« Raconter le Monde, ma part misérable et infime du Monde, la part qui me revient, l’écrire et la mettre en scène, en construire à peine, une fois encore, l’éclair, la dureté, en dire avec lucidité l’évidence. Montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois, cela, exactement cela, les hommes et les femmes tels qu’ils sont, la beauté et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette horreur se perdent, s’enfuient et cherchent à se détruire elles-mêmes, effrayées de leurs propres démons. Dire aux autres, s’avancer dans la lumière et redire aux autres, une fois encore, la grâce suspendue de la rencontre…» Jean-Luc Lagarce, Du luxe et de l’impuissance
« Qu’est-ce que créer ? » : la même question a été posée à trois artistes de la scène locale qui présentent leurs dernières créations ce trimestre au Théâtredelacité. C’était une belle occasion d’interroger ces trois metteurs en scène sur leur façon de faire du théâtre : vaste, politique au sens premier, propice au lyrisme personnel ou profondément philosophique par certains aspects, la question n’a pas été bordée, volontairement, pour laisser la pensée se déployer et l’interprétation de chacun ouvrir des brèches. Lou Broquin de la Compagnie Créature, Joël Fesel du Groupe Merci et Laurent Pérez de la Compagnie L’Emetteur, se sont prêtés au jeu : ils livrent ici, autour de quelques axes clés, leur façon singulière de se mettre au travail. De faire surgir des formes à partir des questionnements individuels qui les animent. A travers le temps qui dure, comme dans leurs derniers spectacles…
Créer : qu’est-ce que le mot signifie pour vous ?
Joël Fesel : « Le mot me paraît toujours un peu prétentieux parce qu’en tant qu’artistes nous sommes dans une continuité culturelle et artistique que nous essayons d’interroger perpétuellement, on ne crée pas ex-nihilo : on avance dans quelque chose qui préexiste, on cherche, on fouille à l’intérieur. Si je devais le résumer en une seule phrase je dirais que créer, pour moi, c’est tenter de donner forme à mes inquiétudes. Mais c’est un premier niveau de réponse, très personnel. J’hésite vraiment à dire je car on crée nécessairement à plusieurs, en équipe ».
Lou Broquin : « Il y a une phrase qui m’accompagne : créer c’est creuser une porte dans le mur de l’impasse. Mes premiers désirs de création, d’inventivité, sont liés à l’enfance, quand on me disait « Non, ça, c’est pas possible ». Je ne voulais pas l’entendre, c’était insupportable, je devais forcément chercher une solution. Et pour moi créer c’est cela : remettre du mouvement là où il n’y en a plus. Et aménager la vie, ce temps, cette finitude qui nous est impartie, en quelque chose où tout reste possible. Créer c’est un moteur de vie, ça m’habite en permanence, c’est un besoin essentiel de métamorphoser les choses, de les transcender ».
Laurent Pérez : « Qu’est-ce que créer ? C’est une question énorme, qui pourrait prendre des heures. Créer quand on est comédien, metteur en scène je dirais que c’est beaucoup écouter, voir et parler. Mais ce qui me vient immédiatement à l’esprit ensuite c’est qu’au théâtre la création est forcément collective. En ce sens il n’y a pas de créateur pour moi, c’est une entreprise commune. Au théâtre, on est davantage dans un endroit de représentation que de création en réalité : il s’agit de représenter pour la énième fois une chose, de la redonner à voir. Créer c’est re-questionner sans cesse et c’est montrer le monde. »
Créer : seul ou à plusieurs ?
Joël Fesel : « Dans la façon de travailler du Groupe Merci, créer s’est toujours fait en équipe : d’abord il y a un auteur, il y a un autre metteur en scène Solange Oswald, il y a des acteurs, un vidéaste, etc., et des tas de gens autour d’un même projet. Partir d’inquiétudes partagées, les digérer, batailler surtout, en groupe, autour de questions qu’un auteur a déjà avancées, les re-brasser ensemble, c’est quand même le boulot de fond de la création. Créer c’est débattre perpétuellement, souvent de longues heures à la table, sans édulcorer, sans faire consensus. Pour aller chercher ce qu’il y a de plus profond. Et garder intactes les ferveurs, les idées, les pulsions, la chaleur de ce qu’on vit ensemble. Ce travail préalable est long et essentiel : on imagine, on plonge dans la complexité des questions, on les incorpore, mais on ne cherche pas à résoudre. On n’est pas là pour poser des décrets d’application (rires), c’est une démocratie qui ne résout pas, on lève les questions. Puis on amène tout cela au plateau, au public, à la parole publique. C’est une responsabilité. »
Lou Broquin : « Créer cela touche à l’intime et à l’universel. En ce sens, ma position d’artiste je la conçois avec et au milieu des autres. Créer ce n’est pas seulement créer pour moi, c’est créer pour nous. Non que je prétende avoir une vision plus distanciée ou plus intéressante que d’autres, mais quand on est artiste on cherche et on trouve des chemins puis on essaie sans cesse d’en découvrir de nouveaux. Et puis lorsque le projet prend forme, l’auteur, le compositeur, l’éclairagiste, chacun avec ses talents et sa sensibilité, m’amènent à d’autres endroits. J’essaie dans mon travail de m’entourer d’âmes sœurs artistiques et aussi de nouveaux venus. Puis ensuite de partager ces chemins là, mes interrogations et mes tentatives avec les autres, avec la communauté humaine.»
Laurent Pérez : « Le théâtre pour moi c’est quelque chose qu’on fait avec les autres, pour partager, pour être ensemble, pour ne plus être seul. Même si c’est une illusion car la place du metteur en scène peut être parfois très solitaire. Créer c’est tenter la fusion entre l’être et l’existence, entre l’idée et l’acte. Et faire du théâtre c’est essayer d’accorder son existence à son être, cette chose intime, fragile, vulnérable, et trouver un endroit où tout ça a de la valeur. Sur le plateau on ouvre son cœur. L’acteur qui me touche c’est celui qui ouvre son cœur et le laisse battre sur le plateau, pas celui qui fait une performance. Au théâtre on veut du vivant, du vrai vivant, pas du faux semblant ».
Créer : à quel sujet ?
Joël Fesel : « En matière d’auteurs, au Groupe Merci on cherche des inquiets, des gens qui posent vraiment des questions comme le fait Falk Richter qu’on monte pour la deuxième fois avec Je suis Fassbinder après Trust. On veut lever des questions contemporaines enfouies. Pour essayer de comprendre ce que deviennent nos identités. Dans cette dictature du court terme, où nos moindres échanges sont ubérisés, où les individus deviennent auto-entrepreneurs d’eux-mêmes, à la fois victimes et actionnaires de leur propre malheur, dans les dispositifs contrôlés dans lesquels nous évoluons. C’est le propos de cette dernière création qui est un peu la saison 2 de la précédente. Que deviennent le sensible, l’intime, précipités dans ces contrariétés-là ? Où se nichent les nouvelles souffrances dans ce grand lessivage de l’humain par l’humain? Créer c’est peut-être cela, regarder et tenter de voir ce monde, essayer de le percer.»
Lou Broquin : « Je pense que mes créations parlent toujours de l’être intime. Je ne m’attelle pas à des sujets politiques ou alors pas frontalement, plutôt par le biais des tréfonds humains sans connotation négative du terme. Je propose au spectateur et notamment aux plus jeunes de pénétrer le personnage, de rentrer au plus profond de lui, d’être dans sa tête. Je choisis mes sujets d’ordinaire dans les albums jeunesse et c’est la première fois avec Prince le Petit que je m’attaque à un vrai texte de théâtre. Mais ce texte inédit d’Henri Bornstein alterne énormément de narration et de phases dialoguées, j’y retrouve la littérature de jeunesse et en même temps l’art du dialogue propre au théâtre. Et surtout il parle de la résilience, un de mes sujets de prédilection, et de l’acte créatif ».
Laurent Pérez : « On a commencé à travailler récemment en atelier sur le texte de Jean-Luc Lagarce, Du luxe et de l’impuissance, qui contient en germe tous les thèmes qui m’intéressent : ce texte c’est un guide, un phare, je me reconnais dans chaque idée, chaque parole. Lagarce nous dit qu’il ne faut pas hésiter, nous incite à servir le théâtre, pas du tout dans un sens sacrificiel, mais pour l’abnégation, le courage que ça nous donne. Je ne fais pas de théâtre documentaire mais notre époque a besoin d’engagements, d’aspirations à retrouver un idéal et de la grandeur, qui ne soient pas, pour les jeunes notamment, de gagner de l’argent ou de partir faire le djihad. Les sujets que j’aborde au théâtre, comme celui de la violence et de la fatalité dans A nos Atrides !, adapté de L’Orestie d’Eschyle, sont ceux qui tendent à mettre en lumière certains aspects de civilisation. Créer c’est refuser cette société individualiste et identifier les causes qu’on veut embrasser ».
Joël Fesel / Groupe Merci © Luc Jennepin
Laurent Pérez / L’Émetteur Compagnie © Mathieu Hornain
Lou Broquin / Compagnie Créature © Hélène Perry