Si son nom ne vous dit rien, il est probable que son visage non plus, mais les œuvres dans lesquelles Vincent Tavier s’est investi, si ! Producteur, scénariste, acteur, on le retrouve dans Les Carnets de Monsieur Manatane, C’est arrivé près de chez vous, Panique au village (en photo avec Co-boy, qui a bien voulu poser), Ernest et Célestine, Aaltra, Karminsky-Grad de Jean-Jacques Rousseau, et les films belges de Fabrice du Welz. A l’occasion de sa venue au Cartoon Forum en septembre dernier, où sa société de production Panique ! a une nouvelle fois reçu le prix de meilleur producteur, j’ai pu l’interroger sur Adoration, nouveau film de Fabrice du Welz actuellement en salles en France, qu’il a co-scénarisé et co-produit. A noter qu’au moment de l’interview, je n’avais pas encore vu le film, ce qui ne nous a pas empêchés de passer un agréable moment.
Quand nous avions discuté d’Alleluia en 2014, vous aviez déclaré : « On fera un troisième volet toujours dans les Ardennes, où on s’attaquera à un autre fait divers américain : l’histoire du tueur en série Ed Gein qui a alimenté le mythe du serial killer américain, c’est de lui dont s’inspire vaguement Hitchcock pour Psychose, mais aussi Le Silence des Agneaux avec le tueur qui se fait une espèce de seconde peau avec les femmes qu’il kidnappe. » (interview entière ici). Alors, que s’est-il passé ?
Pour Alleluia, nous étions partis du fait divers des tueurs de la lune de miel, Raymond Fernandez et Martha Beck, ce qui s’est avéré être un bon argument de départ pour un scénario. Fabrice est alors revenu en souhaitant faire une nouvelle adaptation, et nous avons travaillé durant 6-7 mois, 8 peut-être, sur un scénario qui partait de Ed Gein. Puis un jour, nous nous sommes aperçus que nous refaisions la même chose qu’Alleluia alors que le principe de la trilogie était à chaque volet d’explorer un amour monstre différemment. On a gardé le postulat de départ de Ed Gein – à savoir un individu un peu couvé par sa mère -, avec un enfant, Paul, dans un monde quasi exclusivement de femmes, avec une clinique au milieu de nulle part et qui découvre l’amour. À partir de là, on s’éloigne complètement du fait divers pour arriver à cette histoire d’enfant schizophrène dont Paul tombe amoureux. Ils vont tuer par accident la directrice de l’hôpital et se sauver. Elle n’a plus son traitement, et ils vont être rattrapés par la maladie et la folie.
Je verrai le film dans deux jours, mais en lisant le synopsis, j’ai pensé que c’était le préquel de Calvaire, idée confirmée par l’affiche de recherche des deux enfants, « Gloria Bellmer et Paul Bartel » que j’ai vu passer lors du tournage… sauf que personne n’en parle : j’ai dû me planter en beauté !
Non, pas forcément. Chacun des trois films peut être vu indépendamment, mais on lance sciemment quelques passerelles complètement inutiles qui pourraient faire dire à des spectateurs attentifs que Paul et Gloria se retrouvent dans les trois films. Dans Alleluia, Laurent Lucas retrouve la carte d’identité de Bartel et des vieilles photos en fouillant dans les affaires de Gloria jouée par Lola Dueñas qui pourrait alors être la femme de Bartel dont tout le monde parle dans Calvaire. Et Paul, l’enfant d’Adoration, peut effectivement être Paul Bartel, l’aubergiste fou de Calvaire. C’est bien que tu le relèves parce que personne ne l’a fait jusqu’à maintenant.
Comment s’est passée l’écriture d’Adoration ?
Fabrice n’était pas souvent là, et on est chacun très occupé. On travaille donc de façon intense sur des périodes assez courtes. C’est bien aussi de laisser reposer la matière. Cela a dû nous prendre un an, mais mis tout bout à bout ça ne doit pas dépasser un mois et demi de boulot.
Est-ce que cela a été dur de trouver des financements pour un film traitant d’une enfance pas joyeuse ?
Ce n’est jamais facile mais bizarrement, sur celui-ci, on a eu à peu près tous les guichets qu’on voulait. C’est la première fois que les financement et les ambitions du film étaient vraiment en adéquation. D’habitude, le costard est toujours un peu étroit, mais ici, il était correct. Un petit miracle. C’était peut-être grâce au scénario beaucoup moins violent que nos précédents, ou peut-être les références à La Nuit du chasseur de Charles Laughton, L’Enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski. Chaque nouveau film a pour but d’expérimenter une nouveauté. Je pense que Fabrice a franchi une étape avec Adoration : il a élargi sa grammaire, son attention aux acteurs, sa volonté de travailler la mise en scène différemment, de plus en plus dépouillée.
Êtes-vous une nouvelle fois impliqué dans le choix du casting ?
Oui, toujours. Comme Fabrice voulait quelqu’un d’authentique, et que c’était des enfants, on a fait un casting sauvage dans des institutions, des orphelinats dans le nord de la France, en Belgique etc. Puis un jour, Fabrice a vu Fantine et il était sûr qu’elle serait Gloria, elle a ce côté plus complexe qui concordait à son personnage. Alors qu’il avait vu 300 gamins ailleurs, il a repéré Thomas dans Jusqu’à la garde et dès qu’il l’a rencontré « j’ai mon Paul : il a ce côté solaire, naïf que je recherche ». C’était marrant car pendant le tournage, la personnalité de chacun correspondait assez bien au rôle. Fantine n’a beau avoir que 14 ans, c’est une sorte de super pro, qui maîtrise, qui gère, etc. Thomas est encore un enfant, mais avec une telle intuitivité. Les deux matchaient bien, ils n’étaient pas forcément amoureux dans la vraie vie, même s’il y a eu des histoires d’amour avec d’autres (rires). Comme on a tourné pendant un très bel été, Fabrice avait pris ses enfants, et il y avait le petit frère de Thomas : les ados ont fait leur petite vie tous ensemble. C’était assez chouette, car ça correspondait bien à l’univers assez léger qu’on voulait créer. Vu la charge de leurs rôles, une de nos angoisses était que ce soit dur et éprouvant pour eux ; ce n’est pas pour rien qu’il y a des règles sur les tournages pour enfants – tourner deux heures, se reposer -, mais Fantine et Thomas sont des machines de guerre, des bulldozers. Ils étaient les derniers à être fatigués, bien après nous. C’était un tournage assez idyllique.
L’arrivée de Benoît Poelvoorde dans l’univers de Fabrice ?
Cela faisait hyper longtemps que Fabrice rêvait de tourner avec Benoît, et en même temps, il en avait peur. Ces deux-là, c’est l’eau et le feu, et ils le savent. J’avais dit à Fabrice « je suis ami avec Benoît depuis longtemps, mais je n’interviens pas là-dedans : ça passe ou ça casse entre vous, je ne veux pas faire l’entremetteur, que Benoît se sente obliger parce que c’est moi ». Ils se sont vus à Bruxelles où Benoît devait lui dire « non » – il me l’a dit après -, et puis ils ont parlé, et il lui a dit « oui, je vais tenter » (rires). Comme quoi, ils ont bien fait de se voir. Benoît n’a pas ni un très long ni un très grand rôle. Il n’a joué que sept jours je crois, qui ont été largement suffisants pour déclencher des étincelles (rires). Avec Benoît, il faut que ça aille vite, alors que Fabrice est quelqu’un qui veut quand même poser ses plombs, même s’il était ici dans une grammaire un peu plus « sauvage ». Par exemple, installer une grue au milieu de l’eau prend forcément du temps, durant lequel Benoît s’impatientait et arrivait un peu nerveux sur le plateau. Mais le dernier soir, tout était oublié. Au fin fond des bois, les tentations sont moins fortes qu’en milieu urbain. Fabrice rêve de tourner à nouveau avec Benoît, mais je ne sais pas si un premier rôle, ou une longue durée est vraiment compatible.
Avec un autre rôle dans les bois peut-être…
Les bois créent aussi une forme d’angoisse chez Benoît. Je pense qu’il avait accepté de participer à Adoration car le tournage était à 100 km de chez lui, ce qui lui permettait de rentrer dormir tous les soirs, il déteste dormir ailleurs. Mais entre ma présence – on était contents de se voir avec Benoît -, le tournage avec les enfants, ça a été. Je ne l’avais jamais vu se comporter ainsi : Benoît prenait Thomas à l’écart, et ils répétaient ensemble un peu ce qu’ils allaient jouer le soir. Il y a eu beaucoup de respect et de bienveillance de la part de Benoît pour Thomas et Fantine. Je pense qu’il a aussi mordu sur sa chic pour ça.
Et retravailler avec Laurent Lucas ?
Il aurait pu jouer le rôle de Benoît Poelvoorde, mais peut-être qu’il n’aurait pas eu cette même humanité. Il y avait aussi cette ambivalence avec Bartel que tu évoquais. Il a donc plutôt une apparition. Fabrice adore travailler avec lui : « c’est une machine à ma disposition ». Si dans la vie il est posé, c’est un autre homme sur un plateau. Je suis d’ailleurs triste de ne pas l’avoir vu davantage dans des rôles comiques. Dans Rire et châtiment, réalisé par Isabelle Doval, il joue un acupuncteur, meilleur ami de José Garcia, qui veut draguer, et il est nul. C’est la seule fois où il a joué dans une comédie et il était à pisser de rire. Pour les télés, – qui restent quand même les maillons importants du financement d’un film en France -, il faut des acteurs populaires bankables comme ils disent, et il n’en est pas un.
Il y a peut-être aussi le fait que Laurent habite au Canada depuis longtemps. Il joue beaucoup dans de séries, des rôles secondaires, où il est toujours excellent. Harry, un ami qui vous veut du bien n’a pas suffit… et au premier abord il n’a pas une tête très sympathique. Tu me parlais d’Olivier Gourmet tout à l’heure : eux deux se fondent dans les rôles qu’ils jouent. Olivier Gourmet a peut-être eu l’avantage de jouer avec les Dardenne, qui sont devenus hyper importants, et d’avoir eu un Prix d’interprétation à Cannes avec eux pour Le Fils en 2002. Un film ne peut pas se monter sur Laurent Lucas ou Olivier Gourmet, alors que dans L’Exercice de L’État, tout tient sur ses épaules malgré tout. Ils sont aussi talentueux que les meilleurs acteurs américains : il leur faut des rôles du même ordre.
Il y a-t-il eu des acteurs que vous souhaitiez avoir sur ce projet et que vous n’avez pas pu avoir ?
Non, mais Fabrice s’est payé le luxe de faire jouer Béatrice Dalle, pour qu’au final, elle ne soit pas dans le film (rires). Adoration avait une double fin. Après la fin onirique que tu verras cette semaine, il y avait un dernier acte où paf ! on retombait d’une façon hyper violente dans la réalité, avec Béatrice Dalle en juge lors du procès où Paul s’accusait du meurtre commis par Gloria, et il allait passer une bonne partie de sa vie en maison de redressement. À la fin d’Alleluia, on tuait la petite fille et puis finalement Fabrice l’a sauvée, dans un geste de rédemption. Ici, c’est pareil : on est finalement resté sur la fin, sans ce dernier acte, avec cette image suspendue de ce couple, qui n’ira nulle part. Béatrice Dalle est venue la semaine dernière à l’Étrange Festival voir le film, elle était la plus heureuse des spectatrices. Elle n’en veut pas du tout à Fabrice. Grande classe !
Verra-t-on cette scène coupée dans les bonus du DVD ?
Sans doute. Mais je ne regarde plus les bonus DVD depuis longtemps car ils cassent la magie que le film essaie de créer en montrant les coulisses. C’est comme si on montrait simultanément au théâtre une pièce et ses coulisses.
Je ne suis pas d’accord : les bonus de Calvaire sur la scène de l’assaut et du viol sont supers pour montrer toute la machinerie nécessaire. Et les commentaires audio de Fabrice sont toujours passionnants.
Oui, mais ils ne viennent pas briser quelque chose qui n’était pas dans le film, ou qui manquerait au film. Cette fin bis montre notre projet initial, alors que le film est beaucoup plus beau sans elle. Mais on pourrait inclure la scène de mariage, brillante, une espèce de plan-séquence de dingue. Fabrice est le premier à dire « ça, ça dégage », je lui rappelle « c’était une journée de tournage avec 60 figurants, et je t’avais averti qu’elle ne serait pas dans le film », et il me répond « oui je sais » (rires). Travailler avec un réalisateur qui n’a pas d’état d’âme par rapport à ses rushes est précieux pour la monteuse, pour le producteur, pour tout le monde. On évite une guerre de tranchées.
D’autres choses se sont-elles décidées au montage ?
Le film faisait 2h40, il y a donc une heure qui est partie. Mais c’est assez fréquent. Comme il faisait vraiment beau temps, Fabrice a beaucoup filmé les gamins dans les arbres. On avait aussi des kilomètres de déambulations sur le fleuve. Le scénario était riche, donc il y avait des choses redondantes. Dans Alleluia, beaucoup de scènes ont été coupées. Tout l’acte du milieu – avec la catho et le voyage – a été éludé : vingt minutes qui partent à la poubelle à ce moment-là. La scène de la boîte de nuit au début a disparu elle aussi.
Avez-vous une explication de la non-sélection du film à Cannes ?
Alleluia était à La Quinzaine en 2014 et on nous a dit que la toute nouvelle équipe de la sélection voulait un peu marquer une rupture. Après, on a dû choisir entre le Festival de Locarno et celui de Venise. On a pris Locarno pour la Piazza Grande : on avait envie de confronter pour une fois le film au grand public. Je n’y étais pas car j’étais malade, mais ceux présents m’ont tous rapporté que c’était une expérience d’une grande intensité et d’une grande émotion. Les enfants ont pleuré, leurs parents ont pleuré, tout le monde a pleuré (rires), tellement c’était grandiose d’être là, et avec un public de 5000 personnes recevant aussi bien le film. La monteuse Anne-Laure Guégan, le chef déco Emmanuel De Meulemeester avaient déjà vu dix fois le film en projection sur grand écran, mais là, ils me disaient que c’était carrément plus, que le film passait étonnamment bien sur cet écran géant. Les organisateurs du Festival savent ce qu’ils projettent.
Qu’est-ce qui a été le plus dur, ou compliqué sur ce film ?
Fabrice. Non mais c’est vrai (rires). Chaque fois que je finis un film avec lui, je me dis « plus jamais ». Il tourne avec quelqu’un d’autre, et il revient en disant « oh putain, c’est avec toi que j’ai envie de faire des films » et on en refait un. Fabrice est une machine pas facile à gérer. Mais on se respecte énormément. Il y a des choses dont je sais qu’elle ne seront pas dans le film, parce qu’elles ne collent pas, qu’elles sont un peu hors-propos. Il me dit « laisse-moi faire, tu verras » puis je laisse faire, et après, ce n’est pas dans le film (rires). Ce n’est pas grave.
Qu’est-ce qui a été le plus chouette sur ce film ?
Fabrice. Parce qu’il m’étonne à chaque fois. Il arrive à me vider, et en même temps, c’est ce qu’il y a de plus chouette : faire du cinéma comme ça en 2019, c’est formidable pour lui, comme pour moi.