Par cette fraiche soirée de début décembre, le Conservatoire Occitan des Musiques et Danses Traditionnelles (1) est un havre de convivialité qui accueille un concert sous titré de la Perse à la Méditerranée. Un public impatient d’une centaine de personnes se presse dans la salle de spectacle. Le Centre International de Musiques Médiévales de Montpellier (2) est co-organisateur de ce concert exceptionnel et des stages sur la Poésie lyrique courtoise des deux côtés de laMéditerranée qu’il accompagne. C’est une invitation au voyage vers cet Orient des désirs et des parfums, aboutissement des caravanes, terminal des rêves, et paradis des amateurs de rosiers.
Le titre du récital Le souffle des Rosesest déjà une promesse d’extase : le subtil camaïeu de couleurs et de parfums des roses de Perse (3), a laissé une trace dans l’histoire littéraire française, dont un des plus beaux exemples est probablement le poème de Leconte de Lisle (1818 1894), « Les roses d’Ispahan », mis en musique par Gabriel Fauré, que ma grand-mère Eugénie me chantait en s’accompagnait sur son clavecin quand j’étais enfant :
Les roses d’Ispahan dans leur gaine de mousse,
Les jasmins de Mossoul, les fleurs de l’oranger
Ont un parfum moins frais, ont une odeur moins douce,
O blanche Leïlah ! que ton souffle léger.
Ta lèvre est de corail, et ton rire léger
Sonne mieux que l’eau vive et d’une voix plus douce,
Mieux que le vent joyeux qui berce l’oranger,
Mieux que l’oiseau qui chante au bord du nid de mousse.
Mais la subtile odeur des roses dans leur mousse,
La brise qui se joue autour de l’oranger
Et l’eau vive qui flue avec sa plainte douce
Ont un charme plus sûr que ton amour léger !
O Leïlah ! depuis que de leur vol léger
Tous les baisers ont fui de ta lèvre si douce,
Il n’est plus de parfum dans le pâle oranger,
Ni de céleste arome aux roses dans leur mousse.
L’oiseau, sur le duvet humide et sur la mousse,
Ne chante plus parmi la rose et l’oranger ;
L’eau vive des jardins n’a plus de chanson douce,
L’aube ne dore plus le ciel pur et léger.
Oh ! que ton jeune amour, ce papillon léger,
Revienne vers mon cœur d’une aile prompte et douce,
Et qu’il parfume encore les fleurs de l’oranger,
Les roses d’Ispahan dans leur gaine de mousse !
Entre tradition et modernité, le duo formé par Françoise Flore Atlan et Shadi Fathi nous invite à une profonde alchimie sonore, à travers chants sacrés et profanes des trois traditions monothéistes de Al Andalus : chants des femmes troubadours et séfarades, poèmes soufis, chants extatiques…
Aperçus sur de très vieux bas-reliefs ou miniatures persanes antéislamiques, le Sétar et le Târ, beaux instruments, semblent rêver dans la pénombre bleutée de la scène quand la musicienne iranienne vient les accorder ; et soudain une voix céleste, pure comme le cristal, vient parler à tous nos sens, y compris à l’âme, depuis le fond de la salle.
Sareri est un chant arménien : Que je meure au vent des cimes
des montagnes
Que je meure au vent
Que je meure au vent
Que je meure à la taille de mon bien-aimé
Que je meure à la taille de mon bien-aimé
Le répertoire, généralement judéo-espagnol d’Orient ou du Maroc, mais parfois hébreu ou turc, est varié, très connu semble-t-il pour une partie du public, est au contraire peu entendu pour les néophytes comme moi.
Ces chants séfarades nous font faire le tour de la Méditerranée, qu’ils soient de la tradition mystique hébraïque (Elohim), de Turquie (Triste Estava El Rey David, Ija mia, mia kerida, Arvoles lloran por lluvias, Los Kaminos de Sirkiçi, Quien suspiense i entendiense), qu’ils soient poèmes mystiques de Mawlana Rûmi (XIIIesiècle) :
Jamais je n’aurai imaginé combien sont douloureux les tourments de l’amour
ou de Hâfez de Chiraz (XIVesiècle), dont le ghazal 456 La rose, le rossignol et le poète au jardinest cher à tous les poètes :
… De grand matin je m’en fus au jardin cueillir une rose.
Soudain me vint à l’oreille la voix d’un rossignol.
Je tournais en ce parterre et ce jardin ; d’instant en instant
je songeais à cette rose et à ce rossignol.
La rose était devenue compagne de la beauté,
le rossignol l’intime de l’amour
en lui nulle altération, en l’autre nulle variation.
En ce jardin tant de roses s’épanouissent,
Maispersonne n’a cueilli une rose sans le fléau de l’épine.
C’est dans un véritable parcours initiatique que la voix habitée de Françoise Atlan (4) et la sensibilité musicale de Shadi Fathi (5) nous entrainent.
Françoise Atlan, qui porte magnifiquement son second prénom de Flore, en particulier sur ce récital, est une artiste à la double culture, dotée d’une expression vocale, d’un style et d’une technique unique en son genre, ses racines judéo-berbères l’ayant amenée tout naturellement à se passionner pour le patrimoine vocal méditerranéen, en particulier les traditions judéo-espagnole et judéo-arabe, tout en poursuivant sa carrière de chanteuse lyrique.
Je me souviens avec bonheur de son album Andalouseset surtout du concert remarquable donné à Odyssud en avril 2018, Voix sacrées, avec deux autres grandes Dames du Chant, Patrizia Bovi et Fadia Tomb El Hage (voir ma chronique sur Culture 31)
On est tout de suite saisi par la beauté et la justesse de sa voix, dans un registre de soprano, mais aussi par la sobriété et l’adéquation de son interprétation dont le souci semble avant tout de servir l’auteur plutôt que de se mettre en valeur.
Elle chante en hébreu bien sûr, mais aussi en castillan du XVesiècle, et en farsi (persan) (5).
Un chant est dédié à un de ses parents, récemment disparu, pilier de a communauté juive de Fez, dont elle fait partie.
L’iranienne Shadi Fathi quant à elle perpétue l’héritage millénaire de la musique classique persane. Elle s’est imposée en soliste d’exception par sa virtuosité au Setâr et au Shourangiz, des instruments traditionnels à cordes.Au passage, on ne s’étonne pas d’apprendre qu’elle connaît par cœur tous les ghazals Hâfez, « coran des non-pratiquants ». Ses soli de Daf (percussion kurde) rythment les battements du cœur.
Artistes détentrices de traditions musicales et poétiques ancestrales, elles nous ont entraînés dans un véritable parcours initiatique. Les pièces interprétées, comme dans la plupart des grandes traditions orientales fondées sur une tradition orale en perpétuel mouvement, mettent en avant les rapports qu’entretiennent la poésie, la mélodie et le rythme, elles laissent la part belle à l’improvisation et à la création.
Un air allègre, partagé avec le public, clôt le concert sur une note espiègle.
Ô vous gens d’Andalousie, je me souviens…
Peut-être aurais-je la chance de vous retrouver au paradis…
Et l’eau vive s’endort dans les porphyres roux,
Les rosiers de l’Iran ont cessé leurs murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux,
Tout se tait. L’oiseau grêle et le frelon jaloux,
Ne se querellent plus autour des figures mûres.
Les rosiers de l’Iran ont cessé leurs murmures,
Et l’eau vive s’endort dans les porphyres roux. »
Ayant du mal à repartir dans la nuit noire, encore bercé par ces voix et ces musiques envoutantes, en marchant au milieu des buveurs débordant des bars bondés du quartier des Carmes, je me remémore ma chère Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) et ses roses de Saadi :
J’ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n’ont pu les contenir.
Les nœuds ont éclaté. Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir ;
La vague en a paru rouge et comme enflammée.
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée…
Respires-en sur moi l’odorant souvenir.
Pour en savoir plus :
1) Conservatoire Occitan des Musiques et Danses Traditionnelles
5 rue du Pont de Tounis • 31000 Toulouse
+33 (0)5 34 51 28 38
contact@comdt.org
www.comdt.org
2) Centre International de Musiques Médiévales de Montpellier
1090 rue de l’Aiguelongue 34090 Montpellier
http://cimmducielauxmarges.org/
13 décembre, concert Patrizia Bovi, Histoire de femmes, saintes, visionnaires
3) On trouve la rose d’Ispahan à l’état sauvage en Iran, sur les collines entre Chiraz et l’ancien caravansérail d’Ispahan. Elle a toujours été très fréquente dans les jardins privés de la ville de Chiraz.La rose est un motif omniprésent dans l’art et la poésie persane. Elle orne la main de l’aimée, parfume les mets et embellit les jardins. Aujourd’hui essentiellement produite dans la province d’Ispahan, son histoire est multimillénaire en Iran. Les eaux florales de la Perse étaient déjà célébrées par les Grecs dans l’Antiquité, soit bien avant que la rose ne soit apportée au Levant par les conquérants arabes, puis par les Croisés qui la ramenèrent en Europe sous le nom de « rose de Damas ». Au XIesiècle, c’est le savant persan Avicenne qui mit au point le procédé de distillation de l’huile essentielle de rose. Ces techniques traditionnelles perdurent encore aujourd’hui en Iran et permettent de produire une eau de rose dont la pureté est si réputée qu’elle est utilisée pour nettoyer les mosquées et sanctuaires sacrés du monde chiite.
4) Françoise Flore Atlan
Artiste à la double culture, dotée d’une expression vocale, d’un style et d’une technique unique en son genre, invitée des scènes majeures internationales telles que le Carnegie Hall à New-York, le Royal Albert Hall à Londres, ou encore le Festival des Musiques Sacrées de Fès, ses racines judéo-berbères l’ont amenée tout naturellement à se passionner pour le patrimoine vocal méditerranéen, en particulier les traditions judéo-espagnole et judéo-arabe, tout en poursuivant sa carrière de chanteuse lyrique. Ce n’est pas par hasard qu’elle assure la direction artistique du Festival des Andalousies Atlantiques d’Essaouira (Maroc).
Agrégée de musicologie de l’université d’Aix-en-Provence, elle a obtenu ses prix de piano et musique de chambre du Conservatoire. Elève d’Andréa Guiot (inoubliable «Micaela» auprès de la «Carmen» de Maria Callas), lauréate du Prix Villa Médicis Hors-Les-Murs pour le collectage de la tradition musicale et poétique de la ville de Fès au Maroc et du Prix Fondation Caisse d’Epargne «Meilleure Artiste Musique du Monde», elle donne régulièrement des masters class de chant à Genève, Montréal, Bruxelles ou Bâle.
Parallèlement à sa carrière de chanteuse, elle assure la direction artistique du Festival des Andalousies Atlantiques d’Essaouira (Maroc).
Depuis janvier 2014, Françoise Atlan a créé à Marseille, la Compagnie Yemaya dont elle est la directrice artistique.
Son dernier album, « Aman ! Sefarad » est sorti en janvier 2015. Il a été réalisé avec l’ensemble En Chordais (Grèce) est consacré aux Kantigas, chants séfarades de l’ex-empire ottoman.
5) Shadi Fathi
Née en 1977 à Téhéran, de famille kurde, Shadi Fathi s’est formée au sétar auprès d’Ostad Dariush Tala’i, très grand maître de tar et de sétar. Elle en est devenue soliste concertiste dès l’âge de quinze ans. Pour parfaire ses connaissances, elle a étudié le zarb avec Arash Farhangfar et le daf avec Mehrdad Karim-Khavari, dans la lignée de la confrérie Ghaderiyeh du Kurdistan Iranien. En 2002, elle s’installe en France et intègre de nombreux projets (musique, danse, théâtre) qu’elle enrichit de sa pratique de la musique classique persane. Elle a joué notamment avec Bijan Chemirani, référence du zarb, une percussion ancestrale iranienne.
6) Farsi ou parsi (n.m.) : nom local de la langue majoritaire en Iran (Perse), le persan ; le farsi était la langue principale du Khorassan (qui incluait des territoires aujourd’hui afghans).