de la ballade et du rondeau. La lice était ouverte à tous ; il suffisait de se dire poète pour y prendre part. Un jour on vit entrer un certain écolier sans souci, sans vergogne, mal vêtu, mais dont l’œil vif et la lèvre railleuse annonçaient pour l’escrime des vers un redoutable jouteur. Il s’appelait François de Montcorbier dit Villon ; la petite cour avait trouvé son maître.
2) Charles d’Orléans, Prince et Poète, conférence de Claudio Gadersi, sur le site de l’Association des Professeurs de Lettres http://www.aplettres.org