On savait Eric Lareine bien allumé (pour le meilleur) et quand il rentre sur scène du beau Théâtre Garonne, sorte de Professeur Cosinus, hirsute et en blouse de savant fou, suivi de quatre personnes en blouses blanches et grises, dont on se demande si ce ne sont pas des infirmiers psychiatriques, on se dit tout de suite : « Lareine a encore frappé ».
Et de fait, c’est une bombe qu’il nous envoie en pleine figure. Une bombe rock and roll, poétique, théâtrale, un concentré de spectacle vivant où il excelle, sans l’ombre d’un doute : il mériterait le titre de Docteur Honoris Causa es Spectacle Vivant. On assiste donc à la quintessence de son art : il est poète certes, et chanteur, mais aussi conteur, danseur et plasticien (ses peintures enfantines sur tableau transparent finissent par dessiner un décor montagnard ou des formules chimiques).
Avec lui, on croise des savants bien sûr, mais aussi des fées, la fée électricité bien sûr, et une vraie, comme il y avait dans nos campagnes avant l’invention de l’électricité justement, qu’on appelait Hada, Folles, au pieds palmés, pedauco,comme l’on dit en occitan (au Théâtre Garonne on est à quelques mètres à vol d’oiseau de la Patte d’oie, et Lareine s’amuse à l’appeler à voix haute sur un déluges de guitares, électriques bien sûr).
Car les messieurs en blouses blanches (seul bémol, on regrette l’absence de femmes parmi eux), sont bien des musiciens, des alchimistes de la musique et ils sont excellents, il faut l’écrire : entrainés par Pascal Maupeu (guitare), fidèle complice du Professeur Lareine et principal compositeur, Nicolas Le Moullec (basse), Colin Neveu (batterie) et Loïc Laporte, homme orchestre (guitare, banjo, saxophone), se déchaînent allégrement.
Pascal Maupeu rêvait depuis longtemps de compositions pour 4 guitares électriques : grâce au Professeur Lareine, ce rêve est devenu réalité.
Et par moment, la musique a des accents crimsoniens. Je ne vous ferai le coup de « je vous parle d’un temps… » : King Crimson, groupe de rock progressif, de la même trempe que Magma, tourne encore, comme le groupe de Christian Vander, et vous pouvez les écouter sur YouTube. En tout cas, l’intensité volcanique est là sur de nombreux morceaux de ce concert.
Je n’oublie pas un petit emprunt à Johnny Cash (!) sur Mélancolie nouvelle, avec un joli solo d’harmonica, et quelques savoureuses balades comme Chamonix.
Eric Lareine a imaginé un mélodrame interdisciplinaire où convergent sciences, poésie, musique, et féerie. Une histoire à la Lareine avec ses ruissèlements et ses chutes pyrénéennes, (on entend même l’eau), ses résurgences , son humour en écluses, ses sautes d’humeur clabaudantes, de Robert Wyatt à Led Zep 3 en passant par le King Crimson de Starless and Bible Black.
Et il précise d’emblée que cette histoire est basée sur des fées réelles :
Un ingénieur et une fée s’aimaient d’amour tendre,
L’eau et l’électricité s’aimaient d’amour tendre
Mais comment s’y prendre
Mais comment s’y prendre
À l’origine de son récit, il y a sa propre histoire familiale. Elle fait écho à celle d’Aristide Bergès (1), concepteur au XIXesiècle des premiers systèmes de production d’énergie hydraulique. Histoire d’eau (présente sur scène : on la voit et on l’entend), de chutes et de torrents. Histoire d’amour, d’exil et de clandestinité. Histoire enfin de la Fée Electricité, car c’est grâce à ces recherches hydrauliques que toute une vallée des Alpes est éclairée pour la première fois en France à la lumière électrique. Mélange des époques, des genres et des formes pour cet artiste « indiscipliné » qui navigue avec aisance entre rock, musiques improvisées, théâtre et poésie. Un spectacle musical hybride qui nous garde en éveil sur la porosité et la multiplicité des univers artistiques.
Danseur de formation, Eric Lareine est auteur, interprète, comédien, musicien, poète… Il joue avec les textes et danse avec les mots entre musique et spectacle vivant, il occupe toute la scène avec une maestria qu’on lui envie.
« De ma vie je n’ai jamais éteint une ampoule. Dès le berceau, électricité et romance furent étroitement liées, mon père guitariste ingénieur EdF et ma mère princesse Piémontaise en exil, JS Bach et Bella Ciao. Tout bascule soudain, ce jour de 1966 où j’achète mon premier vinyle de rock. Dès lors la guitare sera définitivement électrique et les amplis soudés à 12. Mais le vrai conflit éclatera dans les ‘70. Mon père est pour, je suis contre le nucléaire civil et militaire. Je quitte la maison, épouse une montagnarde et fonde mon premier groupe de rock incivil et non violent. »
Suis-je Aristide Bergès ? Non. J’ai fait la connaissance d’Aristide Bergès il y a cinq ou six ans à l’occasion de l’inauguration de Job, le bâtiment Amiral du fameux papetier Job, qui est devenu depuis une école de musique, une maison des jeunes et une piscine, si je ne m’abuse… J’ai été chargé d’organiser l’inauguration de ce nouveau bâtiment. C’est pour ça que je suis allé me promener en Ariège pour visiter des usines de papeteries, et je suis arrivé à Lorp-Sentaraille, là où Pierre Bergès, père d’Aristide Bergès avait sa papèterie. Là-bas, j’ai fait la connaissance des gens qui s’occupaient du musée d’Aristide Bergès, qui est un observatoire de l’imprimerie et du graphisme et du papier. Un des anciens ouvriers de son père m’a raconté la vie de la papèterie et la vie d’Aristide, que je raconte dans ce spectacle. Je me suis rendu compte qu’il avait terminé sa vie au-dessus de Grenoble où il avait son usine à papiers, là où il a fait toutes ses expériences et là où il a théorisé l’électricité hydraulique. Il a fini sa vie en fondant une école d’ingénieur à Grenoble et il s’avère que c’était l’école que mon père, ingénieur, avait faite et dont il a été diplômé. Voilà en quoi l’histoire est autobiographique. Et aussi pour la bonne raison que mon père a fait toute sa carrière à EDF, et que sa famille a vécu au rythme D’EDF durant de longues années… Et donc l’électricité nationale coule dans mes veines, sans compter qu’évidemment pour pouvoir faire du Rock’n’roll, si on n’a pas d’électricité on est quand même un peu embêtés.
Son parcours croise de multiples univers artistiques, tels que la danse ou le théâtre. À son actif, des spectacles et une discographie éclectique aux accents rocks, en particulier avec le groupe Eric Lareine et leurs Enfants.
Pascal Maupeu, guitariste autodidacte, est le principal compositeur de cette création-ci. En décembre 2015, l’Usine et le Garonne avait déjà invités Eric et Pascal à jouer leur pièce musicale Ellis Island, créée au Théâtre Garonne. Ils franchissent avec Chamonix une étape de plus dans leur odyssée rock and roll.
Alors, un conseil : si vous n’aimez pas la poésie, si vous n’aimez pas le rock and roll, si vous n’aimez pas les histoires un peu folles, passez votre chemin, ce spectacle n’est pas pour vous.
Mais sinon, précipitez vous ! Vous serez électrisés !
Et vous verrez des Fées réelles :
les Hadas sont des fées pyrénéennes, elles sont belles
leurs yeux si doux sont éblouissants dans l’ombre
et leurs cheveux détrempés jusqu’au bas du dos
font rougir les cœurs sous des trombes d’eau
goutte à goutte, elles cousent, elles assemblent
le méandre des algues et les lichens puissants ;
Ô contrebandiers éperdus Ô perdus des orages,
phosphorescentes sous l’averse et visibles à l’œil nu
elles gardent tes pas dans la caillasse, elles te portent secours…
En tout cas, vous verrez la Fée Electricité !
PS. Ce spectacle est également un avant-goût duFestival Détours de Chant 2020 qui aura lieu du mardi 28 janvier au samedi 8 février 2020, avec, entre autres, Stefan Eicher, La Mal Coiffée, Catherine Vaniscotte et… Eric Lareine.
Pour en savoir plus :
1) Aristide Bergès (1833-1904) de la papeterie à la houille blanche :
Aristide Bergès est né en 1833 à Lorp (Ariège). Il sort ingénieur de l’école centrale des arts et manufactures et travaille tout d’abord dans la papeterie familiale. Puis il décide de voler de ses propres ailes en tant qu’ingénieur conseil en papeterie. Il rencontre, lors de l’Exposition Universelle, I’industriel doménois Amable Matussière, propriétaire d’une scierie et fabricant de pâte à papier. Ce dernier lui commande des défibreurs à bois. Ces énormes machines qui écorcent et râpent le bois nécessitent un apport important d’énergie. Lors de son séjour en Grésivaudan notre ingénieur découvre la richesse hydraulique de notre région. Il décide de créer, grâce à certains concours financiers dont celui du docteur Marmonier, sa propre râperie de bois à Lancey. Et c’est pour actionner ses deux défibreurs qu’Aristide Bergès s’intéresse à l’énergie hydraulique. Il inaugure en 1869, une chute de 200 mètres de hauteur sous une pression de 20 kg par cm. L’idée était certes dans l’air, mais Bergès est le premier à avoir osé créer une haute chute en France. En 1882, il va porter sa chute à 500 mètres en utilisant les eaux du lac du Crozet situé à 1968 mètres d’altitude. Il dispose alors d’une puissance de six mille chevaux à débit constant. Cela lui permet de fabriquer plus de deux milles tonnes de papier par an. Les moteurs électriques couplés aux turbines renforcent cette révolution technologique. Lors de l’Exposition Universelle de 1889, Bergès attirera l’attention du monde scientifique et industriel en exposant une turbine accouplée à une dynamo sur laquelle il a écrit : “Cinq millions de chevaux pour les Alpes seules, de force motrice presque gratuite, peuvent être acquis par l’industrie et être exploités pour les applications électriques”. C’est en comparant l’énergie hydroélectrique à celle obtenue avec la houille des profondeurs qu’il parlera de « houille blanche ». Il repose avec sa bonne fée au Cimetière de Terre Cabade à Toulouse.