Le Nicaragua vient de perdre l’une de ses figures tutélaires. Ernesto Cardenal (1), prêtre et poète, dont l’éternel béret noir et les chemises en coton blanc étaient devenus dans son pays un synonyme de simplicité, est l’auteur de plusieurs ouvrages d’importance, de poésie en particulier, et a plusieurs fois été pressenti pour le Prix Nobel de littérature. Il était traduit dans une vingtaine de langues.
Né le 25 janvier 1925 à Granada au Nicaragua, un des pays les plus pauvres du continent sud américain, près de la capitale Managua, Cardenal a été ordonné prêtre en 1965 après avoir étudié la philosophie et la littérature aux États-Unis et au Mexique. Trappiste, il a embrassé la Théologie de la libération (2), dont il deviendra l’une des figures, chantre d’une « Eglise au service des pauvres, aux côtés du peuple », loin de celle prônée par l’Eglise de Rome qui a été trop souvent aux côtés des puissants, et même des dictateurs, n’hésitant pas à soutenir Franco et Pinochet. Emule du militant de gauche Augusto Sandino, assassiné sur ordre des Etats-Unis en 1934, Cardenal avait osé participer à la révolution sandiniste qui, en 1979, avait abouti à la chute du régime dictatorial d’Anastasio Somoza.
Il fut nommé ministre de la Culture du nouveau pouvoir sandiniste, dirigé par Daniel Ortega, et le resta entre 1979 et 1987. Ce qui lui vaudra une réprimande publique de la part du pape Jean Paul II en visite officielle à Managua en 1983. Le pape, tenant d’un catholicisme pur et dur, lui refusa alors sa bénédiction. Et en 1985, prononça à son égard la suspension ad divinis, c’est à dire l’interdiction de célébrer la messe ; pas loin d’une excommunication. C’est le pape François qui a levé cette suspension en février 2019.
On peut comprendre l’anticommunisme primaire de Jean-Paul II, du fait de ses origines polonaises, mais pas son acharnement contre les prêtres de la Théologie de la Libération, dans un continent où les pauvres ont toujours été les victimes des riches et de la politique américaine.
Le Président nicaraguayen a décrété un deuil national, malgré la distance prise depuis longtemps par le prêtre-poète, qui vivait retiré dans un communauté chrétienne trappiste qu’il avait fondé au début de sa carrière de prêtre, en 1966 dans les îles Solentiname, pour apprendre aux paysans et pêcheurs locaux à peindre et à écrire de la poésie.
Grand lecteur de Ruben Dario, figure majeure de la littérature latino-américaine, Cardenal est l’auteur de plusieurs ouvrages poétiques comme Hora Cero (L’Heure zéro), Oracion por Marilyn Monroe y otros poemas (Prière pour Marilyn Monroe et autres poèmes).
Son livre le plus célèbre reste « L’Evangile de Solentiname » : une poésie narrative très liée à l’actualité de son pays, à son engagement politique et social. L’écrivain Sergio Ramirez, prix Cervantes en 2017 et proche d’Ernesto Cardenal disait de lui qu’il avait inventé « une poésie de la langue ».
Mon préféré reste Hommage aux Indiens d’Amérique, sept chants lyriques à la gloire de l’Amérique précolombienne et de la part la plus noble de sa culture.
Ces chants – incluant parfois textes sacrés, mots originaux, ou longues citations dans la langue castillane de la conquête -évoquent le funeste destin des peuples précolombiens du Nord ou des Andes, en appelant à la révolte contre les nouvelles colonisations du profit.
Publié en 1969, partiellement traduit en français en 1989 par Jacques Jay aux éditions Orphée La Différence, ce huitième recueil de poésie a été écrit à l’époque de son activité artistique et religieuse au sein de la communauté de Solentiname, et du début de son engagement aux côtés des sandinistes contre la dictature somoziste. « Irrigués de théologie de la libération et d’un humanisme tellurique parfois quelque peu naïf, ces sept extraits donnent un bel aperçu de la poésie volontiers lyrique, mais toujours récitative et politique, jusque dans le choix de ses emblèmes, dans laquelle Ernesto Cardenal choisit de mener ses luttes, qu’elles soient dirigées contre des ennemis identifiés, contre des mythes impérialistes, ou en défense d’opprimés historiques, fût-ce au prix de certains ajustements et de quelques simplifications parfois dommageables à la tenue de l’ensemble ».
Le souffle d’Ernesto Cardenal apparaît cependant indéniable, même s’il suppose souvent une idéalisation de l’indianité d’avant la conquête espagnole, peut-être pas toujours nécessaire pour fustiger les grands propriétaires terriens et industriels qui, au Nicaragua comme dans le reste de l’Amérique latine de ces années-là, ou presque, disposaient de l’économie mise en coupe réglée, et conduisaient en sous-main une répression d’une rare férocité vis-à-vis de leurs encore trop rares opposants, toujours prêts à appeler à la rescousse les Marines de l’oncle Sam (jusque dans les années 1950) ou ses forces spéciales (par la suite) lorsque nécessaire.
Voici quelques extraits de ce recueil :
Ils ne connurent pas la valeur d’inflation de l’argent
Leur monnaie était le Soleil qui brille pour tous
Le Soleil qui est à tous et a tout fait croître
Le Soleil sans inflation ni déflation : Et non pas
ces sales « soleils » qui servent à payer le péon
(lui pour un « soleil » péruvien te montrera ses ruines)
Et on mangeait 2 fois par jour dans tout l’Empire
Et ce ne furent pas les financiers
les créateurs de leurs mythes
Plus tard fut pillé l’or des temples du Soleil
et mis en circulation en lingots
portant les initiales de Pizarre
La monnaie amena les impôts
et avec la colonie apparurent les premiers mendiants…
Célébrant la communion avec la nature et les rituels d’harmonie caractérisant les empires aztèque, maya et inca, et leur mépris réel des richesses purement matérielles, Cardenal en gomme sans hésiter les aspects les plus dérangeants, pratiques sacrificielles ou guerres locales violentes, pour n’en conserver que la pureté originelle et la lutte passive contre l’envahisseur, le désarroi et l’incompatibilité des valeurs non marchandes. Mais comme le disait alors le théologien poète, au cours de divers entretiens, « la mythologie n’est pas l’histoire », et il lui importait de célébrer « la matière ancestrale nettement opposée aux dérives oligarchiques des Etats-Unis des années 1960, et de rappeler avec force les pulsions génocidaires développées à l’égard des Indiens durant près de trois siècles ; et non de faire œuvre d’historien ou d’anthropologue. »
Ce pourrait être une définition de la Poésie engagée.
Autre extrait :
À la chute de l’Empire
l’Indien s’est assis accroupi
comme un tas de cendres
et il n’a rien fait d’autre que penser…
Indifférent aux gratte-ciel
à l’Alliance Pour le Progrès
Penser ? Qui sait
Le bâtisseur de Macchu Picchu
dans une maison de carton
et boîte de conserve Flocons d’Avoine Quaker
Le tailleur d’émeraude affamé et puant
(le touriste prend sa photo)
Solitaires comme des cactus
silencieux comme le paysage – au fond – des Andes
Ils sont cendres
ils sont cendres…
qu’évente le vent des Andes
Et le lama triste chargé de bois
regarde sans mot dire le touriste
collé à ses maîtres.
Ernesto Cardenal était ce que l’on appelle un poète engagé.
Le poète, de même que l’écrivain, le chanteur, le peintre, peut, dans un contexte historique précis (guerres de religion, guerres mondiales, périodes de misère sociale…) décider de se servir de sa notoriété pour faire entendre ses révoltes, de mettre son art au service d’une cause. Dans ce cas, on dit que sa poésie est « engagée » : elle invite ses lecteurs à la réflexion ou à l’action.
La Poésie, qui est l’art de traiter les mots avec soin, exactitude et respect, incite en effet à faire de même avec les être humains, à exercer l’antique droit des Poètes inscrit dans le constitution athénienne « de parler au nom de la communauté et de dire que c’est un crime de laisser des hommes mourir de faim dans un monde d’abondance, contraire à la conscience d’une société civilisée qui ne saurait le tolérer ».
Le Poète, plus sensible peut-être que les autres aux joies comme aux peines d’une vie, aux turbulences de son époque, est celui qui exalte la Beauté bien sûr mais aussi fustige la laideur : aussi rien d’étonnant à ce qu’il soit révolté par l’injustice et l’horreur, qu’il soit toujours du côté des plus faibles.
Les Poètes sont résistants par essence.
La Poésie est donc engagée par définition : elle a toujours existé, depuis les débuts de l’écriture, pour chanter les saisons et l’amour, mais aussi pour dénoncer les horreurs de la guerre, par exemple Homère ou cette chanson populaire du XVIe siècle:
« Le Roi Renaud de guerre vint Tenant ses tripes dans ses mains… »
A toutes les époques, dans tous les pays et dans toutes les sociétés, il s’est toujours trouvé des Poètes pour nous dire, comme Victor Hugo, « qu’on ne bâillonne pas la lumière ».
Car « le devoir d’un poète, disait Antonin Artaud, ce n’est pas de s’enfermer lâchement dans un livre ou dans un bureau, mais de sortir dans la rue pour partager les bleus à l’âme de ses frères humains».
Et de tout temps, les poètes ont élevé la voix contre la misère ou l’injustice, pour la rendre à ceux qui en sont privés.
« Jamais jamais je ne pourrai dormir tranquille aussi longtemps
Que d’autres n’auront pas repas et l’abri
Ni jamais vivre de bon cœur tant qu’il faudra que d’autres
Meurent avant l’âge qui ne savent pas pourquoi…
Le Poète n’est pas celui qui dit Je n’y suis pour personne
Le Poète dit J’y suis pour tout le monde. » (Claude Roy)
En France, les Poètes ont été parmi les premiers à refuser de vivre à genoux pendant l’occupation nazie, alors que la majorité avait capitulé, et à se faire l’écho de cette révolte.
Tous les pays civilisés ont salué la Poésie de la Résistance française qui est longtemps resté à l’étranger le premier titre de gloire de notre pays, même s’il n’est pas souvent mentionné dans les livres d’histoire : en Russie ou en Amérique du Sud, beaucoup de gens connaissent Robert Desnos ou René Char, par exemple, qui ont défendu l’honneur de ce pays jusqu’au fond des camps de concentration ou des maquis !
Ecrire un poème, c’est toujours engager son être et son existence, comme le font les amoureux quand ils se parlent à l’oreille, comme nous le faisons à certains moments essentiels de notre vie, en affirmant notre insoumission, notre objection de conscience. A plus forte raison quand notre vie est en péril, quand des valeurs comme la Liberté ou la Justice sont en danger. Et il arrive qu’écrire, publier ou simplement lire un poème ait coûté la vie à son auteur ou la liberté : nombreux sont les poètes qui ont connu la prison, l’exil ou la mort pour leurs idées. Même au XXIe siècle.
Mais de ces cris poussés par ces révoltés de la tendresse surgissent très souvent l’espoir d’un monde meilleur. Et rêver est le premier pas vers la délivrance.
« Maudite la Poésie conçue comme un luxe culturel pour les neutres, ceux qui s’en lavent les mains, Maudite la Poésie dont pas un mot ne s’engage, Vive la Poésie écrite pour ceux qui souffrent, pour tous les pauvres, vive la Poésie comme un pain pour chaque aurore : cette Poésie est une arme chargée de futur » écrivait le poète espagnol Gabriel Celaya, magnifiquement chanté par Paco Ibanez.
Et « elle tire des salves d’avenir », ajoutait René Char, grand résistant français, s’il en fut.
Si Ernesto Cardenal fut prêtre, c’est au sens où l’entendait l’archevêque de Toulouse, Jules-Géraud Saliège (1870-1956), -l’un des seuls avec Monseigneur Théas de Montauban, à s’élever publiquement contre la barbarie nazie et ses collaborateurs de Vichy, dans sa fameuse Lettre du 22 août 1942 De la personne humaine (3) et qui a fait sauver par ses religieux des centaines d’enfants juifs-.
Dans son mandement de Carême de 1954, sur le Devoir du Chrétien dans notre société, il écrivit, peu de temps avant sa mort :
« On oublie, on ne voit pas, on ne veut pas voir qu’il y a des gens mal logés, des gens mal nourris, des salaires insuffisants, qu’il y a des pays tout entiers qui souffrent de la faim. Ce n’est pas chrétien de penser, à plus forte raison de dire: c’est de leur faute.
Longtemps, un chrétien était reconnu à ce signe qu’il aimait et secourait le pauvre, en qui il voyait Jésus-Christ, le pauvre par excellence, lequel n’avait pas une pierre où reposer sa tête.
Un régime économique qui fabrique des pauvres en série, des sans-toits en série, des ayant-faim en série, tout chrétien se doit de le combattre et de le remplacer.
Là encore, il ne faut pas se faire illusion: le chrétien qui veut faire son devoir est contredit par d’autres chrétiens qui ne comprennent pas, qui n’acceptent pas la doctrine de l’Evangile et des Papes, et par beaucoup d’athées conservateurs qui sont pour l’ordre établi. »
Ernesto Cardenal restera une belle preuve que l’on peut être à la fois poète, prêtre et militant ; et qu’il est important de garder sa liberté d’esprit, même si l’on appartient à un système hiérarchisé, qu’il soit religieux ou politique.
Je chante avec des pleurs…
Que mon chant ne soit pas vain.
Pour en savoir plus :
- Les cendres du poète, prêtre catholique et homme politique nicaraguayen, figure de la révolution sandiniste et pilier de la Théologie de la libération, décédé le 1ermars 2020 à 95 ans d’un arrêt cardiaque, ont été enterrées en secret lors d’une cérémonie privée sur l’île de Mancarron, dans l’archipel de Solentiname, ont indiqué ses proches. « Il a été enterré ici sous la pierre où sont enterrés « sept anciens guérilleros de l’île, morts dans la guerre contre la dictature de Somoza dans les années 1970 », a déclaré à l’AFP Bosco Centeno, l’un des grands amis de l’écrivain : ses cendres avaient été transférées en toute discrétion, après son incinération mercredi dans la capitale, pour « éviter une profanation » de la part de sympathisants du Front sandiniste au pouvoir, a-t-il expliqué. La crainte de nouvelles attaques contre la mémoire d’Ernesto Cardenal, critique du gouvernement de Daniel Ortega, est née après que les autorités ont annoncé qu’elles enverraient leurs sympathisants aux funérailles.
- En 1971, le livre du prêtre péruvien Gustavo Gutiérrez (né en 1928),Teología de la liberación, présente une nouvelle spiritualité fondée sur la solidarité avec les pauvres et qui exhorte l’Église à participer au changement des institutions sociales et économiques dans le but d’instaurer la justice sociale, est rapidement traduit en une vingtaine de langues. Ce courant emporte une large part de l’église d’Amérique latine dans son sillage, en suscitant de très vives réactions dans le monde catholique, car, accusé par le Vatican et la réaction religieuse officielle de « perversion de la chrétienté » et de « théologie des rues », mais également de « dérive idéologique marxiste dans le discours », et dans son recours à la lutte des classes comme grille de lecture des conflits sociopolitiques. Dom Helder Camara évêque catholique brésilien, archevêque d’Olinda et Recife de 1964 à 1985, qui est connu pour sa lutte contre la pauvreté dans son diocèse et dans le monde, reste une figure emblématique de ce mouvement violemment combattu par Jean-Paul II.« Personne n’est si pauvre qu’il n’a rien à offrir, et personne n’est si riche qu’il n’a pas besoin d’aide. Je suis un saint tant que j’aide les gens, mais dès que j’aide les pauvres à s’organiser, je suis un évêque rouge ».
Et il affirmait :« Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »
3) Et clamor Jerusalem ascendit(ce message a été lu dans toutes les églises du diocèse de Toulouse)
« Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits tiennent à la nature de l’homme. Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer.
Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle.
Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébedou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères, comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier.
Pourquoi le droit d’asile dans nos Eglises n’existe-t-il plus ?
Pourquoi sommes-nous des vaincus ?
Seigneur, ayez pitié de nous.
Notre-Dame, priez pour la France
France, patrie bien-aimée, France qui portes dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine, France chrétienne, France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs.
Recevez, mes frères, l’assurance de mon affectueux dévouement».
Vos Librairies à Toulouse Métropole