Les prostituées ont de tout temps fasciné les romanciers. Sade, Hugo, Maupassant, Zola. Ils se cachent tous derrière Emma Becker qui parle le « je suis une pute » couramment. Pas de glamourisation du métier ici. Pas d’apologie de la prostitution non plus. Du voyeurisme bien entendu, du trash et zéro romantisme mais une vision tout à fait subjective de ce monde particulier. Emma Becker sait de quoi on cause. Car elle a effectivement joué les gonzo-journalistes et a vécu deux ans au milieu de ses collègues dans un bordel berlinois. Elle a été cette pute curieuse. Elle a été cette pute heureuse. Ce roman est donc une autofiction qui vous immerge dans un univers clos et interdit. La jeune auteure ouvre les portes du royaume bigarré des prostituées. Âme sensible ou pudique, s’abstenir.
«J’ai toujours cru que j’écrivais sur les hommes. Avant de m’apercevoir que je n’écris que sur les femmes. Sur le fait d’en être une. Écrire sur les putes, qui sont payées pour être des femmes, qui sont vraiment des femmes, qui ne sont que ça ; écrire sur la nudité absolue de cette condition, c’est comme examiner mon sexe sous un microscope. Et j’en éprouve la même fascination qu’un laborantin regardant des cellules essentielles à toute forme de vie.»
Le livre traîne parfois un peu en longueur mais les portraits des femmes qui peuplent la Maison et le Manège sont saisissants, extrêmement sensibles et parfois presque emprunts de violence. La misère sexuelle dans toute sa splendeur. Celle des femmes qui se satisfont de ce métier ardu et celles des hommes qui les malmènent, les asservissent ou en tombent amoureux. Une phrase marteau me reste en mémoire : « Aucune fellation ne résiste à deux couches de mascaras waterproof ». Une phrase qui pique les yeux. A la fois comique et pathétique. Une phrase visuellement violente.
Pour Emma Becker, on peut être une pute féministe, on peut oui, les prostituées deviennent dans ce carcan singulier des déesses pour les hommes qui les paient. Elles sont icônes, actrices, substituts. La prostitution dont parle l’auteure est une prostitution qui n’a rien à voir – ou presque – avec une quelconque exploitation sexuelle. En Allemagne, elle a été légalisée en 2002 et les putes ne se cachent pas de l’être pour la plupart. On sent l’honneur qu’elle a éprouvé de connaître ces femmes fortes, fières qui ont attendu avec elle le client dans les salons de la Maison : Jana, Gabrielle, Irina, Bobbie, Pauline, Birgit, Gita …
Le désir masculin et ses comportements parfois déviants ou désespérés sont questionnés par Emma/Justine. Ce sont les parties les plus difficiles à lire dans ce roman de près de 400 pages. On ne s’y attarde pas car les mots fonctionnent comme des coups de poing. On est abasourdi, on détourne la tête et l’on tombe. Sous le joug d’hommes qui ne méritent pas le dévouement de ces putes heureuses qui veulent combler le grand, l’immense vide d’amour.
Emma Becker, La Maison, Flammarion, 384 p. / photo : Pascal Ito