Une de mes promenades favorites me conduit souvent jusqu’à Saint Bertrand de Comminges, sur son oppidum gallo-romain : c’est déjà un petit bonheur d’apercevoir, dans son écrin de verdure, la Cathédrale Sainte Marie (XIIe-XVesiècle), avec son clocher-tour haut de 33 mètres et ses 14 contreforts, depuis la route bucolique en contrebas.
Après une halte à la Basilique Saint Just de Valcabrère, édifiée aux XIe et XIIe siècles, dans un décor toscan de cyprés et de vignes, au milieu d’un petit cimetière païen et paléochrétien, modeste mais très émouvante, merveilleux témoignage de l’art roman, j’aime rêver dans le cloître aux chapiteaux historiés de la Cathédrale et écouter les clarines des troupeaux en contemplant le paysage depuis ce « belvédère » à plus de 500m d’altitude, comme si je pouvais voler avec les oiseaux. Avant d’aller m’installer dans une stalle du chœur pour continuer le fil de ma rêverie, je fais le tour de la nef et du chœur gothiques, en passant devant le Mausolée de Saint Bertrand, pour aller saluer dans l’une des chapelles Monseigneur Jules-Géraud Saliège dont la Lettre pastorale du 13 août 1942, sur la Dignité humaine (1), (que je lis sur scène, lors mon concert poétique avec Les Baladins d’Icarie Liberté, j’écris ton nom), n’a rien perdu dans son fonds de son actualité et devrait servir aujourd’hui au réveil des consciences.
Ce samedi 24 août 2019, je suis venu pour la première fois (mieux vaut tard que jamais) assister à un concert d’orgue dans le cadre du 44e Festival du Comminges (2) placé sous le signe de l’Europe en musique, et quand je pénètre dans ce vénérable édifice par le narthex roman, je reste une fois de plus sidéré par l’immense travail de sculpture des boiseries et des marqueteries (5 essences différentes: chêne, châtaignier, noyer, pin et tilleul) réalisé ici par des artisans inspirés : de véritables dentelles créées par des artistes anonymes, « huchiers » (menuisiers et charpentiers), imagiers (sculpteurs et peintres), marqueteurs etc., sans doute animés d’une grande foi -en plus de trouver là un revenu conséquent.
L’orgue majestueux (3) du XVIe siècle de Nicolas Bachelier (1487-1556), sans doute le seul au monde à être construit dans un angle, restauré de 1975 à 1981, semble toujours flotter dans les airs et j’ai du mal à s’arracher à sa contemplation, tant il est une merveille de sculpture sur bois. Comme la double rangée de stalles (66) du chœur où nous sommes installés : elles sont toutes différentes et demandent une attention personnelle ; chacune est surmontée d’une représentation d’un personnage. Personnellement, je suis à côté d’Adam et Eve symbolisant la Tentation ! Et je peux facilement m’imaginer au XVIe siècle (même s’il n’y avait pas de dames admises dans cet aréopage comme aujourd’hui) quand l’orgue a été mis place à la demande de l’évêque du Comminges pour des offices où il était entouré d’ecclésiastiques en costume d’apparat ou de simples chanoines.
Les dernières lueurs du soleil irisent les vitraux quand les notes jaillies de l’orgue viennent prendre possession de tout l’espace de la nef, cristallines et pures, presque sans aucune réverbération (contrairement à la voix parlée).
On ne présente plus Jean-Patrice Brosse (4), claveciniste et organiste, directeur artistique du Festival, qui connaît l’orgue sur le bout des doigts, c’est le cas de le dire, et qui nous a concocté un programme étonnant : Bach et le rayonnement du concerto italien en Europe.
Jean-Sébastien Bach (1685-1750) a en effet largement recopié, exploité et adapté les pièces de ses prédécesseurs, il aimait la musique italienne qu’il avait découverte avec enthousiasme à Weimar, où il résida en tant qu’organiste et directeur de la musique de la cour du duc de Saxe-Weimar entre 1708 et 1714. Le jeune duc Johann Ems von Saxe-Weimar (1696-1715) lui-même compositeur, avait suivi des études à Utrecht et Amsterdam et avait rapporté de son séjour aux Pays-Bas de nombreuses partitions italiennes.
C’est vraisemblablement encouragé par ce noble éclairé que Bach s’initia lui aussi aux maîtres italiens. Il a adapté pour orgue ou clavecin plusieurs concertos du duc Johann Ernst, mais il se passionna en particulier pour les œuvres de Vivaldi.
Comme il est écrit dans le programme, c’est dans un désir de perfectionnement que Bach a entreprit de réduire au clavier des concertos italiens ou d’esprit italien. C’est le modèle qui le séduit, même si l’auteur n’est pas lui-même originaire de la péninsule… D’autre part, selon une coutume fréquente en son temps, il ne s’est pas privé de réutiliser ses propres Œuvres en mouvement de concerto une sinfonia ou une ouverture d’une de ses cantates.
Dans ses transcriptions, Bach prend quelques libertés avec les originaux auxquels il reste cependant aussi fidèle que possible : il les transpose en fonction de l’étendue du clavier, retravaille et ornemente à la main droite la partie de violon en traits vigoureux et en tournures propres au style de l’orgue ou du clavecin, ajoutant cà et là quelques fioritures et rafales de notes, l’enrichit de lignes intermédiaires et remanie la basse pour la renforcer à la main gauche. Sous sa plume, la mélodie aux contours sinueux des mouvements lents se déploie sur l’assise pesante d’une basse obstinée, alors que les finales se parent des multiples éclats d’un feu d’artifice.
Aujourd’hui on l’accuserait sans doute de plagiat, mais le jeune Jean-Sébastien Bach en transcrivant pour orgue ces concertos de Vivaldi (1678-1741) voulait rendre hommage à celui-ci et il a magnifié ses œuvres. Et ce concert exceptionnel en est bien la preuve : même si l’on reconnaît les thèmes des compositions souvent allègres et guillerets, on est sidéré non seulement par l’ampleur sonore qu’elles prennent sous les voutes, mais aussi par la maestria de l’organiste.
Et je pense à celui de Victor Hugo, l’ardent musicien qui sur tous à pleins bords versait la sympathie…, dont les mains, pressant le clavier palpitant, plein de notes sonores, les pressaient par tous les pores, et les faisant jaillir sous ses doigts souverains, les faisait jaillir et ruisseler le long des grands tubes d’airain, comme l’eau d’une éponge…
Pour une fois dans la musique vivante, je ne vois pas le musicien puisque par définition l’organiste est caché au milieu des tuyaux, et de plus, assis dans la nef le jubé, l’orgue dans mon dos m’est caché par celui-ci.
Mais je l’entends parfaitement !
Et j’ai l’impression qu’il y a au dessus de nous un orchestre au grand complet, représenté sur le buffet par les petits musiciens qui symbolisent les divers instruments d’époque que l’orgue peut reproduire !
L’organiste devient vraiment le Démiurge (5) : je me surprends à penser qu’il a 10 mains tant la Musique se déploie avec toute sa richesse dans tout l’espace de la cathédrale en passant par les voutes à 28 mètres de hauteur et en redescendant sur nous comme si elle venait du ciel.
Je sais bien que l’orgue peut remplacer tous les instruments ; encore faut-il savoir en tirer toutes les possibilités. En particulier avec des œuvres aussi chatoyantes que celles interprétées ce soir, ces Concertos de Vivaldi bien sûr, mais aussi d’Alessandro Marcello (1684-1747), dont certains allegri se terminent en véritables feux d’artifice.
Heureusement l’orgue de Saint Bertrand comprend 40 jeux, 3 claviers manuels de 54 notes et un pédalier 30 notes, sans oublier plus de 2600 tuyaux,avec particularité notable, des trompettes en chamade, certainement en raison de la proximité du site avec l’Espagne, car c’est une caractéristique que l’on ne trouve que dans les orgues ibériques.
La nuit règne l’extérieur de la grande nef, et mon esprit subjugué par les volutes sonores, est emporté dans ce bateau ivre de notes plus chamarrées les unes que les autres, je ferme les yeux sur la Fuga du Concerto en ré mineur de Vivaldi. Quand je les rouvre entre deux mouvements, les innombrables étoiles dorées peintes au-dessus des stalles sont là pour accueillir mon regard.
Et de nouveau mon cœur s’emballe sur le Largo e spiccato, les personnages sculptés sur les panneaux en face de moi au-dessus des têtes semblent se mettre à vibrer, certains esquisser même un pas de danse, puis s’animer dans une marche solennelle couronnée dans le Finale – Allegro.
Entre deux concertos, on entendrait voler une mouche dans le silence seulement rompu par une toux discrète ou le craquement d’une chaise : j’imagine le musicien réglant les différents jeux. Et je suis de nouveau repris dans un tourbillon de couleurs et de sensations, d’un Larghetto à une Cadenza ou un Recitativ.
Je mets un long moment à reprendre mes esprits après les applaudissements nourris du public debout, puis les Allegri et l’Adagio senza Pedale a due Clavdu Concerto en la mineur BWV 973 en rappel.
J’ai du mal à me lever comme au sortir d’un rêve, mais je suis le public vers la sortie, entrainé plutôt que décidé à quitter ce lieu magique.
J’ai vécu en ce beau soir d’été une expérience sensorielle exceptionnelle et inoubliable ; et quand je sors m’accouder au parapet du cloître, je ne m’étonne pas que Jupiter, Saturne, Pluton et Antarès me fasse des clins d’œil dans le ciel serein : ce soir, c’était bien la musique des sphères qui nous a irrigués.
Comme John Dryden, poète contemporain de Purcell et Haendel, j’imagine que lorsqu’à l’orgue, la parole fut donnée, les anges l’entendirent et accoururent, prenant la terre pour le ciel.
PS. Le Festival du Comminges 2019 se terminera le samedi 6 septembre à l’orgue de Luchon avec Karol Mossakowski pour un programme Bach, Chopin, Elgar, Mozart, et le samedi 14 septembre à Saint Bertrand de Comminge, avec Elisabeth Amalric à l’orgue et le Rallye des Trompes du Comminges, pour un programme Rossini, Albéniz et Shumann.
https://www.festival-du-comminges.com
Après, il ne nous restera plus qu’à attendre avec impatience l’édition 2020.
Pour en savoir plus :
- Jules-Géraud Saliège, archevêque de Toulouse, sa Lettre lue dans toutes les paroisses du diocèse témoigne encore aujourd’hui d’une position unique (à l’exception de Monseigneur Théas, évêque de Montauban) au sein de l’Eglise catholique de l’époque : le refus du sort fait aux Juifs dans la France de Vichy sur ordre de l’occupant nazi et de la déportation vers les camps d’extermination.
Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle. Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébedou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères, comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier…
Pour les célébrations du trentième anniversaire de la mort de Mgr Saliège, désirant l’honorer solennellement, le chanoine Joseph Destié décida d’installer dans une des chapelles rayonnantes de la Cathédrale de Bertrand de Comminges le buste du cardinal que l’on peut voir aujourd’hui.
N’oubliez pas de lire en entier la Lettre affichée à côté. Elle est d’une actualité brûlante, même si le contexte historique est différent.
2) https://www.festival-du-comminges.com
3) Depuis sa fabrication, datée aux environs de 1550, par Nicolas Bachelier, cet orgue a subi de nombreuses rénovations entre 1896 et 1901, puis une reconstruction par la maison Magen sur 2 claviers et pédalier en 1970, une restauration des sommiers anciens par Robert Chauvin, enfin, entre 1975 et 1981, une reconstruction par Jean Pierre Swiderski), pour être aujourd’hui l’instrument le plus spectaculaire qui soit, avec 40 jeux et 3 claviers. Il est orné de sculptures jusque sur ses parties les plus hautes et les moins accessibles.Il va s’allégeant, les plus lourdes essences étant en bas et les plus légères en haut, jusqu’à 16 mètres (!).
L’orgue est entièrement sculpté, pour faire le pendant aux stalles de la cathédrale. On peut y voir 5 des travaux d’Hercule, symbolisant les chevaliers au service du bien, des figures telles un hallebardier et un archer. Ces sculptures sont un vrai travail d’orfèvre, certaines, au sommet, étant inatteignables. Seul un panneau n’est pas sculpté, de façon inexplicable. A noter ses colonnes corinthiennes, les soubassements en culs-de-lampe ainsi que l’escalier d’accès, meuble liturgique construit une centaine d’années après l’instrument. Au départ un escalier de pierre permettait de l’atteindre, dont il ne reste que quelques traces aujourd’hui dans le mur.
4) JEAN-PATRICE BROSSE, claveciniste et organiste, après une formation artistique complète aux Conservatoires du Mans, de Paris, à l’Accademia Chigiana de Sienne, et aux Beaux-Arts de Paris (en architecture), approfondit le demaine de la musique baroque et des instruments anciens et se consacre au clavecin et à l’orgue… Récitaliste, concertiste de musique de chambre, il est invité dans la plupart des pays d’Europe, aux Etats-Unis, en Amérique du Sud, en Extrême-Orient. Il anime le Concerto Rococo, petite formation d’instruments anciens qui se consacre au répertoire clavecin concertant du XVIIIesiècle (Schobert, Balbastre, Mozart, Soler. Haydn…). Par ses recherches, Jean-Patrice Brosse travaille également à la restitution d’offices religieux baroques alternant orgue et chant avec les chœurs Antiphona, etc. et assure la révision d’œuvres anciennes… Sa passion pour la littérature lui a inspiré plusieurs évocations poétiques qu’il partage Marie-Christine Barrault, Robin Renucci, Hélène Delavault ou Brigitte Fossey…
5) Démiurge : le dieu créateur de l’univers pour les Platoniciens et par extension le Créateur, l’animateur d’un monde.