Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Jeudi 22 novembre, déjeuner à la Brasserie du Stade en compagnie de Jacques Verdier et de Max Guibert. C’est lors de l’un de nos déjeuners au Tire Bouchon, quelques semaines plus tôt, que Jacques avait évoqué Max Guibert. J’avais rebondi : Max était un ami d’enfance de mon père et je le connaissais depuis tout petit, même si cela faisait des années que je n’avais pas revu celui qui fut joueur du Stade avant d’en être l’un des dirigeants et de devenir un célèbre promoteur immobilier. Depuis le Tire Bouchon, Jacques l’appela afin de fixer un futur déjeuner commun. Jacques a été pendant vingt ans directeur de Midi Olympique. Il a écrit plusieurs livres, sur le rugby bien sûr, mais aussi des romans et récemment un beau texte sur les Pyrénées.
À la Brasserie du Stade, heureusement, la conversation ne porte pas que sur le rugby. Mon intérêt pour ce sport, à de rares exceptions, s’est évanoui au milieu des années 80. Me restent, au-delà de quelques campagnes plus récentes du Stade ou de l’équipe de France, des souvenirs jaunis trempant dans l’enfance. Mon XV de France était celui d’un tournoi qui s’appelait alors des cinq nations. Jean-Pierre Rives et sa blondeur éclaboussaient l’écran de télévision, le gabarit de Joinel s’élevant lors des touches m’impressionnait, les carrures et les trognes de Dintrans, de Paparamborde ou de Revallier aussi, mais mon goût me portait plutôt à admirer les chevauchées légères et les feintes des trois-quarts : Sella, Codorniou, Pardo, Lagisquet… Et Serge Blanco bien sûr, qui n’était pas encore une marque de vêtements. Chez nos adversaires, j’appréciais les buteurs comme l’élégant arrière écossais Andy Irvine ou l’ouvreur irlandais Ollie Campbell. Les Anglais avaient de sacrés joueurs dans les lignes arrière avec Rose, Underwood, Carling, Guscott… Le troisième ligne Winterbottom était un peu leur Rives. Toute une époque.
Avec Max et Jacques, nous parlons plutôt littérature. Max a été l’ami intime de Kléber Haedens, a connu Antoine Blondin, ces hussards – que Jacques et moi vénérons – qui aimaient aussi le rugby. Alors que le repas s’achève, Didier Lacroix, ancien joueur et actuel président du Stade, vient saluer Max Guibert et Jacques Verdier. L’aîné prodigue quelques conseils. Sur le parking, nous raccompagnons Max à sa voiture. Il veut me donner un exemplaire du Rouge & Noir, le magazine annuel de l’Amicale des anciens du Stade Toulousain dans lequel une page évoque Kléber Haedens. A quelques dizaines de mètres, un cycliste file à bonne allure puis se dirige vers nous. C’est l’entraîneur du club, Ugo Mola, qui vient saluer Jacques Verdier et Max Guibert. Ce dernier complimente Mola pour le jeu retrouvé du Stade, son recrutement, la classe de Kolbe. Ils échangent encore quelques minutes puis nous nous séparons. Dans la voiture, je confie à Jacques à quel point l’attention et le respect de Lacroix comme de Mola envers leur aîné, dépassant la stricte politesse et les conventions sociales, m’ont frappé. Le rugby a eu beau changer ces dernières décennies, et pas forcément en bien, comme le déplore Jacques, il a préservé tout de même, du moins dans ce club un peu particulier, les valeurs de transmission, d’héritage, d’identité collective. Je n’imagine pas de telles scènes dans les couloirs de l’Olympique de Marseille ou de l’ASSE.
Vendredi 7 décembre, déjeuner au Tire Bouchon avec Eric Neuhoff qui vient présenter le soir son dernier livre, le recueil de nouvelles Les Polaroïds, à la librairie Privat. Il est accompagné de Stefania Zuin, attachée de presse aux éditions du Rocher. J’ai convié Jacques Verdier qui aime les livres de Neuhoff et qui a consacré un article aux Polaroïds dans La Dépêche où il signe chaque dimanche une chronique littéraire. Mon ami vigneron Jean-Christophe Comor, fin lettré et passionné de rugby, est là lui aussi, de passage à Toulouse où il vient livrer ses dernières cuvées ciselées dans ses vignes, non loin de Bandol. Sans surprise, l’ambiance n’offre guère de prise à la mélancolie. Jean-Christophe raconte que notre ami commun Sébastien Lapaque va l’emmener au Brésil d’ici quelques semaines afin qu’il supervise les vinifications d’un ami brésilien de Lapaque, néo-vigneron mais aussi spécialiste dans la production de semence taurine… Jean-Christophe redoute un peu cette équipée de deux ou trois semaines. Les blagues fusent. Attention aux assemblages… Lapaque a encore le projet d’entraîner le pauvre Comor en Macédoine pour qu’il y exerce ses talents. Deux bouteilles de bourgogne blanc et une bouteille de blanc de Jean-Christophe sont tombées, on passe à un rouge du château Musar pour accompagner le chou farci puis Jean-Christophe fait goûter ses rouges.
À dix-sept heures, cap sur Privat. Dans la nouvelle « Retour à Toulouse », publiée en 1979 dans la revue Subjectif, le jeune Neuhoff âgé de 23 ans et pas encore écrivain (il ne publiera son premier roman, Précautions d’usage, qu’en 1982) met en scène un écrivain de retour dans la ville où il a passé une partie de sa jeunesse. Dans la nouvelle, à la librairie Privat, où il dédicace ses livres, une femme gifle le personnage. Rien de tel ce soir-là. Ouf.
Les samedis « Gilets jaunes » se suivent et se ressemblent à Toulouse. De la casse, du vandalisme, des barricades, des véhicules incendiés, du mobilier urbain détruit, des commerces attaqués, de la violence et de la bêtise à front de taureau. Aux nuages blancs des gaz lacrymogènes répondent les nuages noirs des feux de haine.
Les week-ends se suivent et se ressemblent aussi pour le Stade Toulousain qui enchaîne les victoires spectaculaires.
À une heure du matin, dans la nuit du samedi 15 au dimanche 16, je découvre un SMS, envoyé une heure plus tôt par Philippe Lagarde, m’informant du décès de Jacques Verdier.
Le dimanche matin, une pluie dense assomme la ville peinte en gris foncé. Je lis l’article de Jean-Claude Soulery rendant hommage à Jacques dans La Dépêche avant de prendre la rue Alsace. Des centaines de personnes déguisées en père Noël courent dans la rue. Sur les trottoirs, des flaques comme des larmes.
Je reprends le magazine Le Rouge & le Noir et je lis un article de Max Guibert intitulé « Quand je me souviens » : « Le rugby d’avant était, à l’inverse de la vie cette farce tragique qui finit mal, une guerre joyeuse qui finissait bien à l’âge adulte. J’en connais beaucoup qui donneraient cher pour reparcourir leur jardin d’enfant et revivre quelques-uns des dimanches en riant aux éclats, les larmes aux yeux. »
A treize heures, déjeuner chez Isabelle en compagnie d’une dizaine d’amis. J’ouvre un magnum de Jean-Christophe Comor, la cuvée Âme qui vive, l’ultime vin que nous aurons bu ensemble Jacques et moi. L’âme qui vit, toujours et pour toujours. Sur Terre comme au Ciel.
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